EN SALLES – Suzhou River de Lou Ye

Posté le 29 décembre 2022 par

En 2000, un réalisateur de la sixième génération du cinéma chinois allait laisser son empreinte avec un film d’une beauté et d’un onirisme singuliers ; il s’agit de Lou Ye et de son Suzhou River. Cette œuvre, ayant contribué à passionner les spectateurs du monde entier pour le cinéma de Chine continentale, et qui révéla l’incontournable actrice Zhou Xun, ressort en salles dans une magnifique version restaurée.

Mardar est coursier. Alors qu’il est chargé d’emmener Moudan hors de son domicile avec sa mobylette lorsque le père de Moudan fréquente sa maîtresse, les deux jeunes gens commencent à tomber amoureux. Mais la vie à Shanghai est difficile, et Mardar, avec la complicité d’un couple, enlève Moudan et demande rançon. Blessée, Moudan se jette dans la rivière Suzhou. De retour à Shanghai après avoir fait de la prison, Mardar rencontre Meimei, le sosie intégral de Moudan…

Dans Suzhou River, Lou Ye associe brillamment un regard sans concession et sans d’espoir sur la condition du peuple chinois vivant en mégalopole avec un onirisme absolu. Il s’agit d’un film qui rompt avec une certaine routine dans le cinéma chinois art et essai depuis les années 1980. Avec Terre jaune en 1984, Chen Kaige inaugure le cinéma de la cinquième génération et fait renaître un cinéma chinois continental moribond. Lui et ses comparses Zhang Yimou (avec Le Sorgho rouge en 1988), Tian Zhuangzhuang (Le Voleur de chevaux) ou Huang Jianxin (L’Affaire du canon noir) vont rénover la cinématographie du pays. En jouant régulièrement avec la censure, avec parfois à la clé des années d’interdiction de tournage, ils montrent les mutations sociologiques chinoises, non sans aspect critique – jusqu’à un certain point. À ce titre, le cinéma de la sixième génération creuse le même sillon. Son principal représentant, Jia Zhang-ke, démarre sa carrière avec Xiao Wu, l’histoire d’un petit brigand des rues et son impossible bonheur dans une ville chinoise aride et sablonneuse.

Là où Lou Ye innove avec Suzhou River, son second long-métrage, c’est qu’il acte cet impossible bonheur et le transcende par la poésie. Même les plus beaux films et les plus connus de Zhang Yimou d’un point de vue plastique dans les années 1990 n’échappent pas au couperet du réel, et c’est ce qui rend leur propos aussi terrassant. Lorsque les personnages masculins de Suzhou River rencontrent les femmes interprétées par Zhou Xun, ils oublient leur morne quotidien pour vivre une rêverie, tantôt teintée d’un désir qui anesthésie leur malheur, tantôt versant dans la nostalgie et les regrets, selon les aléas de leur intrigue respective. De par son étalonnage, le film semble naviguer en permanence entre le crépuscule et la nuit, la lumière étant soit matérialisée par des néons dans un décor nocturne, soit, le jour, par une teinte ocre d’une fin d’après-midi. Il existe un sentiment de finalité dans ce long-métrage, les personnages ne semblant vivre qu’une fin de journée éternelle, renforçant l’aspect irréel de l’œuvre.

Malgré la portée largement onirique du film, il demeure une ambiguïté tout à fait surprenante et habile. Le narrateur, un vidéaste qui prend part à l’intrigue comme quatrième personnage principal, et qui existe à travers les yeux de sa caméra, déclare au tout début du film « si vous me payez, je filme ce que vous voulez, mais il ne faudra pas vous plaindre si vous n’êtes pas satisfaits du résultat : la caméra de ment jamais« . Alors que l’œuvre de Lou Ye est une fiction traversée par la rêverie, elle débute par une assertion propre aux cinéastes engagés, à l’approche documentaire : la caméra est un témoin qui filme et montre la réalité et les problèmes sociaux. Certes, il a souvent été dit que le cinéma n’était que mensonge (Hitchcock), mais c’est un mensonge pour parvenir à un point de vue, donc une vérité (« le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde« , Godard). Par cette phrase et la construction de son film, Lou Ye signifie que les cinéastes chinois vivent dans un éternel entre-deux, recherchant comme tous les cinéastes du monde entier à faire de la politique et dénoncer les injustices qu’ils voient au quotidien, mais ne pouvant finalement le faire qu’indirectement, par une fiction totale, où la réalité s’évanouit au profit de métaphores fantaisistes et fantastiques.

Zhou Xun campe deux personnages féminins, un effet que l’on rapproche volontiers du Vertigo d’Hitchcock. Ce thème de la femme évanescente et multiple se retrouve dans d’autres films chinois, tels que Un Grand voyage vers la nuit. Plus qu’Hitchcock peut-être, il faut regarder dans la littérature chinoise contemporaine pour en retrouver l’origine. Dans le roman Feu et Glace, paru dans les années 1980, de Wang Shuo, l’auteur du roman à l’origine de In the Heat of the Sun réalisé par Jiang Wen, l’intrigue se découpe en deux parties distinctes, le même homme tombant amoureux d’abord d’une femme qu’il va conduire malgré lui au suicide, et tombant à nouveau amoureux dans la deuxième partie d’une autre femme, les deux actes se répondant parfaitement et recherchant à établir un parallèle entre ces deux relations. In the Heat of the Sun lui-même prend le parti de dire l’intrigue par le regard d’un homme et de sa mémoire embrumée, laissant ainsi apparaître la femme qu’il aime comme avec une aura indéfinie et multiple. Ce que l’on peut dire de ces œuvres de fiction chinoises, dont Suzhou River fait partie, c’est que l’onirisme sert à la fois de support à une esthétique, mais aussi à brouiller le message et les pistes – pour cacher la politique, voire directement dire qu’on ne peut que cacher la politique. Lou Ye prouvera par la suite, avec Une Jeunesse chinoise et Nuits d’ivresse printanière, qu’il est un cinéaste à l’engagement acharné.

Maxime Bauer.

Suzhou River de Lou Ye. Chine-Allemagne-France. 2000. En salles en version restaurée 4k le 28/12/2022.

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