Portrait de Miyazaki Hayao

Posté le 14 octobre 2023 par

Esquisser un portrait par définition non exhaustif d’un tel géant est en soi comme escalader le mont E… Fuji. À cloche-pied. East Asia a toutefois décidé de profiter d’une époque bénie : celle de profiter, de son vivant (et du nôtre), d’une nouvelle œuvre du maître de l’animation mondiale. Cerise sur le gâteau, Le Garçon et le Héron sort très bientôt sur les toiles blanches de l’Hexagone : une occasion parfaite pour revenir sur la carrière du maître.

Miyazaki Hayao : mangaka, réalisateur de films d’animation japonais et cofondateur du studio Ghibli né le 5 janvier 1941. Alors qu’il est quasi inconnu en Occident en dehors des fans de japanime et de manga, la sortie internationale de Princesse Mononoké en 1999 bouleversera pour toujours la planète animation. Une claque mondialement saluée à l’image de Ghost In The Shell en son temps. Ou plutôt, une certaine démocratisation de son univers : un monde unique aussi bucolique que désenchanté désormais célébré partout sur la planète et par tous les âges. Ses films rencontrent aujourd’hui un succès immense partout dans le monde et surtout au Japon où certains ont battu des records d’affluence. De la relation humanité/nature (et notamment face aux dérives technologiques et écologiques) ou l’incompréhensible tendance humaine à se balancer des missiles sur la tronche : plongée dans les méandres d’une psyché visionnaire tout autant que maussade et scarifiée.

D’inspirations aussi diverses que cohérentes, des estampes japonaises en passant par les peintres William Turner ou Claude Monet, l’érudition de Miyazaki ne fait nul doute. Sciences, technologies avant-gardistes ou d’inspirations steampunk, le mangaka est un touche à tout, curieux et insatiable… Peut-être une revanche du destin pour un gamin à la santé fragile pour qui le diagnostic de longévité établi par les médecins ne dépassait pas deux décennies. Loupé. Et nous en sommes les premiers ravis. Revanchard donc, persévérant, Miyazaki l’est à coup sûr : à l’image par exemple de la relative déception commerciale de l’époque face au public du Château de Cagliostro, aujourd’hui vénéré. Évidemment. La traversée du désert surmontée, le rapprochement avec Takahata Isao (le génie derrière le terrible et sublime Le Tombeau des lucioles), collaborateur de longue date, permettra l’avènement de l’un des plus grands studios d’animation de cette planète : le formidable studio Ghibli.

« Pour aider à faire grandir les enfants, il est nécessaire de les confronter aux ténèbres qui, pour les adultes, peuvent paraître essentiellement mauvaises. »

Nouveau projet : comme un bout de chou de 82 ans

De son propre aveu, Miyazaki Hayao se penche avant toute rédaction sur des croquis et peintures pour imaginer une histoire. Il confesse : « Créer : c’est comme lancer un fil de pêche dans son cerveau« . A l’heure du tout digital, ou plutôt numérique, le créateur continue de travailler à l’ancienne (mais assisté depuis deux décennies par ordinateur). Cellulos, 24 images dessinées par seconde, crayonnés, storyboards. L’un des derniers malheureusement, à l’image du fantastique Conte de la princesse Kaguya de… Takahata. Nous y reviendrons. Un travail titanesque qui rappelle une anecdote sur son dernier film sorti à ce jour : Le Vent se lève et ses révérences impressionnistes expliquent qu’un an et trois mois de travail ont été nécessaires pour un plan de 4 secondes. Mythe ou réalité, nul doute que Steamboy d’Otomo et ses 10 ans de développement devraient en convaincre certains. Une minutie, une exigence à nulle autre pareil qui, Oscars, Césars ou Lions d’or plus tard auront cloué le bec aux incultes et ignorants n’ayant jamais posé les yeux (et le cœur) sur l’une de ces planches et qualifiaient alors notre passion commune de japoniaiserie.

C’est donc officiel depuis quelques temps (et après une énième pirouette quant à sa retraite), le nouveau film de Miyazaki arrive bientôt sur nos écrans ! Un budget colossal pour un projet fantasme devenant tout simplement le film le plus cher de toute l’histoire du Japon ! Huit années de développement plus tard, le film a rapporté 430 millions de dollars lors de son premier mois d’exploitation au Japon. Basé sur un roman de 1937 et sans couverture médiatique ou marketing démesurée, le film, eu égard à la réputation de son studio et de son réalisateur, n’a même pas eu besoin de motiver les foules.

L’histoire narre donc le quotidien anglais durant la Seconde Guerre mondiale. Là-bas, le jeune Mahito déménage à la campagne avec son père et sa belle-mère après la perte de sa mère dans un incendie. On sent qu’une fois encore, les cotillons resteront dans le placard… Dans ce nouvel environnement, Mahito fera la « rencontre » d’une mystérieuse tour au pouvoir magique permettant de traverser les mondes. De nouveaux amis, des adversaires à la morale douteuse et un voyage en forme de profession de foi ou comment révéler l’adulte qui sommeille en lui. La recette est connue mais le voyage initiatique fonctionne toujours lorsqu’il est bien exposé, notamment en termes de rebondissements.

Des débuts balbutiants : quand se faire la (petite) main permet de maîtriser tous les pans du film d’animation

Marquée, tout comme ses frères Yutaka, Arata et Shiro, l’enfance de Miyazaki est scarifiée par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Il se réfugiera avec sa famille à Utsunomiya, quittant les bombardements de Tokyo. Ce souvenir terrible influera forcément sur nombre de ses métrages (tout comme l’aviation, les voitures ou la mécanique, intimement liés).

« J’étais un très mauvais étudiant en économie car je consacrais tout mon temps au dessin depuis l’âge de dix-huit ans« .

De retour à Tokyo pour y achever sa scolarité, le génie en herbe est, comme ses camarades, fasciné par l’œuvre de Tezuka ou Le Serpent blanc, premier film d’animation japonais en couleur. Terminant son cursus à l’université de Gakushuin par un mémoire sur l’industrie japonaise, Hayao en réalité n’a jamais oublié son obsession pour la littérature enfantine. Son destin d’animateur en ligne de mire, il entame sa carrière comme intervalliste pour la célèbre Toei. Rapidement repéré pour son talent et une personnalité forte, le metteur en scène monte en grade et devient directeur du syndicat des travailleurs. Ce moment clé aboutira à sa rencontre avec un certain Takahata Isao, tout comme sa future épouse, Ota Akemi, animatrice.

« A l’âge mûr, la femme japonaise demande à l’homme si son travail est plus important qu’elle. Et le Japonais lui répond que, si on lui enlève son travail, il n’est plus rien« .

Sa carrière décolle alors et les projets s’accumulent : Les Voyages de Gulliver dans l’espace en 1965 ou la série Ken, l’enfant loup deux ans plus tôt (et qui faisait concurrence à la célèbre série de Tezuka Productions, Astro-Boy), entre autres. Nous pourrions tout autant évoquer les projets à 4 mains avec sa femme : Le Chat botté et Le Vaisseau fantôme volant en 1969 pour ne citer qu’eux. Certains osent même affirmer que Horus, prince du Soleil attribué à Takahata serait en réalité une co-réalisation avec Miyazaki et Otsuka Yasuo.

En 1970, pour ses grands débuts de mangaka, Miyazaki offre aux yeux du monde Le Peuple du désert. En 70, la production de la série Sally la petite sorcière décidera de son départ de la Toei. S’en suivra une première collaboration avec son binôme légendaire chez A-Pro, après un court passage chez Mushi Production (Les Moomins).

Pas à pas, planches après planches, le style Miyazaki se « dessine ». Personnages enfantins, aventures improbables signifiant le passage à l’âge adulte, personnages aux yeux immenses typiques de l’animation japonaise (pratique pour magnifier les émotions) comme Heidi, Kie ou lors du voyage d’une certaine Chihiro… Nous l’évoquerons au fil de ces lignes mais les schèmes sont là. Adolescents androgynes, l’amour dans toutes ses représentations (celle d’un être rencontré, la nature, la mécanique…) : tout ce qui deviendra grandiose et révéré dans quelques années est ici en sommeil, ou plutôt en phase de réveil.

1971: Le début du grand chelem

Ayant décidé de voler de ses propres ailes (et avant de tenter l’aventure Ghibli) en quittant la Toei, le mangaka rejoint donc Takahata Isao et Kotabo Yoichi chez A-Pro Telecom. S’en suivront ses premiers voyages hors Japon et le projet Nagakutsushita no Pippi. Une découverte plastique de l’Europe notamment qui l’inspirera pour ses métrages. Le premier gros projet est ensuite l’adaptation de Lupin III qu’il réalisera en grande partie. De 73 à 78, le trio débarque chez Zuiyo Pictures, filiale du futur Nippon Animation et cinq années durant œuvrent sur différentes créations d’inspiration occidentale comme Heidi ou Marco. Citons également d’autres projets d’importance relative comme Le Plastron rouge de Suzunosuke (1972), Isamu le jeune garçon des plaines (1973), Les Samouraïs Géants (1974) ou Le Raton-Laveur Rebelle en 1977.

« Nous étions quatre vingt dix intervallistes. Les années soixante, c’est l’époque où la Toei a commencé à produire des séries télévisées. »

1978 sera celle d’une reconnaissance encore plus affirmée avec la création de la série (26 mn & 26 épisodes) Conan, le fils du futur. Cette année sera charnière puisque lors d’une interview sur le film Horus, prince du soleil, le jeune reporteur d’Animage, Suzuki Toshio, deviendra le producteur en chef du studio Ghibli et ami proche de Miyazaki. En 79, Miyazaki quitte Nippon Animation en pleine production de Anne au pignons verts pour rejoindre le studio Tokyo Movie Shinsha (TMS).

Son premier film d’animation, Le Château de Cagliostro, tiré de la série Lupin III, est une vraie réussite artistique. Tout aussi remarquable, et avant de le confier à Mikuriya Kyosuke, Miyazaki scénarise entre 80 et 82 les 6 premiers épisodes de la sublime série Sherlock Holmes. 1982 marque également la publication par Suzuki du chef d’œuvre Nausicaä de la Vallée du vent dans Animage (tout comme Le Voyage de Shuna). L’année suivante, le manga sera même élu comme le préféré des lecteurs ! Le long métrage aujourd’hui acclamé Nausicaä sera le fruit de la collaboration avec le studio Topcraft. Pour ce projet, Miyazaki saluera d’ailleurs un jeune talent alors qu’il recrute de nombreux animateurs : un certain Anno Hideaki, le futur auteur d’Evangelion.

Marqué par le décès de sa mère Yoshiko en juillet 83, l’année de ses 71 ans, Miyazaki réalise le rêve de sa vie sans pouvoir le vivre sous les yeux bienveillants de celle qui l’avait encouragé. Le 11 mars 1984, Nausicaä de la Vallée du vent sort sur les écrans. Un million d’entrées plus tard, la création du studio de leur rêve est désormais possible.

Soyons réalistes, plusieurs ouvrages se penchant sur la vie et l’œuvre du génie existent déjà, avec d’ailleurs différentes visions intéressantes et souvent érudites mais ne résument pas avec exhaustivité la complexité de la psyché d’un cerveau si atypique. Ces quelques lignes ne suffisent donc évidemment pas à rendre hommage à l’un des plus grands créateurs artistiques de ces 50 dernières années mais évoquons, humblement, les débuts du fameux studio pour identifier certaines corrélations à travers ses films charnières et certaines thématiques récurrentes.

« Depuis la sortie de Nausicaä en 1984, puis de Mon Voisin Totoro en 1988, on m’a collé l’étiquette d’écologiste. Or je ne le suis pas du tout. Je gaspille beaucoup de papier, je bois du café !« 

Ghibli ou l’avènement du roi

15 juin 1985. La décision est prise. La qualité prime désormais, coûte que coûte, sur le nombre de métrages et la minutie devient le maître mot pour la sortie de chaque film estampillé de la célèbre créature voisine. En août 1986, Le Château dans le ciel attire près de 800 000 spectateurs dans les salles. Le film est un pur chef-d’œuvre. Deux ans plus tard, le 16 avril 1988 : la planète cinéma n’est pas prête. Elle découvrira, émerveillée, envoûtée tout autant que bouleversée et les yeux humides, les séances communes de deux films figurant parmi les plus célèbres du cinéma d’animation. Tout simplement.

« Avec Mon Voisin Totoro, je voulais décrire la nature japonaise. Elle a été en partie détruite, mais elle existe encore.« 

Mon Voisin Totoro (qui donnera évidemment sa silhouette au logo du studio) et le diamant désenchanté Le Tombeau des lucioles de Takahata bénissent l’année 1986 pour les amoureux de films d’animation. Grâce au soutien financier du second, le premier voit le jour et la relation des deux amis se mue de fraternelle à indivisible. Trois ans plus tard (une année qui voit également l’arrivée au studio de Suzuki Toshio), le bienveillant (mais plus subtil qu’il n’y paraît) Kiki la petite sorcière bat tous les records et dépasse les 2 millions d’entrées et plus de 2 170 millions de yens de chiffre d’affaires. Tout simplement le premier au box office lors de sa première année. Comment faire mieux… Et bien… Il suffira d’attendre le 18 juillet 1992 et la sortie du réjouissant Porco Rosso ! Lui aussi numéro 1 du box office, Porco Rosso dépasse les 3 millions d’entrées !

L’alignement des planètes est parfait puisqu’il s’agit également de l’inauguration du nouveau bâtiment du studio dans la banlieue ouest de Tokyo. Mais cette fois encore, le drame rattrape le créateur… Son père décède l’année suivante.

« L’usine de Porco Rosso n’a rien à voir avec l’usine de mon père, sauf qu’elle est artisanale comme elle, alors qu’aujourd’hui tout est conçu par ordinateur. »

1994 est une année charnière pour Miyazaki. Si en juillet, le plus confidentiel Pompoko de Takahata (rappelant son amour du crayonné et des celluloïds comme avec le bijou Le Conte de la princesse Kaguya) sort en salles, quelques mois plus tôt en mars, Miyazaki achève le 59è chapitre de Nausicaä et ses 12 années de travail. Cette année verra également la mise en production de La Légende d’Ashitaka lors d’une retraite spirituelle de plusieurs semaines sur l’île de Yakushima. Une retraite plus que bénéfique puisque le 12 juillet 1997 explose aux yeux du monde l’un des plus grands films de toute l’histoire du cinéma d’animation : Princesse Mononoké. Il en deviendra même l’un des films les plus vus au Japon avec ses 14 millions d’entrées. Le nom de Miyazaki est désormais connu du monde entier et son statut passe alors au rang de dieu de l’animation (pour la première fois assistée par ordinateur).

Comme une sorte d’achèvement artistique, épuisé mais heureux de la réussite du studio qu’il peut « laisser naviguer en adulte », Miyazaki, conscient des années qui passent, quitte Ghibli pour fonder Butaya. Cette entreprise, bien moins ambitieuse, est située à quelques pas de son ancien bureau ! Il reviendra finalement pile un an plus tard, en janvier 1999, après que la grande faucheuse ait encore fait des siennes avec le triste décès de son successeur désigné au sein du studio, Yoshifumi Kondo (Si tu tends l’oreille). Le retour au studio accouchera de l’inauguration du musée Ghibli de Mitaka et d’un projet pharaonique doté d’une direction artistique éblouissante : le 27 juillet 2001 sort sur les toiles Le Voyage de Chihiro. Désormais, Miyazaki est adoré de deux, voire trois générations de rêveurs… 23 millions d’entrées au Japon plus tard, l’Ours d’or du meilleur film à Berlin puis l’Oscar du meilleur film d’animation empochés, Miyazaki est devenu un géant. Mais ce géant n’a pas oublié ses années de disette ou de luttes syndicales. Il refusera par exemple en 2002 l’invitation aux Academy Awards d’Hollywood pour protester contre l’invasion américaine en Irak. L’académie ne lui en tiendra visiblement pas rigueur puisqu’il recevra un Award honorifique en 2014.

2003 est une année en dents de scie pour le studio à cause d’une « coquille » étrange à appréhender. Le Royaume des chats de Morita Hiroyuki est en effet une relative déception artistique et surtout scénaristique. Pour autant, Le Château ambulant corrige le tir le 20 novembre 2004 grâce à ses 15 millions de spectateurs. Il semble toutefois que Miyazaki ait dit tout ce qu’il avait à dire. Son influence, sa direction, son style et son propos semblent alors s’essouffler. Un Lion d’or d’honneur décerné par la Mostra de Venise en poche, il surprend toutefois en se faisant un pur plaisir régressif avec une production entamée deux années plus tôt : le mignon bien qu’inoffensif Ponyo sur la falaise en juillet 2008. 13 millions de spectateurs prouvent alors que le nom fait toujours rêver et que la volonté explicite de s’adresser aux petits enfants est pertinente.

En juillet 2013, Miyazaki rassure sur son implication, son génie et met tout le monde d’accord (8 millions d’entrées) avec la sortie du magnifique et bouleversant Le Vent se lève. Et si c’était vraiment la fin ? Miyazaki entérine et certifie sa sortie de scène. Cette fois, elle est définitive…

« Les événements du monde, en particulier la guerre entre les Serbes, les Croates et les Bosniaques, et la chute du communisme en Europe de l’Est m’ont empêché de m’en tenir à un divertissement léger. »

Les films charnières

Grâce à ses layouts, des esquisses sublimant le pur dessin en perfectionnant le mouvement et l’atmosphère, Miyazaki a réussi à rendre un hommage digne au théâtre traditionnel japonais et a fait accéder l’animation japonaise au rang incontestable de maîtresse de cette planète. Les films en découlant ne pouvant qu’être salués par son public, nombre de ces réalisations se trouvant aujourd’hui au panthéon du cinéma.

« Les gens satisfaits d’eux-mêmes sont ennuyeux. »

Difficile de faire un choix tant la richesse de chacun d’entre eux méritent à eux seuls des heures de (re)visionnages. Toutefois, en termes d’émotion sans évoquer plus pragmatiquement le succès commercial, public ou une certaine célébration par la presse, Le Château dans le ciel est, pour ce premier exemple, un film souvent sous-estimé par les non-initiés mais remarquable.

Retenue prisonnière par des pirates dans un dirigeable, la jeune Sheeta saute dans le vide en tentant de leur échapper. Elle est sauvée in extremis par Pazu, un jeune pilote d’avion travaillant dans une cité minière. Les pirates leur donnent la chasse. Au terme d’une course-poursuite effrénée, Sheeta se confie à Pazu, lui avouant qu’elle est la descendante des souverains de Laputa, la cité mythique située dans les airs. Elle est par conséquent la seule détentrice du secret de Laputa que le chef des armées, le cruel Muska, cherche à percer.

Plongé dans un univers fantastique proche du steampunk, le film s’inspire de Jonathan Swift et de ses Voyages de Gulliver. Humour (la matrone dure au cœur tendre est inspirée de la propre mère de Miyazaki), action d’une fluidité inattaquable, drame et amour sont ici magnifiés par un duo plus qu’attachant et une aventure épique haletante. Un film parfait pour les quarantenaires qui souhaiteraient faire découvrir la japanimation à leurs enfants, d’un certain âge toutefois car quelques moments provoquent un léger frisson (les créatures mécaniques ou le final par exemple) et exposent aux yeux des générations futures une œuvre mêlée de poésie (les pierres phosphorescentes, Laputa…), d’implication ou de tendresse riches en enseignements.

Impossible également de passer à côté de la plus guerrière des princesses du cinéma : Princesse Mononoké. Durant le Japon du Moyen-Âge (ère Muromachi), la forêt japonaise, jadis protégée par des animaux géants, se dépeuple à cause de l’homme. Un sanglier transformé en démon dévastateur en sort et attaque le village d’Ashitaka, futur chef du clan Emishi. Touché par le sanglier qu’il a tué, celui-ci est forcé de partir à la recherche du dieu Cerf pour lever la malédiction qui lui gangrène le bras.

Incroyablement magnifié par sa musique inoubliable, ce récit unique dans ce Japon médiéval est l’un des plus célèbres du réalisateur, et pour cause. Princesse Mononoké est un pur bijou. Un affrontement décisif entre les hommes et les dieux, des créatures au réalisme et à la véracité saisissants, de grands thèmes de l’humanité traités avec maturité (comme des drames inattendus ou la sublime écriture du personnage que Dame Eboshi) ou une fin parfaite font du récit une œuvre parfaite. Époustouflant de beauté, d’implication émotionnelle et d’actualité eu égard notamment à son message écologique, Princesse Mononoké est à montrer de toute urgence à tous les adolescents de cette planète, tout simplement.

Autre œuvre peut-être injustement sous-estimée par manque d’érudition mais à proposer aux plus jeunes de nos descendants : Kiki la petite sorcière. A l’âge de 13 ans, une future sorcière doit partir faire son apprentissage dans une ville inconnue durant un an. Une expérience que va vivre la jeune et espiègle Kiki aux côtés d’Osono, une gentille boulangère qui lui propose un emploi de livreuse.

Sous ses airs enfantins et innocents, Kiki est, au-delà de ses pouvoirs magiques (la signification du balai qui sert à faire le ménage n’est évidemment pas innocent) un focus sur le passage de la naïveté à la maturité et, peut-être, le film le plus profondément humain du réalisateur. Cette héroïne terriblement attachante se verra confrontée aux problèmes de la vie, du quotidien simple mais pas simpliste (et évidemment fantastique) et provoquera, petit à petit, une prise d’indépendance et de décisions tout en se muant en film dressant un constat responsable et pertinent sur la psychologie et les affres émotionnels d’un âge charnière. Le message est en réalité transparent : vous qui avez arrêté de rêver, laissez-vous convaincre par la magie.

Nausicaä de la Vallée du Vent : sur une Terre ravagée par la folie des hommes durant les sept jours de feu, une poignée d’humains a survécu. Menacée par une forêt toxique qui ne cesse de prendre de l’ampleur, cette poignée de survivants attend le salut de la princesse Nausicaä, capable de communiquer avec tous les êtres vivants.

Le manga était déjà célébré mais l’anime fera accéder Miyazaki à la reconnaissance artistique sur la scène japonaise. De son succès découlera, comme évoqué plus haut, la création du célèbre studio. De ce propos post-apocalyptique érudit dessinant une fresque unique où l’enjeu n’est autre que la réconciliation des hommes avec mère nature, l’on succombe in fine à une histoire pleine de révélations quant à cette forêt toxique et les causes de la destruction d’un monde. Incontournable hommage à Moebius dont l’ombre plane (sic) souvent sur le film, Nausicaä de la Vallée du vent est une œuvre mêlant rétro-futurisme et heroic-fantasy tout en redéfinissant la notion de mouvement dans le manga (qui jusque-là s’enorgueillissait de longs plans fixes) pour accéder à une nouvelle vision du média. Inoubliable.

Pour chacun de ces films charnières et bien qu’ils ne soient pas toujours l’axiome du conte, les personnages féminins sont toujours soit au cœur du récit, soit l’élément déclencheur de ce dernier. Des filles ou femmes fortes, voire téméraires mais complexes car tout autant craintives ou parfois vulnérables qu’elles sont courageuses. Nul doute que ce regard bienveillant porté par Miyazaki démontre une tendresse pour celles qui donnent la vie et/ou un sens à nos vies. San de Princesse Mononoké, Nausicaä du film éponyme, Satsuki et Mei de Mon voisin Totoro (qui évidemment a largement sa place en qualité de film charnière pour Ghibli), Kiki, Chihiro ou encore Sheeta sont tout simplement toutes uniques.

Les thématiques récurrentes du rêveur aux yeux humides

Fils de Miyazaki Katsuji, dirigeant d’une entreprise de fabrication de gouvernails pour les avions de l’armée japonaise, appartenant à son oncle (Miyazaki Airplaines), Miyazaki Hayao développe à l’évidence et dès l’enfance une passion pour l’aviation. L’on songe alors immédiatement à Porco Rosso ou Le Vent se lève mais tout autant aux engins volants comme le planeur de Nausicaä ou les vaisseaux militaires et pirates du Château dans le ciel. Le vent ou l’élément air sont ainsi toujours évoqués dans ses films : du balais volant de Kiki ou à dos de dragon pour Chihiro.

En réalité, toute l’enfance, comme pour nombre d’être humains en somme, préfigure l’exploration sémantique du cinéma de Miyazaki. On songe évidemment aux films Le Vent se lève ou à Mon voisin Totoro quant à la caractérisation de la maladie et de la finitude des être chers. Par exemple, la mère de Miyazaki fut hospitalisée plusieurs années pour une forme grave de tuberculose : le mal de Pott. La guerre, l’aviation qui en découle, la maladie donc mais aussi le déracinement (nous avons évoqué les multiples déménagements pour fuir la guerre avant le retour à Tokyo) ou le défi de l’ingénierie… Il s’emploiera à relever ce défi tout au long de sa carrière et à le mettre en lumière, qu’il s’agisse de l’émancipation de la Toei par sa prise de risques ou par l’érudition scientifique de ses films pourtant oniriques. Tout le paradoxe de la personnalité et des films du maître.

Par peur d’être bridé dans son imagination par son histoire, Miyazaki développe sa narration au fur et à mesure : « Nous ne savons jamais où va aller l’histoire, mais nous continuons à travailler sur le film au fur et à mesure qu’il se développe« . Tout comme il réussira/acceptera à utiliser l’ordinateur à partir de Mononoké pour enrichir l’aspect visuel de ses films, le réalisateur parvient également (suite notamment à certains problèmes de santé inhérents à la surcharge de travail) à déléguer de plus en plus, bien que toujours superviseur quasi tyrannique selon certains dires. Miyazaki apprend, concède et mutualise les avis. Il fait en réalité un parallèle évident avec ce qu’il parvient à réaliser en termes de jumelage d’influences. Nous avons évoqué plus haut ses maîtres ou complices mangakas mais impossible également de ne pas citer Paul Grimaut, Jean Giraud, Lewis Carroll ou Nick Park des studios Aardman.

Des styles et influences multiples donc, toujours hautement qualitatifs afin de mettre en avant ses principales thématiques. L’écologisme, le pacifisme, le féminisme, l’amour ou la famille deviennent alors un subtil château de cartes à construire pour celui qui a décidé de ne pas opposer basiquement son héros à l’antipathique méchant. L’une des particularités du cinéma de Miyazaki est en réalité d’opposer ses thématiques avec leurs antinomies. La nature et l’industrialisation humaine à outrance provoquant une destruction inéluctable et programmée, un monde post-apocalytique qui en découle et une nature qui reprend ses droits ne sont que quelques exemples de ses fins contrariées. L’exemple de Princesse Mononoke et du conflit entre les hommes et les esprits de la forêt est suffisamment évocateur.

Ces évidentes évocations entendues, il est toutefois notable de préciser la part importante de ses critiques consuméristes, anti-capitalistes voire communistes. Miyazaki n’apprécie guère les valeurs de l’ère moderne. Qu’il s’agisse des divers conflits armés (arme nucléaire ou de destruction massive notamment), de la course aveugle au progrès scientifique ou du « confort » : on peut y noter l’influence des racines bouddhistes d’analyse du mal comme l’avidité, la sournoiserie ou l’illusion. Générosité, amour bienveillant ou sagesse surmontent en effet toujours la souffrance. De sa compréhension bienveillante et érudite de ce qu’est le fait d’être une femme, quelles que soient les époques, Miyazaki peint sans aucune dissimilation son amour et son respect de la gente féminine. Ses héros sont des héroïnes et ont toujours un rôle déterminant dans ses films. Pour lui, l’animisme du Japon est en danger tout comme le sont ses enfants. Le seul rempart ? La solidarité, la détermination et la confiance qui finissent alors par permettre aux protagonistes de surmonter les épreuves et, finalement, de profiter à toute la cité. L’humanisme par le chemin de croix.

« J’aime créer l’espace, et celui qui me plaît le plus, c’est l’espace réel. D’où mon style réaliste. Je dis toujours à mon équipe de bien observer la réalité qui les entoure, le climat, les saisons.« 

Un héritage infini

De son enfance marquée par sa fascination pour l’ingénierie, la mécanique, l’aviation en passant par les départs injustes de sa mère ou amis, Miyazaki se servira de ces obsessions et certitudes pour émerveiller et émouvoir la planète entière. Trop rapidement cataloguée voire réduite à de simples fables écologiques, l’œuvre du maître est bien plus complexe. Ainsi, qu’ils s’agissent des débuts de Miyazaki au studio Toei, à l’avènement de Ghibli, ce sont bien les rencontres qui menèrent le mangaka à la consécration après quelques embûches. Révéré pour son processus de création, ses influences qualitatives (littéraires ou dans l’animation), son style ou pour la description de ses héroïnes sublimes et fortes, le créateur est une source infinie de recherches thématiques ou d’interprétation. Guerre, machinerie, bêtise humaine, violence, respect du genre animal mais aussi de nos aïeuls et de leurs enseignements ou des travailleurs besogneux sont ainsi autant de prétextes à études, thèses, schémas sémantiques, ouvrages ou conférences.

Cette œuvre inépuisable a une réinterprétation quasi infinie. Il en serait tout autant pour le second maître sans qui ces films n’auraient peut-être (jamais ?) acquis une telle popularité : le génie Hisaishi Joe, l’alter-ego musical également célébré pour son travail avec Kitano. Un second dossier serait évidemment nécessaire pour esquisser la qualité de son travail et l’impact de ses envolées lyriques sur les spectateurs. Lorsqu’un compositeur sublime la quintessence de l’intellect créatif de son binôme à un tel niveau de maîtrise, cela s’appelle tout simplement du travail d’orfèvre.

On baisse le rideau

Légendes féeriques, fables modernes ou luttes à mort face au destin : les raisons de s’émouvoir du cinéma du maître nippon sont infinies. Nous pourrions discuter des heures de ses héroïnes adolescentes, des choix douloureux à la croisée des chemins, du poids du sacerdoce injuste mais inhérent à ces récits de survie ou du traitement épineux de la notion de responsabilité. Des nuits n’y suffiraient pas. Miyazaki a indiqué que ce dernier film était une façon de dire à son petit-fils : « Grand-père va bientôt passer dans un autre monde, mais il laisse ce film derrière lui. » Alors… Merci grand-père.

« Je formais mes successeurs. mais je n’arrivais pas à lâcher prise. je les dévorais tout crus. Je dévorais leur talent.« 

Never Ending Man : en 2013, Arakawa Kaku a suivi pendant plusieurs années Miyazaki Hayao et son studio Ghibli. C’est un documentaire passionnant que nous ne pouvons que vous conseiller, et d’urgence, malgré une forme très perfectible dont notamment le chapitrage artificiel, le son approximatif ou des prises de vues maladroites. Intimiste, respectueux, émouvant : c’est certes la tendresse et la bienveillance qui transpirent souvent de ce visionnage mais aussi le poids de l’homme face à ses équipes, son intransigeance, son implication ou son exigence. On y voit le quotidien du maître face aux longs plans à réaliser, le studio évidemment ou ses équipes qui, à l’évidence, souffrent face au génie… Tous ces moments sont ressentis avec beaucoup d’intimité et d’empathie tant il est honnête… Oui, Miyazaki n’est qu’un homme. Bougon ou adorable (point visible également dans un autre documentaire, The Kingdom of Dreams and Madness), terrifié par la mort mais qui pourtant rit (jaune et ému) de la grande faucheuse face aux départs successifs de ses collaborateurs… C’est un fait : celui qu’il considérait comme son successeur (son fils Miyazaki Goro n’ayant pas réussi à trouver grâce à ses yeux ou à ceux du public malgré Les Contes de Terremer ou La Colline aux coquelicots), Kondo Yoshifumi, est mort en 1998 d’une rupture d’anévrisme après avoir réalisé Si tu tends l’oreille.

Il est donc important de citer Arakawa Kaku, réalisateur du documentaire Never-Ending Man : « Il n’a trouvé personne digne de lui succéder. Il a pourtant essayé de former lui-même plusieurs successeurs, mais il est difficile pour quelqu’un avec une telle personnalité de s’effacer au profit d’autrui. Le studio Ghibli est une sorte de dictature, dans le sens où Miyazaki est seul à la tête de la société alors que les animateurs et ses collaborateurs n’ont aucune liberté créative. Chaque fois que l’un d’entre eux a essayé de se démarquer et de faire valoir ses droits individuels, il a été obligé de quitter la compagnie » . L’homme est donc probablement à envisager, lui aussi, avec ses démons…

« Des gens meurent alors qu’ils auraient dû partir après moi. Qu’est-ce que je fais ici ?« 

Le film dresse le portait d’un retraité qui ne s’arrête jamais, et pour la première fois, doit faire face à l’appréhension du numérique avec le court-métrage Boro la chenille. Des renoncements aux affres de la création, de la pure détermination (le réalisateur déploie une force de persuasion inarrêtable) à une énergie insoupçonnée (probablement soutirée à ses jeunes collaborateurs), le film se reçoit donc comme un témoignage précieux parsemé de suspens, de drames et qui célèbre finalement tout ce qu’est le cinéma de Miyazaki : la vie.

« Je n’ai pas envie de peindre un monde qui ne m’inspire pas. Je ne peux pas délivrer un message d’espoir en montrant, par exemple, le Tokyo d’aujourd’hui. Ce serait un mensonge. Si vous cherchez l’espoir, il faut aller ailleurs.« 

Jonathan Deladerrière

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