Depuis quelques années, et grâce au triomphe à l’international de films comme ceux de Saeed Roustayi par exemple, le cinéma iranien ne cesse de se montrer aussi éclectique que passionnant. Qu’il soit question de polars, comme La Loi de Téhéran, de thrillers comme Les Nuits de Mashhad ou bien encore de drames comme Une Disparition, la variété des productions iraniennes n’est plus à démontrer. Et Les Ombres persanes, distribué par Diaphana, est un film qui tombe à point nommé pour explorer le genre à suspens saupoudré de fantastique.
A Téhéran, Farzaneh et son mari Jalal sont un couple en pleine crise. Elle attend un bébé, est fragile psychologiquement et lui ne sait plus trop quoi faire. Un jour alors que Farzaneh rentre à la maison, elle aperçoit son mari monter dans un bus et se rendre dans un immeuble à l’autre bout de la ville. Intriguée, elle demande à son beau-père d’aller vérifier à qui son mari rend visite. Il va alors lui faire part de sa découverte : dans cet appartement vivent Bita et son mari Mohsen, les doubles parfaits de Farzaneh et Jalal.
Le thème du doppelgänger, ou du double parfait, n’est pas à proprement parler nouveau dans le cinéma. Il peut être traité sur un ton léger (Mes Doubles, ma femme et moi), ou beaucoup plus sombre comme dans The Double de Richard Ayoade et Enemy de Denis Villeneuve. Dans la plupart des cas, il met un individu face à la réalité la plus difficile à accepter, à savoir l’existence d’un double parfait de soi, et ce postulat peut laisser place à une quantité incalculable de pistes scénaristiques. En l’occurrence, Les Ombres persanes, s’il a recours à des situations difficilement contournables vu le sujet (le remplacement d’un original par son double pour telle ou telle situation par exemple), parvient à éviter nombres de clichés pour arriver à trouver sa propre identité et délivrer un film parfois vertigineux et passionnant.
Comme bon nombre de ses prédécesseurs, Les Ombres persanes n’essaiera jamais de trouver une quelconque explication à cette situation, que ce soit dans son script, ou de manière plus diégétique via les interrogations de ses personnages. Tout au plus assistera-t-on à un début d’enquête de la part de Farzaneh mais la piste se révèle vite être un cul de sac et ne fera jamais clairement avancer l’affaire. Et ce n’est visiblement pas ce qui intéresse le réalisateur qui va en effet partir sur des chemins beaucoup plus tordus et manipulateurs.
En effet, si les deux couples se ressemblent comme deux gouttes d’eau, les situations personnelle et sociale ne sont pas du tout les mêmes. Farzaneh et Jalal forment un couple aimant mais fragilisé par une grossesse compliquée, une relation dont nous comprenons que la plus forte personnalité se trouve être Farzaneh. A l’opposé, dans le couple formé par Bita et Mohsen, ce dernier est clairement montré comme quelqu’un de sévère, impulsif et violent. Il est d’ailleurs embarqué dans une sale affaire de violence dont on se saura rien si ce n’est qu’il a littéralement démoli un vieil homme qui lui a manqué de respect. Mais ce couple a un enfant, ce qui va rapidement faire la différence, tant il semble particulièrement attentif à ce qui se déroule sous ses yeux.
Sans trop en révéler, et il vaut mieux arriver complètement vierge de toute information concernant le film, ce jeu de miroirs entre deux couples va vite virer au cauchemar car la surprise et la stupeur vont laisser la place à d’autres émotions et rebondissements assez inattendus. Les divers protagonistes vont envier certains aspects de la vie de leurs sosies, rapidement réaliser les avantages qu’offre la possibilité d’avoir une version de soi (ou de l’autre) beaucoup plus libre, et progressivement un jeu de dupes (et de doubles, bien sûr) va se dérouler sous nos yeux. Le film va très intelligemment user de tous les ressorts scénaristiques possibles et imaginables que lui offre le postulat de départ, pour finalement mettre en place un engrenage de faux semblants qui va vite déraper. L’affaire de l’agression de Mohsen est le fil rouge de cet imbroglio, un dangereux numéro d’équilibriste ou le timing et la manipulation doivent être respectés, l’un des personnages ignorant totalement l’existence de son double. Et si parfois quelques rebondissements peuvent sembler prévisibles, la mise en scène de Haghighi arrive à faire complètement lâcher prise au spectateur qui se fera quand même surprendre, jusqu’à une réplique finale aussi jouissive que teintée d’une noirceur assez surprenante.
Le film, quand bien même doté d’un script solide et passionnant, marque aussi beaucoup de points grâce à sa mise en scène et ses comédiens. Pour commencer, devant la caméra, on retrouve Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh. Deux comédiens bien connus des amateurs de cinéma iranien puisqu’ils étaient frère et sœur dans l’immense Leila et ses frères de Saeed Roustayi. Deux comédiens parfaits dans leur double rôle, arrivant même parfois à semer le doute quant à leur identité dans leur façon d’interpréter les deux versions du couple. Derrière la caméra, c’est Mani Haghighi qui se charge de mettre en scène ce jeu de doubles. Un cinéaste dont le nom ne dira pas forcément grand chose au public français, mais les plus cinéphiles se souviendront d’un de ses meilleurs films, Pig (2018). Dans cette comédie hilarante, un réalisateur raté découvre qu’un tueur en série s’en prend aux cinéastes, mais finit par très mal vivre le fait que même le psychopathe ne s’intéresse pas à lui. Si sa mise en scène n’est pas forcément parfaite, Haghighi soigne sa photo (Téhéran est littéralement noyée sous la pluie et en devient fantomatique), travaille ses cadres et fait preuve d’un sens du tempo et du suspens qui s’accorde à la perfection au sujet. On pensera notamment à la scène où les deux femmes se rencontrent et vont rapidement être interrompues par des éléments perturbateurs à qui elles vont avoir beaucoup de mal à cacher leur ressemblance.
En conclusion, si Les Ombres persanes peut, malgré sa mise en scène remarquable, souffrir d’un manque de tension vu le sujet, il n’en demeure pas moins une excellente variation sur le thème du double. Le film de Haghighi est une excellente surprise proposée par le cinéma iranien, qui ne cesse de surprendre par sa diversité et la qualité de ses longs-métrages.
Romain Leclercq.
Les Ombres persanes de Mani Haghighi. Iran. 2022. En salles le 19/07/2023