LE FILM DE LA SEMAINE – 2 Sœurs de Kim Jee-woon : Splendeurs et misères du cinéma

Posté le 15 novembre 2023 par

À l’occasion de la sortie de son tout nouveau long-métrage Ça tourne à Séoul ! Cobweb, Jokers Films ressort dans la foulée trois de ses long-métrages en 4K : A Bittersweet Life et Foul King et 2 Sœurs sur lequel nous nous penchons. Il faut dire que 2023 est peut-être la grande année pour Kim Jee-woon : tandis que La Cinémathèque française lui a accordé une rétrospective du 2 au 10 novembre 2023, l’éditeur Spectrum Films sort en Blu-Ray le méchamment drôle The Quiet Family.

Su-mi et sa sœur Su-yeon reviennent chez leur père après qu’un drame familial ait eu lieu. D’étranges événements commencent à se manifester, tandis que leur belle-mère, derrière son sourire crispé et son insupportable froideur, semble aussi dérangée que dangereuse…

La place du cinéaste dans le paysage cinématographique actuel est très particulière. Ayant largement contribué à l’essor du cinéma coréen auprès d’un public occidental, notamment avec son cultissime (mais peut-être un peu surestimé) J’ai Rencontré le diable, il est malheureusement aujourd’hui l’un des cinéastes coréens de cette période et de cette envergure à la filmographie et la postérité plus discrètes en France (surtout lorsque l’on compare sa carrière à celle de ses camarades Bong Joon-ho et Park Chan-wook). On ne boude donc pas notre plaisir devant ces ressorties.

Le synopsis et, plus largement la première moitié du récit, a tout du film d’horreur très classique : une grande et somptueuse maison qui semble hantée, une belle-mère terrifiante qui cache son jeu, un père absent qui refuse de voir l’horreur qui se dessine dans sa maison et qui préfère se réfugier dans le déni… Ce classicisme, Kim Jee-woon le revendique presque de manière goguenarde à chaque plan. Une certaine patte hitchcockienne est indéniable : de son écriture énigmatique se voulant toujours en avance sur le spectateur jusqu’à son découpage aussi minutieux que trompeur, sans oublier ses décors somptueux qui semblent tout droit sortis de Sueurs froides. Le film s’inscrit donc, dans un premier temps, dans un héritage classique lorgnant bien plus du côté du film à énigme américain des années 1950 que du film de fantôme contemporain. Pourtant, et c’est bien là l’une des étrangetés marquantes du métrage, le film s’inscrit totalement dans le cinéma horrifique de son époque, en y reprenant même certains codes iconiques de la J-Horror, alors si populaire au début des années 2000. Ce mélange entre le thriller hollywoodien classique à la Hitchcock et le film d’horreur contemporain est assez fascinant : dans cette esthétique bipolaire, l’on passe sans une once d’hésitation de la photographie léchée de décors somptueux à l’apparition fantomatique crasse et aux jump scares putassiers (bien que minoritaires dans l’aspect proprement horrifique du métrage et malgré tout aussi efficaces que malins). Le charme de ce mélange provenant peut-être tant du fait que les deux pendants fonctionnent à la fois séparément (l’aspect hitchcockien du métrage est largement maîtrisé, tout comme l’aspect horrifique est très convaincant) et en symbiose. Ce décalage crée un malaise palpable amenant inévitablement sur un terrain qu’il est complexe d’appréhender d’une manière rationnelle, en cherchant le fin mot de l’histoire, ou bien d’une manière plus sensible, en cherchant le frisson régressif, mais assurément jouissif, du train fantôme.

Cet entre-deux présent dans la forme du film l’est aussi dans sa narration, en se rapprochant très fidèlement de la définition todorovienne du fantastique qui, selon l’essayiste, ne doit jamais verser totalement dans le merveilleux irrationnel, ni dans l’étrange rationalisable. Sans trop en révéler sur le récit qui fonctionne sur le mode du twist, l’aspect purement paranormal de 2 Sœurs en révèle bien plus sur la famille et le comportement des personnages principaux, tandis que l’aspect purement thriller (et donc rationnel) cache en son sein bien plus de mystères qu’il ne les dissipent. C’est ainsi que l’expérience proposée par Kim Jee-woon se révèle être absolument infinie et inépuisable. Contrairement à beaucoup de films à twist, l’intérêt du métrage ne repose pas tellement sur son récit et l’effet de surprise narratif qu’il met en place. Ce retournement de situation intervient d’ailleurs assez tôt dans le film, presque à la moitié, et donne suite à près de 40 minutes pouvant rapidement devenir très cryptiques lors d’un premier visionnage (renforçant par ailleurs le côté horrifique du métrage en transformant ces 40 dernières minutes en un segment d’horreur difficilement compréhensible mais terriblement viscéral). D’autant plus que ce retournement de situation ne rebat pas simplement les cartes pour le visionnage ou même les visionnages à venir. Les cartes sont plutôt constamment rebattues à chaque hypothèse narrative que pourrait se faire le spectateur, quelle que soit sa connaissance du récit lors de son (re)visionnage, jusqu’à atteindre l’incertitude totale entre l’événement possiblement rationnel et l’événement possiblement paranormal. Aussi classique le récit soit-il, aussi classique la narration soit-elle, le film invite donc le spectateur à prendre le pouvoir sur la diégèse et à interpréter activement chacun de ses visionnages, les rendant tous uniques sans pourtant ne jamais donner lieu à une unique solution qui « résoudrait » le film telle une simple devinette. Pourtant, la superficialité est un aspect essentiel du film, au point où l’on pourrait y voir l’une des ses principales limites. Kim Jee-woon étoufferait-il de son propre classicisme en proposant, via son expérience ludique, un spectacle de divertissement au final assez vain ? Ou bien faudrait-il plutôt y voir une limite du cinéma lui-même, mis en scène à travers le mode narratif si particulier de 2 Sœurs ?

Puisqu’il est vrai, l’on pourrait parler très longuement des aspects très superficiels du métrage qui, malgré eux, participent grandement au plaisir du visionnage : les décors sont somptueux, la photographie est magnifique, la mise en scène est ciselée et démiurgique, et notons aussi la superbe B.O. de Lee Byeong-woo oscillant entre des envolées symphoniques enivrantes de mélancolie et des petits morceaux à la guitare tout aussi beaux. Ces éléments ne devraient pourtant pas être les ingrédients indispensables d’un bon film ; ils sont surtout les ingrédients d’une expérience calibrée pour plaire, tel un produit. Et 2 Sœurs est effectivement un merveilleux divertissement horrifique efficace. Mais le cinéaste s’amuse aussi, en tordant légèrement les artifices classiques du cinéma, à mener son spectateur à la baguette avec une radicalité telle que le spectateur se voit dans l’impossibilité d’être un spectateur passif. Il ne reçoit donc jamais simplement des images superficiellement belles afin de l’émerveiller gratuitement, de le brosser dans le sens du poil. Au contraire, Kim Jee-woon balade sa caméra aux limites du cinéma traditionnel en les soulignant, notamment grâce à son dispositif de visionnage faisant de toutes ces fioritures visuelles et sonores à première vue très artificielles des éléments aussi signifiants que mystérieux, rendant dans le même temps cette expérience de spectateur aussi douloureuse que plaisante. Le mystère est par ailleurs le point névralgique du film : en prenant comme horizon la définition todorovienne du fantastique comme moteur de son récit, il ne permet jamais réellement au spectateur de trancher. Et c’est là que l’artifice se révèle aussi superficiel que profond : 2 Sœurs nous amène sur ce terrain vague et flou qu’est le cinéma, et pointe son indistinction essentielle, celle entre le produit artificiel et industriel qu’il est et le produit artistique et humain qu’il voudrait être. Ainsi, les couches de lectures au film sont infinies et il n’y a pas d’expérience type pour profiter du film, que le spectateur cherche un drame familial tordant et émouvant, un film d’horreur viscéral et effrayant, un thriller psychologique machiavélique et jouissif ou bien une profonde réflexion sur le cinéma, il n’aura qu’à s’investir pour être satisfait, puisque Kim Jee-woon, fidèle au fantastique, ne tranche jamais et se contente de rester dans le flou, soulignant au passage l’indistinction inhérente au medium cinématographique traditionnel.

2 Sœurs n’est pas l’unique métrage du cinéaste qui s’amusera à tordre les limites du cinéma classique de divertissement afin de proposer une expérience inédite. L’on peut alors penser à J’ai Rencontré le diable délivrant une terrifiante et ultraviolente abstraction du thriller, ou bien encore au magnifique A Bittersweet life qui propose, quant à lui, un essoufflement total et radical de ce même genre. Comparable à Kubrick qui investissait systématiquement les genres cinématographiques populaires afin de les tordre, il faudrait cependant clarifier quelque chose à propos de Kim Jee-woon. Si l’on pourrait voir dans l’entreprise kubrickienne une certaine manière d’anoblir le cinéma, l’entreprise du réalisateur coréen pourrait être vue comme le négatif de cette opération : il s’agit plutôt de pointer ce qu’il y a d’intrinsèquement impur et d’esthétiquement paradoxal dans le cinéma qui, aujourd’hui, est noble et consacré. C’est pourquoi, bien plus qu’un thriller horrifique se révélant être une chronique familiale douloureuse, 2 Sœurs est avant tout une expérience de spectateur radicale et une profonde exploration du cinéma lui-même.

2 Sœurs est sans conteste le grand film de Kim Jee-woon, réunissant à la fois les aspects les plus radicaux et abstraits de son cinéma tout comme les aspects les plus grand public et consensuels de sa filmographie. La rediffusion du long-métrage dans nos salles obscures est un événement à ne pas rater, que ce soit pour se plonger ou se replonger dans l’émouvant récit de ces deux sœurs, et dans l’étrange expérience qu’est le visionnage du film.

Thibaut Das Neves

2 Sœurs de Kim Jee-Woon. Corée du Sud. 2003. En salles le 15/11/2023