Badlands met en lumière la filmographie méconnue du cinéaste japonais Kawashima Yuzo, et plus particulièrement les trois films de sa collaboration avec la star Wakao Ayako. On évoque aujourd’hui le premier film du corpus, Les Femmes naissent deux fois, beau portrait de femme et vision de la geisha dans le Japon du boom économique.
Modeste geisha de Tokyo, sans aucune autre compétence particulière que celle de satisfaire les désirs des hommes, la jeune et belle Koen n’est pas épanouie. Libre d’esprit, Koen va s’émanciper de sa condition de favorite pour devenir une femme indépendante. Pourtant, Koen croise différents hommes prêts à lui offrir une vie rêvée. Mais que souhaite réellement Koen pour son avenir ?
Les Femmes naissent deux fois est en tout point une véritable œuvre de transition dans le cinéma japonais. C’est le cas tout d’abord à travers son réalisateur Kawashima Yuzo, encore méconnu en Occident mais figure majeure pour les cinéphiles japonais. Auteur de plus de 50 films entre ses débuts en 1944 et sa mort précoce en 1963, Kawashima constitue un véritable pont entre le cinéma classique japonais et sa bascule dans la modernité à l’orée des années 60. Kawashima navigue entre les différents grands studios (Shochiku, Daiei…), s’essaie à différents genres et ne cache pas son admiration pour l’œuvre d’Ozu Yasujiro dont il fut l’assistant. D’un autre côté, il est un modèle pour certains des grands cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise dont Imamura Shohei qui fut son assistant et rédigea le livret d’une des premières grandes rétrospectives consacrées à Kawashima en Europe au début des années 90.
Cette bascule dans la modernité concerne également l’actrice Wakao Ayako dont la collaboration avec Kawashima Yuzo est une vraie transition des rôles de jeunes filles ingénues ou victimes incarnées chez Ozu (Herbes flottantes, 1959) ou Mizoguchi (Les Musiciens de Gion, 1953, La Rue de la honte, 1956) vers ceux torturés, romanesques et passionnés qu’elle trouvera chez son mentor Masumura Yasuzo dans des classiques comme Passion (1964), Tatouage (1966), La Femme de Seisaku (1965) ou L’Ange rouge (1966). Masumura avait débuté sa collaboration avec Wakao Ayako à la fin des années 50 mais la voyait davantage en incarnation de la jeune Japonaise moderne dans un film comme Jeune fille sous le ciel bleu (1957), typique du courant des « saisons du soleil », et ce sont ses prestations chez Kawashima (Les Femmes naissent deux fois donc, mais également Le Temple des oies sauvage, 1962, et La Bête élégante, 1962) qui l’inciteront à l’employer dans un registre plus sombre et complexe.
Cette jonction entre les époques est représentée par le sujet même du film et sa figure de la geisha. Celle-ci trouve dans son interprétation contemporaine une forme de prestige rattaché à une imagerie classique et raffinée d’un Japon traditionnel. On en oublierait presque que l’élégance, la formation artistique et le prestige de certaines n’avaient pour finalité que la prostitution et la soumission aux plaisirs des hommes. Le film se déroule au début des années 60 alors que les maisons closes sont désormais interdites (bascule observée justement dans La Rue de la honte) et que le supposé « prestige » de la geisha est dévoyé pour retrouver la clandestinité de la prostitution classique. C’est dans ce monde qu’évolue Koen (Wakao Ayako), geisha officiant dans un restaurant dont elle accompagne les clients prestigieux dans les chambres avoisinantes selon un flou moral tacite. Un dialogue au début du film se moque d’ailleurs de l’aura noble et classique associée aux geishas en se moquant de Koen et ses collègues ne maîtrisant pas ou mal les arts traditionnels. Notre héroïne navigue ainsi, pendant comme en dehors de ses heures de travail, d’hommes en hommes, de protecteurs qui s’assurent son corps et sa compagnie selon un échange de bon procédé. Ayant perdu ses parents dans les bombardements aériens durant la guerre, c’est le seul rapport aux hommes que semble connaître Koen qui a dû s’y employer pour survivre. Le récit ne la place ainsi jamais en victime et la rend longtemps opaque dans ses motivations, courtisée comme courtisant les différents hommes traversant son quotidien.
C’est à travers les modèles masculins profitant de ses charmes que se dessine la personnalité de Koen. Flattée par les attentions d’hommes mûrs, libidineux et haut placés socialement, elle poursuit volontairement de ses assiduités un modeste cuisinier, un jeune étudiant. On y devine là certes un simple plaisir narcissique de la séduction, mais aussi une volonté de s’ancrer dans une certaine normalité avec ses conquêtes plus modestes. Elle va d’ailleurs entretenir une sorte de romance chaste et implicite avec un étudiant symbolisant toute l’existence conventionnelle à laquelle elle aspire sans se l’avouer. Leur échange a d’ailleurs lieu dans le cadre d’un temple dont l’aura traditionnelle et sacrée s’inscrit en contrepoint du statut de Koen. Naviguant entre les espaces et/ou tenues typiquement japonais et occidentaux, la finalité est toujours la même pour Koen qu’elle soit hôtesse de bar ou geisha, subsister au bon vouloir des hommes grâce à ses charmes.
Kawashima est d’ailleurs loin de se montrer manichéen dans la description de ces rapports. Lorsque l’un de ses riches protecteurs l’incite à cultiver des talents propres à la sortir de ce métier, c’est bien Koen qui risque de tout perdre pour le simple plaisir d’une aventure éphémère. Et c’est paradoxalement cet homme cherchant à ouvrir ses horizons qui fait preuve d’une jalousie maladive qui lui rappellera la précarité de sa situation. Kawashima filme avec élégance un Japon contemporain du boom économique où tout n’est qu’hédonisme, entre ceux qui le vivent et ceux qui le subissent. Les compositions de plan obéissent souvent à un leitmotiv refusant à Wakao Ayako d’occuper trop longtemps l’image seule. Chaque espace est destiné à la voir rejoindre ou être rejointe par un homme ; quand ce n’est pas l’image, c’est la narration et les évènements qui lui interdisent de s’appartenir un seul instant. Elle est conditionnée à s’affairer et réfléchir en fonction des hommes ; toutes ses perspectives tournent autour de la générosité d’un ancien, actuel ou futur amant.
Pourtant les expériences finissent par forger une conscience d’elle-même chez Koen qui ne peut se résoudre à retourner à son ancienne vie dans la dernière partie. L’illusion d’idéal de romance classique dont elle rêvait est balayé dans un cruel rebondissement final qui l’incite à se remettre en question. Le plan fixe final, le cadre dans le cadre la laisse enfin pensive et seule maîtresse d’un avenir incertain, mais indépendant. Wakao Ayako est étincelante de bout en bout, enjôleuse ou mélancolique, osant répliques (« Pas trop difficile de se prendre en main ? » lance-t-elle à une assemblée d’hommes se morfondant de la fermeture des maisons closes) et situations scabreuses (la séquence où elle aide son sugar daddy hospitalisé à uriner) qui la détache de la bienséance classique de ses devancières.
Bonus
Une présentation du film (25 min) par le journaliste Stéphane du Mesnildot qui revient notamment sur la place de la geisha dans le contexte socio-historique japonais ainsi que sa représentation au cinéma. Une réflexion qui aide à comprendre les problématiques rattachées au personnage de Wakao Ayako dans ce cadre du début des années 60, et l’occasion d’analyser tous les motifs thématiques et esthétiques conduisant son parcours au sein de l’intrigue. Un module très intéressant qui prolonge les analyses entamées par Stéphane du Mesnildot dans son ouvrage consacré à Abe Sada.
Kawashima, les débuts : Un module (22 min) retraçant les premiers pas de Kawashima Yuzo, explorant différents éléments biographiques et son parcours au sein des studios. On découvre la place majeure du cinéaste dans la cinéphilie japonaise, son influence et certains éléments spécifiques de son œuvre dans le fond et la forme. Un module passionnant et aux intervenants volubiles comme Christophe Gans, Clément Rauger ou Bastian Meiresonne.
Justin Kwedi
Les Femmes naissent deux fois de Kawashima Yuzo. 1961. Japon. Disponible en combo DVD/Blu-Ray le 03/03/2023 chez Badlands.
Le 10/08/23 par Stephen Sarrazin