Au début des années 2000, entre deux longs-métrages, Tsukamoto Shinya se lance dans la réalisation d’un moyen-métrage, Haze, qui marquera une bascule dans sa mise en scène, ou du moins lui permettra d’illustrer de manière novatrice sa fièvre créatrice. Le résultat est assez curieux, déroutant mais loin d’être inintéressant.
Avant de développer plus en profondeur sur le fond et la forme de Haze, il est important de préciser les origines du projet. En 2005, le Festival du film international de Jeonju entreprend de mettre en avant une nouvelle technique de mise en scène, à l’époque innovante, à savoir la caméra numérique. Trois réalisateurs de pays asiatiques sont sélectionnés et pour le Japon, c’est Tsukamoto à qui échu la tache de réaliser un court-métrage (ou du moins un segment) de ce film à sketch. Il s’attelle donc au projet et délivre un court film de 24 minutes, Haze. Grâce à Carlotta, il est possible désormais de voir ce film, mais surtout de le découvrir dans sa version remontée et rallongée pour atteindre 48 minutes. Trois bons quarts d’heure aussi angoissants qu’oppressants dans lesquels Tsukamoto va revenir à ses thèmes de prédilection, aidé d’une nouvelle technologie, le numérique donc, qui va drastiquement le marquer.
Un homme (Tsukamoto Shinya, de retour devant la caméra) se réveille dans l’obscurité. Il est blessé au ventre, et à peine a-t-il le temps de s’en rendre douloureusement compte qu’il réalise qu’il est coincé dans ce qui semble être un espace exigu et labyrinthique, où il peut difficilement se mouvoir sans se blesser. Pourquoi ? Qui l’a déposé ici ? Beaucoup de questions mais un seul objectif, essayer de sortir.
Il faut le préciser d’entrée de jeu, le moyen-métrage de Tsukamoto n’apportera jamais clairement de réponses ni un quelconque début d’explications sur le pourquoi du comment notre homme s’est retrouvé coincé dans son piège de béton. Et clairement, ce n’est pas ce qui intéresse le metteur en scène. Comme il a été déjà maintes fois expliqué, et constaté dans la filmographie du réalisateur, un de ses thèmes de prédilection est l’écrasement, physique et psychologique, de l’humain par la ville et par extension le béton, masse informe asservissant l’homme.
Avec son pitch aussi simple qu’efficace, le réalisateur peut de manière frontale et explicite exprimer sa pensée, et revenir aux sources de sa filmographie où la déshumanisation de l’homme par de la ville était déjà bien prégnante. Le héros est ici paralysé, n’avance plus, perd ses repères, en arrive aux portes de la paranoïa et de la folie dès lors qu’il commence à réfléchir et à chercher comment s’en sortir. Pire encore, le message est on ne peut plus clair et explicitement illustré : s’il veut s’en sortir et trouver une issue, ce sera au prix du sang et de la souffrance. Car oui, il existe bien une issue, mais c’est un chemin de croix truffé d’embûches dangereuses et de restes de corps humains. On ne peut être plus clair ; d’autres ont essayé de s’extraire du piège-prison mais toute tentative semble vouée à l’échec.
Tsukamoto revient, après Vital et A Snake of June, au style plus violent et extrême de ses premiers films, avec son héros supplicié et mis à l’épreuve physiquement : la liberté se paye au prix de la souffrance. Qu’il doive se déplacer à la force de ses dents sur un tuyau (avec un plan hommage à Tetsuo), ou marcher sur des barbelés tranchants comme des rasoirs, rien ne lui sera épargné. En chemin, il fera des rencontres, et on se gardera bien ici d’en dévoiler davantage sur le fin mot de l’histoire. D’ailleurs, concernant le récit, on pourra trouver le script parfois un peu trop opaque et peu compréhensible quant aux tenants et aboutissants de l’histoire, et ce n’est pas la dernière scène et le climax du film qui apporteront une quelconque réponse. Mais si sur le fond le film peut paraître frustrant, c’est sur la forme que Haze se montre passionnant à découvrir.
Jusqu’à présent, Tsukamoyo Shinya tournait en pellicule. Un choix somme toute assez classique, mais qui ne l’empêchait pas pour autant d’expérimenter visuellement avec ce support et de mettre en scène de véritables bombes cinématographiques. Mais avec Haze, Tsukamoto Shinya va avoir une révélation. Il va découvrir une nouvelle technologie beaucoup plus adaptée à ses choix de mise en scène, doublée d’une formidable avancée pratique et logistique. Si la pellicule incluait des contraintes techniques telles que la place prise par la caméra, ou plus simplement le changement de magasin de pellicule, avec le numérique, c’est un tout autre champs de possibilité qui s’offre à Tsukamoto Shinya. Pour l’homme à tout faire qu’il est sur l’ensemble de ses films, le numérique est l’outil dont il rêvait, à toutes les étapes de la production de ses films. D’un point de vue pratique, il peut désormais enchaîner les prises à loisir, supprimer rapidement le superflu et monter directement dans la foulée. Il n’y a qu’à regarder Haze pour constater que Tsukamoto est on ne peut plus à l’aise avec le nouveau support. Petite, pratique, la caméra numérique est beaucoup plus mobile et va permettre au réalisateur d’innover dans la composition de ses plans, collant au plus près du corps de son personnage. La claustrophobie et l’angoisse du prisonnier s’en retrouvent décuplées à l’écran, rendant anxiogène chaque instant du calvaire qu’il traverse. Tsukamoto s’est trouvé l’outil parfait pour sa mise en scène, il ne pouvait rêver meilleure façon de s’exprimer sur un écran.
Si dans la filmographie de Tsukamoto, Haze pourrait apparaître comme une sorte de pause entre deux longs-métrages, ou comme un pur film de commande où il applique ses obsessions non sans talent ni maîtrise, il serait réducteur de le considérer ainsi. Haze est avant tout un moyen-métrage dont la mise en scène angoissante et éprouvante se montre redoutablement efficace, traversé d’image gores et de fulgurances hallucinatoires. Et si sur le fond, il peut s’avérer déroutant dans le déroulement de son intrigue, il reste la preuve que Tsukamoto a parfaitement négocié le virage des années 2000, assimilé les nouvelles technologies et a su parfaitement les utiliser pour développer son univers cinématographique.
Bonus
Entretien avec Tsukamoto Shinya : dans cette vidéo tournée en parallèle du festival de Locarno où il était invité, le réalisateur échange en tout honnêteté et candeur sur sa filmographie et ses thèmes de prédilection. Il revient longuement sur la révélation qu’il a eu lorsqu’il a découvert le numérique, et qu’il se voit difficilement utiliser un autre support pour le reste de sa filmographie. Il revient aussi sur la réception de ses films à l’étranger, entre amusement, curiosité et fascination, à travers notamment l’accueil plutôt tendu réservé à un de ses films en projection publique lors d’un festival.
Making-of : comme c’est devenu une habitude avec les films présents dans ce coffret, un making-of accompagne les divers entretiens. Et si dans la plupart des cas, il ne sont composés que d’une succession d’instants filmés sur le plateau, on ne peut que s’accorder sur un point : avec un budget que l’on devine dérisoire, Tsukamoto Shinya parvient à faire des prouesses. C’est encore plus flagrant ici, et même hallucinant de voir que l’enfer claustrophobique de Haze est en réalité composé de de panneaux en bois repeints dans ce qui s’apparente à un garage plongé dans le noir. La mise en scène de Tsukamoto fait le reste. Passionnant de bout en bout.
Romain Leclercq.
Haze de Tsukamoto Shinya. Japon. 2005. Disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films paru chez Carlotta Films le 17/05/2023.