L’édition 2023 du Black Movie nous permet de découvrir le drame social Aloners, premier long-métrage de la cinéaste Hong Sung-eun. Produit en 2021, une partie des sujets qu’il brasse fait étonnamment écho à Next Sohee, le second film de July Jung, une autre cinéaste coréenne, également projeté au Black Movie et bientôt sur nos écrans.
Ji-na est employée dans un centre d’appel d’une société gérant des cartes de crédit. Efficace et méthodique, elle esquive toute autre forme d’interaction sociale. Elle ne parle qu’au minimum à ses collègues, mange seule le midi, et retourne le soir dans son petit appartement, en s’endormant devant la télévision. Ce quotidien choisi et en marge risque de changer lorsqu’on demande à Ji-na de former à son travail une nouvelle jeune employée.
Aloners est une œuvre tout à fait habile. Bien que ne durant pas plus d’1h30, elle pose les bases de son univers – celui de l’environnement de Ji-na, parfaitement circonscrit à des éléments simples –, provoque un chamboulement par l’arrivée de sa jeune collègue et déploie son idée, aussi bien sur le plan visuel que narratif, de la meilleure manière. Plus qu’une simple remise en question de la façon de vivre de Ji-na, qui apitoierait beaucoup de monde, le lien qui unit les deux personnages sert de moteur à une idée : le monde va mal, le monde capitaliste coréen est infernal, il instaure une distance insurmontable entre les gens et il les déshumanise. Pas d’implacables données économiques à la Margin Call, pas de portraits larmoyants à la Ken Loach, pas d’effets de suspense à Money Monster. Juste deux femmes, quelques autres personnages venant épaissir le background de Ji-na, et cette sensation que le bonheur n’est plus, et semble-t-il, ne sera jamais plus. Et c’est à la réalisatrice, une fois de nous avoir fait ressentir ce sentiment inquiétant, d’amorcer une sortie vers des ondes plus positives.
La séquence pivot reste l’appel au centre de cet homme, persuadé d’avoir créé une machine à remonter le temps et ayant besoin d’une carte de crédit compatible pour son voyage vers 2002. Ce à quoi l’apprentie, déjà en phase d’abandon face à la dureté de son travail et l’incommunicabilité générale, lui demande « pourquoi 2002 ? ». Une question étonnante et qui n’a pas lieu d’être dans un lieu où l’efficacité commerciale prime sur toute autre considération. Et le client de répondre par un magnifique souvenir de Coupe du monde, qui bien que pas si lointaine, ressemble à un monde bien meilleur et plus chaleureux. Par cet acte, tout change, discrètement, minutieusement, dans la façon de penser de Ji-na. Nous spectateurs, comprenons alors que le modèle de vie de Ji-na n’est qu’une gigantesque carapace face aux innombrables agressions morales et psychologiques extérieures. Une cheffe qui parle cru comme tout manager d’un milieu professionnel en tension, le décès de sa mère qui faisait office d’infirmière d’un père volage et joueur, ou des clients ultra-pressurisants sont autant d’éléments de la vie extérieure qui ont fait que Ji-na ne croyait pas en une vie plus colorée.
La force de la mise en scène de la réalisatrice Hong est d’avoir su faire croire au désespoir de ce monde avant de nous dire que de simples mots, un geste d’attention à un être en détresse, peut déclencher chez une personne particulièrement introvertie un phénomène d’ouverture, et même d’opposition au système – toute mesure gardée. Car ce n’est pas tant la nature intrinsèque de Ji-na, qu’il ne faudrait pas forcer, que la froideur du monde, qui a poussé Ji-na à se fermer ainsi. L’autre belle séquence du film est l’appel final de Ji-na à sa stagiaire. Encore une fois, avec des mots simples, en parcimonie, l’émotion provoquée est grande.
Aloners et Next Sohee sont deux variations de cette même vision du capitalisme coréen, dont la violence n’est pas différente des autres formes de capitalisme. Alors que Next Sohee choisit une dimension dramatique plus importante, et qui induit une réponse politique de la même mesure dans son intention, Aloners préfère brosser le portrait doux des êtres malheureux d’un monde désincarné, et leur offre la possibilité de s’unir pour panser les blessures et aller de l’avant.
Maxime Bauer.
Aloners de Hong Sung-eun. 2021. Corée du Sud. Projeté au Black Movie 2023.