Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

LE FILM DE LA SEMAINE – Fleur pâle de Shinoda Masahiro

Posté le 31 mai 2023 par

La sortie en salles par Carlotta, en version restaurée 4k, de Fleur pâle de Shinoda Masahiro, « film noir flamboyant de la nouvelle vague japonaise », est un événement. On vous explique pourquoi.

Muraki (Ikebe Ryo) est un yakuza tout juste sorti de prison. Dans une maison de jeu clandestine, il est attiré par une mystérieuse jeune femme prénommée Saeko (Kaga Mariko). Bien que Saeko perde beaucoup, elle demande à Muraki de lui trouver une table où elle puisse parier encore plus gros. Les deux personnages nouent une intense relation réciproque et destructrice.

.

Le goût de l’abîme, du sang et de la mort

.

A-t-on vu une ouverture de film aussi maîtrisée et signifiante que celle de Fleur pâle ? Chaque plan, chaque phrase prononcée par le « héros narrateur », servent de toile de fond à l’histoire en même temps qu’ils annoncent le drame à venir. Tout est dit. Cette ouverture est déjà la conclusion du film. La vie est un éternel recommencement mais dans cette boucle invariable on trouve quelques singularités, quelques frissons nouveaux et remarquables. Une conception qui rejoint la poétique baudelairienne de la modernité et du beau, composé « d’un élément éternel, invariable » et « d’un élément relatif, circonstanciel ». Fleur pâle s’inscrit dans son époque : le Japon d’après-guerre, son boom économique et ses mutations culturelles, vécus par un yakuza de l’ancien monde, dépassé et incrédule. De l’aveu de Shinoda, Les Fleurs du mal et, d’une manière plus générale, les conceptions esthétiques de Baudelaire sont une influence majeure de ce film. Des Fleurs du mal, Fleur pâle a retenu le goût de l’abîme, du sang et de la mort. Et sa propension à inscrire les mœurs et tendances (fugaces et passagères) des années 1960 dans un Japon censément immuable. C’est forcément détonnant.

Le film s’ouvre par un plan d’une sculpture d’Asakura Fumio installée dans la gare d’Ueno à Tokyo : « la statue des ailes ». Sculptée dans le style de Rodin, elle symbolise la volonté humaine de s’élever au-dessus des nuées. Salut, liberté et transcendance. Las, cette statue trône justement parmi les foules de la gare qui s’activent entre deux trains. Suivent plusieurs plans de cette foule, dans la gare, dans un train, dans les rues. Ça grouille d’activités humaines. Le boom économique du Japon défait d’après 1945. La voix off du narrateur, Muraki, annonce la couleur : « Pourquoi vivons-nous comme des sardines en boîte ? Les hommes… drôles d’animaux ! » On pense à cette phrase de Céline dans Voyage au bout de la nuit : « comprimés comme des ordures qu’on est dans la caisse en fer, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand c’est l’été. » Muraki poursuit sa réflexion sur le genre humain : « à quoi pensent-ils ? On dirait des morts vivants. Ils font semblant de vivre. Pourquoi est-ce si grave d’en tuer, rien qu’un seul ? » On pense à Camus et à L’Étranger. L’homme absurde.

Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

L’action se poursuit dans une salle de jeu clandestine où une dizaine de personnes se rongent les sangs sur leurs paris. C’est cérémoniel, c’est religieux. Drôles d’apôtres mis en Cène et accrochés aux psalmodies du croupier au nom du Dieu Argent. Union de cols blancs et de yakuzas. Aux liasses de billets répondent les hanafuda, ces cartes de jeu arborant des dessins Art Nouveau de fleurs – évidemment luxuriantes et vénéneuses. Parmi les apôtres, une autre fleur, celle du film : Saeko. La « passante » baudelairienne de cette histoire : une jeune de fille de son époque (Kaga Mariko est le visage féminin du Japon des années 60). Un plan plus large de cette Cène, filmé à travers l’armature d’une porte coulissante : prison symbolique – ou déjà vécue et à venir. La bande sonore : l’œuvre de Takahashi Yuji et Takemitsu Toru, influencés par le compositeur Iannis Xenakis et sa musique stochastique inspirée des mathématiques. Une musique nouvelle qui se veut rationnelle et universelle, en rupture avec les élans romantiques. La musique d’un nouveau monde (anxiogène).

En cinq minutes, Shinoda en dit plus qu’un livre d’histoire sur le Japon de l’après-guerre mais aussi sur l’évolution des courants esthétiques et philosophiques depuis le milieu du XIXème siècle et un certain état du cinéma des années 1960. Par ses références et sa mise en scène, il crée un syncrétisme puissant entre la modernité théorisée par Baudelaire et la contemporanéité mi-existentialiste mi-nihiliste post-1945. Ce qui est esquissé dans ces cinq minutes sera illustré dans la suite du film à travers la relation tumultueuse, troublante et troublée entre le yakuza largué Muraki et la pauvre petite fille riche Saeko.

.

La banque est trop petite

.

Distribué en 1964, Fleur pâle est le neuvième long métrage de Shinoda, tourné juste après Les Larmes sur la crinière du lion. Dans ce dernier, et d’après un scénario de Terayama Shuji, Shinoda met en scène un Japonais pauvre, ancien soldat en Nouvelle-Guinée, payé pour taper sur d’autres Japonais pauvres, et ce pour le compte d’une bourgeoisie japonaise téléguidée par une puissance étrangère. Un héros désespéré, émule de Raskolnikov, dans un Japon en perte d’identité et sous domination étasunienne après la débâcle de 1945. Ce Japon « occupé » et en pleine reconstruction économique et culturelle sera le théâtre de nombreux films des années 60, chez Oshima, Yoshida et Wakamatsu. Dans Masculin / Féminin, Godard définit la jeunesse française comme les enfants de Marx et la bombe atomique. Remplacez Marx par Coca-Cola et vous avez la définition littérale de la jeunesse japonaise en ce début des années 60 (Marx se substituera progressivement à la boisson gazeuse et sucrée au cours de la décennie).

Fleur pâle est l’adaptation d’un roman d’Ishihara Shintaro, le Françoise Sagan nippon qui a popularisé le concept de « Tribu du soleil », la jeunesse japonaise élevée au consumérisme et au capitalisme dans un Japon en reconstruction accélérée (et sous tutelle étrangère) depuis la débâcle et les ruines de 1945. Une jeunesse incarnée ici par Saeko, fille de bonne famille qui répond à l’absurdité de sa vie en brûlant la bougie non par les deux bouts mais directement au chalumeau par le milieu. Live fast, die young. État d’esprit du « tout, tout de suite » et du désespoir de trouver l’excitation dans l’excès et le danger : le jeu, la vitesse, la came, le meurtre. Fort à propos, l’amour est absent car il est altruiste. Or Saeko ne se baigne que dans les eaux glacées du calcul égoïste. Quand le chemin du capitalisme et de la consommation sans limite croise celui du nihilisme et de l’autodestruction. Carrefour du temps présent. Saeko le dit justement à Muraki : pour elle, la banque des salles de jeu locales est trop petite. Il lui en faut toujours plus pour avoir le sentiment d’exister.

Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

Muraki, incarnation de la vieille conscience nippone, se retrouve fasciné et effrayé par cette jeunesse brûlante dont les codes ont aussi contaminé la pègre. Les clans sont maintenant dominés par des spéculateurs qui se plient aux impératifs de l’époque et à la globalisation des marchés financiers. D’où la logique boursière de fusions/acquisitions et de concentration des clans locaux pour fonder des holdings du crime. Holdings détenues par des bosses qui miment, avec ridicule, les capitalistes occidentaux, comme dans cette scène hilarante où deux croûtons véreux, dans un intérieur peu japonais, s’essaient à un dîner à l’occidentale sous l’œil rieur d’une reproduction de la Joconde. Ce simulacre de respectabilité n’en cache pas moins un nihilisme forcené et une fuite en avant dans la violence, y compris chez les jeunes loups yakuzas dont un énigmatique héroïnomane qui joue volontiers des couteaux et des aiguilles sans respect pour ses aînés. Une vision extrême de l’évolution de la pègre d’après 1945 qui sera magnifiée plus tard par Fukasaku Kinji dans Combats sans codes d’honneur, jusqu’au nihilisme chimiquement pur de Cimetière de la morale (où l’héroïne joue un grand rôle).

Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

Fleur pâle est donc ce film hybride où il est question de ce Japon post-1945 contaminé et intégré dans un mouvement de mondialisation qui détruit et transcende les spécificités nationales. D’où ces références aux arts du XIXème siècle (Baudelaire, Rodin, l’Art Nouveau), aux conceptions existentialistes et absurdes (Camus) et aux nouvelles tendances (la musique inspirée de Xenakis). Dans ce monde hybride, les personnages sont autant d’automates qui répondent à des partitions archétypales avec les figures du voyou, de la femme fatale et du capitaine d’industrie véreux. Shinoda réussit la parfaite symbiose entre un monde « chaud » développé par le romantisme européen (l’individu supposé libre dans un monde ouvert à toutes les possibilités) et un monde « froid » et scientifique développé par la technique où l’humain est écrasé sous le poids des structures et des machines dans un environnement lisse, clinique et aseptisé. Cette opposition entre ces deux mondes, « chaud » et « froid », sera mise en scène quelques années plus tard par Yoshida Kiju dans Eros + Massacre et, surtout, Purgatoire Eroïca, avec ses personnages écrasés par leur environnement (physique et mental) et radicalement excentrés dans tous les plans.

Fleur pâle est le croisement de ce romantisme finissant et vénéneux, broyé par les logiques et structures du monde contemporain. Muraki y agit comme un Des Esseintes prisonnier dans un univers mental brutaliste qui ne dit pas son nom.

Marc L’Helgoualc’h

Fleur pâle de Shinoda Masahiro. Japon. 1964. En salles le 31/05/2023.

Imprimer


Laissez un commentaire


*