Sélectionné au Festival de Cannes en 2020 et sorti en salles en deux volets en mai dernier, Suis-moi, je te suis / Fuis-moi, je te suis de Fukada Koji est disponible en DVD et Blu-Ray chez Arte Editions. Retour sur ce diptyque amoureux labyrinthique où les cœurs et les âmes sont bien difficiles à toucher. Texte par Marc L’Helgoualc’h ; Bonus par Elvire Rémand.
Tsuji, salaryman modèle, vit sa vie sans véritable passion. À ses journées de travail suivent ses sorties nocturnes alternées avec ses deux collègues de bureau, l’expérimentée Naoko et la délurée Minako. Une nuit, il rencontre Ukiyo, à qui il sauve la vie sur un passage à niveau. Malgré les mises en garde de son entourage, il est attiré par cette jeune femme perdue, fragile mais mystérieuse.
Du manga au cinéma en passant par la télévision
Un mot sur l’origine du film s’impose. De 2000 à 2003, le mangaka Hoshisato Mochiru publie sa série Hinki no shirushi qui plaît immédiatement à Fukada Koji, alors aspirant réalisateur. En 2016, après le succès de Harmonium (Prix du jury de la section Un certain Regard au Festival de Cannes), Fukada reprend l’idée d’adapter le manga. Le chaîne de télévision Nagoya TV va accepter de produire une adaptation en 10 épisodes de 25 minutes. Face au succès de la série, l’idée germe d’en faire un montage spécifique pour le cinéma, qui sera donc sélectionné au (non) Festival de Cannes de 2020, édition fantôme et sacrifiée sur l’autel de la pandémie. C’est donc 2 ans plus tard que le public français peut donc voir le film… distribué en deux parties d’environ 2 heures. La première partie est donc Suis-moi, je te fuis et la seconde Fuis-moi, je te suis. Mais il s’agit bien d’un seul film.
Il est intéressant de constater les liens ténus entre la télévision et le cinéma, y compris au Japon où le format sériel permet à des réalisateurs de mener à bien leurs projets… et de tout de même les sortir sur grand écran. C’était le cas de Kurosawa Kiyoshi en 2012 avec la série de cinq épisodes Shokuzai remontée sous la forme de 2 longs-métrages. Même processus pour Sono Sion en 2017, avec Tokyo Vampire Hotel, sa série de 10 épisodes remontée en un film (avec, pour le coup, de très nombreuses coupes dans la version cinéma). En 2019, c’est l’inverse : son film Forest of Love produit par Netflix est décliné quelques mois plus tard en 7 épisodes (avec 135 minutes de contenus additionnels). Idem pour son chef d’œuvre Love Exposure, initialement sorti en 2008, qui s’est vu offrir en 2017 une version TV de 10 épisodes de 30 minutes (pour une durée totale de 5h30… au lieu des 4h du montage cinéma). Le montage du film vers la format série TV est également arrivé à Iwai Shunji pour A Bride for Rip Van Winkle, œuvre de 3 heures remontée en mini-série de 6 épisodes pour 1h30 de contenus additionnels.
Il peut donc y avoir une sacrée différence entre des versions « série TV » et « cinéma » pour une même œuvre. Comme pour Shokuzai de Kurosawa, ce n’est pas vraiment le cas de Suis-moi je te suis / Fuis-moi je te suis : si des scènes de la série n’apparaissent pas dans le film, le montage est assez similaire.
Émancipation
Passons maintenant au propos du film. Ce qui frappe d’entrée le spectateur est l’aspect trouble, voire sombre des personnages. Ils ne sont jamais ce qu’ils sont en apparence. L’ouverture du film, assez remarquable, nous présente Tsuji comme un salaryman modèle, propre sur lui, bien intégré dans la société japonaise, consciencieux dans son travail et allègre avec ses collègues. On comprend dix minutes plus tard que tout cela n’est qu’une façade et qu’il mène une double, et bientôt une triple vie amoureuse, avec des degrés divers de dissimulations et de mensonges. C’est un être indécis qui refuse d’être lui-même. Mais sait-il vraiment qui il est ?
Jusqu’à l’apparition d’Ukiyo qui va troubler sa léthargie réconfortante, Tsuji est un être creux sans véritable supplément d’humanité ni raison de vivre. Un corps mécanique rempli d’organes et de tuyaux. Ce robot effectue les tâches qui lui sont affectées : manger, travailler, dormir, payer son loyer, baiser. Soit avec Naoko, figure de la femme sérieuse qui n’attend qu’à fonder un foyer, soit avec Minako, jeune fille délurée qui rêve du prince charmant. Ukiyo est la femme mystérieuse qui va réussir, bien malgré elle, à modifier les circuits imprimés du robot Tsugi. Sa conception de la vie et de l’amour en sera irrémédiablement changée, pour le meilleur et pour le pire.
Pendant près de 4 heures, Fukada filme un jeu malsain d’attrape-moi si tu peux entre Tsugi et Ukiyo, femme désaxée au passé trouble. En cela, le titre français du film est bien vu. Ce jeu entraînera le salaryman Tsugi dans des territoires inconnus, notamment ceux d’un yakuza proche des réseaux de prostitution. Plus Tsugi volera au secours d’Ukiyo, plus celle-ci paraîtra fragile et incapable de se relever. Aux côtés de ce duo tragique qui pourra faire pester le spectateur (le même qui rageait sur le couple Ross / Rachel dans Friends), des personnages secondaires enrichissent l’intrigue, notamment Naoko, collègue et amante de longue date de Tsuji, Minako, collègue et amante plus récréative de Tsuji, Wakita, un yakuza qui jouera à plusieurs reprises le rôle de chaperon maléfique et pervers, et Daisuke, homme d’affaires aussi lisse que torturé et au passé tragique lié à Ukiyo.
En toile de fond de cette histoire d’amour, Fukada pose un regard critique sur le Japon contemporain très patriarcal où les femmes seraient les jouets des hommes. On le voit dans l’entreprise de Tsugi où les femmes ne sont pas récompensées de leur travail, notamment Naoko. C’est bien sûr Ukiyo la principale victime : personne ne la comprend et tout le monde souhaite prendre le dessus sur elle : la domestiquer, la vendre, l’exploiter ou la rabaisser. Même Tsugi n’est pas exempt de tout reproche au début de sa relation avec elle.
Dans le dossier de presse du film, Fukada précise : « Je voulais montrer qu’une femme qui mène un homme par le bout du nez est un prisme très masculin : quand un homme fait la même chose à une femme, lui en revanche a le beau rôle, celui du « playboy ». Avec le personnage d’Ukiyo, j’ai voulu voir ce qui se passait si une héroïne de comédie romantique stéréotypée apparaissait dans le monde réel. Le choc avec la réalité permet à Ukiyo de finalement devenir l’antithèse de la femme fatale. Elle est obligée de s’en excuser constamment auprès des hommes qui aimeraient la figer dans cette figure, répétant : « Je suis désolée ». Jusqu’au bout, elle doit s’épuiser pour des hommes qui ne cherchent jamais autant à la comprendre qu’elle ne les a compris, se montrant même bienveillante avec leur lâcheté, leur désir, leur souffrance et leur ignorance. »
Avec Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis, Fukada continue d’ausculter la société japonaise contemporaine, cette fois-ci à travers le prisme spécifique de l’émancipation des femmes dans une séquence post #MeToo.
BONUS
Entretien avec le réalisateur (9min) : Fukada revient sur la genèse du film, qui est une adaptation d’un manga qu’il a lu en 2000, à l’âge de 20 ans. Il a été séduit par la vision des femmes, plus proche de la réalité. Le cinéaste parle également du choix des actrices pour interpréter Ukiyo et Naoko et de leurs personnages, qui sont aux antipodes.
Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis de Fukada Koji. Japon.2020. En DVD et Blu-Ray chez Arte Editions le 06/09/2022