COMING OF AGE 2023 – 1ère séance : Explosion d’images

Posté le 7 octobre 2023 par

Coming of Age, événement célébrant les jeunes cinéastes chinois et directement lié au Festival Allers-Retours, se décline cette année en trois séances composées chacune de cinq court-métrages diffusés simultanément à Paris et Lyon. C’est au Studio des Ursulines que nous avons assisté à cette première salve aussi riche que surprenante.

 

Frontier de Li Ming

Aussi bien film d’ouverture de la soirée que du festival de court-métrages, Frontier est une assez belle mise en bouche quant à la liberté artistique exprimée par tous les cinéastes participant à cette édition 2023. Le film explore l’amitié de deux jeunes garçons, l’un Han l’autre Ouïghour, dans une Chine contemporaine aussi terne qu’effrayante. La force principale du film réside dans sa capacité à se détourner du discursif (sur un sujet qui s’y prête pourtant trop facilement) afin de préférer une approche bien plus phénoménologique, visant donc à nous faire éprouver ce qu’est le quotidien de ces deux jeunes chinois. Une puissance esthétique impressionnante émane du film dans sa capacité à plier les images à son seul et unique objectif : nous faire épouser le point de vue enfantin de ses deux personnages. Pourtant, Li Ming ne se facilite pas la tâche en ayant une approche formelle se rapprochant parfois énormément de ce qu’a pu faire la Nouvelle Vague en son temps (des jumps-cuts aux brisements de 4e mur impromptus) ce qui pourrait donc nous éloigner du sujet de l’image pour n’en retenir que sa forme particulière. Pourtant, cela n’arrive jamais : aussi belle la forme soit-elle, aussi ingénieux soit le montage et le découpage, aussi intéressante soit la mise en scène, jamais ces éléments enjoliveurs ayant la capacité d’embellir tout en mettant potentiellement une certaine distance plastique entre le spectateur et le film n’entravent cette démarche immersive. Mieux, ces éléments nourrissent ce point de vue et créent des images de l’enfance d’une tendresse étourdissante. Cela tient aussi pour beaucoup à la superbe performance des deux enfants. L’on pourrait discuter longuement de Frontier tant il propose une matière filmique foisonnante et inédite, mais l’on pourrait aussi bien résumer l’expérience en un épuisement total de la fiction. Puisque si tout dans la forme du film nous montre qu’il s’agit d’une fiction, tout dans l’expérience de spectateur nous fait oublier ce factice (pourtant ostensible) afin d’épouser le quotidien tantôt effrayant tantôt attendrissant de nos deux personnages principaux.

    

 

Insomnia de Tan Mo

Dans un registre radicalement opposé, cette comédie angoissée (et dans le même mouvement particulièrement angoissante) nous propose un portrait à la première personne de la cinéaste qui n’arrive pas à s’endormir. Si Frontier fait de la fiction une expérience de vécu saisissante de réalisme, Insomnia est lui un documentaire qui, a contrario, nous fait éprouver une expérience totalement surréaliste du réel. Cette image verdâtre issue vraisemblablement d’une caméra infrarouge n’est par ailleurs pas totalement étrangère à ce surréalisme radical : elle apparaît aussi bien ultra réaliste qu’onirique par ce procédé plutôt simple (et donc particulièrement bien trouvé) de mise en scène. Le choix de la réalisatrice pour une narration à la première personne (en caméra portée, comme si elle filmait un VLOG) pointe lui aussi autant vers une image du réel qu’une image à la facticité prononcée. C’est donc dans cet entre-deux impossible entre un réel exacerbé et un factice démesuré que Tan Mo tire tout le potentiel absurde de son film. On y croise une myriade de personnages tous plus énigmatiques les uns des autres, qui, par ailleurs, apparaissent et disparaissent au gré du montage ou de la narration tortueuse du film. Il en est de même pour l’espace-temps du métrage qui semble échapper à toute logique. Dans cette étrange nuit d’insomnie, le temps semble figé et s’écouler bien trop lentement malgré les nombreuses ellipses temporelles, tandis que l’espace se voit distordu au point de permettre à l’héroïne, en un rien de temps, de partir de la Pologne afin de rejoindre ses parents en Chine. Insomnia est une expérience de spectateur très forte qui, sous ses airs de comédie innocente, distord l’image cinématographique afin de proposer au spectateur l’expérience d’un réel hors-norme. Le format court ne fait qu’embellir la démarche, puisque durant ce court instant de vie surréaliste tout semble s’écouler dans une unité temporelle étrangère à notre monde.

 

 

Nights and Days in America de Zhang Louise

Sur une forme bien plus classique, Nights and Days in America file l’apparente thématique de cette soirée sur le rapport entre la Chine et l’étranger avec cette jeune chinoise dans un milieu scolaire américain qui apprend le décès de son grand-père. Le dispositif épouse ici la démarche très simple de la réalisatrice qui nous propose d’assister à un bref instant de la vie de ce personnage. Le film pâtit peut-être de sa position dans cette sélection, étant donné qu’il passe après deux distorsions très intenses de l’image cinématographique tandis que lui s’engage sur une voie un peu plus classique. Son aspect technique très léché détonne donc forcément, mais n’entache en aucun cas la réussite de la jeune réalisatrice. Ce petit court efficace et assez touchant témoigne d’un talent certain visuel derrière la caméra.

 

Sliver Cave de Cai Caibei

Coming of Age (et plus largement l’association Allers-retours) met toujours un point d’honneur à valoriser l’animation chinoise dans sa sélection. Cette sélection met souvent en avant une animation expérimentale très audacieuse et surprenante, et Sliver Cave est probablement l’un des courts d’animation expérimentaux les plus aboutis et surprenants qu’il nous ait été donné de voir, alors même que le niveau était déjà très haut. Le film commence comme une sorte d’expérimentation autour de l’animation sur une matière assez surprenante : l’aluminium. Dans son introduction, Sliver Cave ressemble formellement beaucoup au travail de Norman McLaren, on y voit notamment des formes apparaître et se balader à l’écran sur une musique jazz inséparable de l’image. Mais si le film n’était qu’une redite métallique du travail de McLaren, il ne serait pas à ce point marquant. C’est alors qu’un étrange vide se balade au milieu de l’écran, un vide qui parfois reflète la caméra, mais surtout qui amène une forte touche d’abstraction à cette animation métallique qui tend malgré tout vers le figuratif. Ainsi, le début propose ce mélange assez inédit entre Blinkity Blank de McLaren et Rhythmus 21 de Hans Richter, chacun représentant deux extrêmes du cinéma d’animation expérimental difficilement dépassables dans leur radicalité.

     

Il s’agit donc, dès cette introduction, d’un projet plutôt audacieux pour ce court-métrage, d’autant plus qu’il est techniquement irréprochable dans son animation si particulière et que rien que cela suffirait amplement à justifier l’intérêt du film. Mais ce n’est pourtant qu’après cette introduction, n’étant là que pour montrer au spectateur le dispositif si particulier de Sliver Cave (l’animation métallique à la McLaren et le vide abstractif vertigineux à la Richter), que le court dévoile toute sa puissance esthétique et sa complexité. Tout en nous faisant succomber à la beauté plastique de son objet, la réalisatrice Cai Caibei tord son dispositif dans tous les sens possibles, lui faisant petit à petit gagner en profondeur jusqu’à donner de nouvelles dimensions à son animation d’abord très plane, usant même de la stop-motion transformant les gravures métalliques planes en véritables objets. Cet aspect multidimensionnel dépasse largement le simple passage d’un espace plane à un objet en 3D via la stop-motion, puisque la réalisatrice va jusqu’à retourner l’image et le plan de nombreuses fois pour faire de ce vide abstractif vertigineux un véritable tunnel dans lequel le spectateur plonge mais n’atterrit jamais. Ainsi, Sliver Cave n’a d’expérimental que cette appétence à la création d’une nouvelle image filmique. Loin de simplement essayer, Cai Caibei délivre un résultat concluant avec cette œuvre totalement folle qui dépasse de très loin le simple dispositif expérimental. C’est avant tout une profonde réflexion sur l’image animée, mais aussi sur le spectateur, qui est proposée et non pas une simple possibilité offerte par le cinéma esquissée par la réalisatrice.

 

Sous un même toit de Wang Yu

Venant clore cette séance riche en exploits cinématographiques, la place de Sous un même toit en clôture pouvait s’avérer assez difficile puisqu’il en fallait beaucoup pour rivaliser avec ses prédécesseurs. Pourtant, dès son premier plan, le film se révèle assez sidérant. Son approche ultra réaliste, avec notamment sa caméra fixe auscultant longuement les acteurs jusqu’à épuisement, ne détonne pas avec une certaine construction plastique très discrète mais aussi très belle. Dans ce huis-clos claustrophobe, nous suivons Yuan, jeune femme chinoise vivant à Marseille et voulant retourner dans son pays natal. Cette dernière vit sous le même toit que son frère et les deux travaillent dans le même restaurant. Tout est affaire de discrétion et de subtilité dans Sous un même toit. Plus que les dialogues des personnages, c’est surtout l’imposant décor du film qui leur permet de s’exprimer au mieux. Celui-ci est d’abord visuel : cette habitation, décortiquée par la caméra mais toujours de manière abstraite de sorte que le spectateur n’ait aucun point de repère possible dedans, constitue le nœud esthétique du film. On ne verra que très peu l’extérieur, si ce n’est à de rares (mais marquantes) occasions comme lorsque Yuan étend son linge. Mais le décor est aussi largement construit à travers le son : c’est ainsi que la ville s’exprime dans le lointain, tout comme l’univers de Yuan s’exprime non pas visuellement mais de manière sonore, à travers ses nombreux appels depuis la France vers la Chine. Dans une veine de cinéma ultra réaliste pouvant faire penser à du Tsai Ming-liang mais aussi dans une certaine mesure à du Wang Bing, Sous un même toit propose un tour de force véritablement saisissant et le tout en très peu de temps.

Cette première séance de Coming of Age 2023 est donc une franche réussite. Une fois de plus, le festival propose un panorama du cinéma chinois contemporain à la fois éclectique et talentueux. Du documentaire lorgnant vers la fiction à la fiction ultra réaliste, en passant par le cinéma expérimental et le drame plus classique, ces jeunes réalisateurs réussissent tous l’exploit de donner une petite leçon de cinéma, le tout au format court.

Thibaut Das Neves

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