Au mois d’août 2022, un film vient d’obtenir le prix Fipresci au Festival de Locarno : il s’agit de Stone Turtle du réalisateur malaisien Woo Ming-jin. Ce dernier est un artisan emblématique du cinéma art et essai de Malaisie. À l’orée des années 2010, il se découvre un nouveau collaborateur de 23 ans, avec qui il va fonder la société Greenlight Pictures et qui deviendra un cinéaste prolifique : Edmund Yeo. Monteur et producteur de Stone Turtle, Edmund Yeo est également l’auteur de nombreux courts-métrages et de quatre longs-métrages, dont le remarqué Moonlight Shadow avec Komatsu Nana, sorti en 2021 sur les écrans nippons. Un pied en Malaisie, un autre au Japon, l’œuvre d’Edmund Yeo s’avère, à moins de 40 ans, déjà féconde, et concernée par des questions aussi bien politiques que plastiques. Suite à la diffusion d’une partie de son travail sur Mubi en 2021, nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui.
Une jeunesse baignée dans la (pop-)culture
Edmund Yeo est né en 1984 à Singapour, mais vit sa jeunesse dans le pays de ses origines, la Malaisie. Son père est critique de cinéma et producteur de musique. Sa mère est une chanteuse populaire. Ses deux parents, membres de la communauté chinoise de Malaisie, lui donnent le goût de la culture ; il baigne dans le visionnage de films en support vidéo et dans la littérature. Étant donné la forte censure qui s’abat sur les œuvres malaisiennes, le cinéma de ce pays est essentiellement commercial. Edmund Yeo grandit avec le cinéma hollywoodien. Mais c’est un film japonais, découvert à l’âge de 14 ans, qui lui donnera l’attrait du Japon : Love Letter d’Iwai Shunji. Déjà adepte des jeux vidéo, des mangas et des animés, Edmund Yeo découvre le cinéma japonais et remonte aux classiques.
Il part faire ses études de commerce à Perth en Australie. Durant cette période, il découvre le cinéma art et essai mondial, et notamment la Nouvelle Vague française. Le jour, il étudie le business, la nuit, il tourne des films amateurs « à la Johnnie To » avec un ami. Une fois diplômé, il reste une année pour changer de cap et obtenir des connaissances techniques en matière de cinéma dans un cursus spécialisé. Cinéaste sera son métier.
Il revient en Malaisie et lors d’un premier travail en tant qu’assistant réalisateur pour la télévision, il rencontre Woo Ming-jin, qui déjà bouscule le cinéma art et essai de Malaisie. L’entente est immédiate et ils deviennent des collaborateurs sur le long terme, l’un produisant les films de l’autre. Edmund Yeo sort son premier court-métrage, Chicken Rice Mystery, en 2008. Le budget serré se fait sentir, mais l’humour tendre témoigne de la sensibilité embryonnaire d’un metteur en scène en devenir.
Exploration des possibilités
De 2008 à 2013, Edmund Yeo tourne plusieurs courts-métrages. Il entreprend également un nouveau cursus estudiantin, au Japon cette fois, avec l’appui de Woo Ming-jin qui le recommande. Il signe parmi ses meilleurs courts là-bas, que ce soit le sophistiqué Kingyo, qui déploie une relation entre deux personnes à travers une narration en split screen, ou le terrassant Last Fragment of Winter, tourné pour partie en Malaisie. Last Fragment of Winter est déjà l’un de ses travaux les plus personnels : le gigantesque décor enneigé d’Hokkaido est une citation de l’œuvre à la source de ses motivations, Love Letter d’Iwai. En lui-même, ce métrage évoque la mort et l’amour, amoureux et filial, simplement et bellement. Le travail sur le son et les sens font franchir une étape au metteur en scène d’alors 28 ans. Parallèlement, il accompagne Woo Ming-jin et contribue à faire éclore un nouveau cinéma malaisien d’art et essai.
« Woo Ming-jin est comme mon mentor. Au milieu des années 2000, de nombreux réalisateurs malaisiens indépendants sont apparus dans les festivals et j’étais à l’époque en Australie. Woo Ming-jin en faisait partie. Quand je suis revenu d’Australie, mon premier travail dans le cinéma a été assistant-réalisateur pour un téléfilm. Et j’ai rencontré par ce biais Woo Ming-jin. Nous nous sommes très bien entendus. Je suis venu l’aider alors qu’il était relativement seul dans la production de ses films. Je devais rester un an en Malaisie et ensuite partir refaire un master. J’avais besoin d’une lettre de recommandation et il l’a écrite pour moi. On a beaucoup travaillé ensemble, notamment à la TV. Woo Ming-jin est très discipliné, j’ai appris ça de lui. Mes premières expériences en festivals consistait à représenter Ming-jin comme producteur. Je suis son partenaire créatif en fin de compte, et j’ai appris à faire des films en l’aidant. »
Il produit et monte, bien avant Stone Turtle, deux magnifiques longs-métrages : Woman in Fire, Looking for Water (2009) et le sombre Tiger Factory (2010). Ces films se déroulent respectivement dans les milieux de la paysannerie et de la grande pauvreté malaisienne. Le second montre d’ailleurs la volonté de son héroïne d’émigrer vers le Japon, et pour autant, rappelle ces films chinois continentaux portraiturant une misère sociale et des relations malsaines. Edmund Yeo représente Woo Ming-jin dans les festivals du monde entier, lorsque celui-ci ne peut pas se déplacer. The Tiger Factory sera même projeté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. Après ces collaborations, Edmund Yeo se révèlera moins présent sur les œuvres de Woo Ming-jin, car il entreprend de réaliser ses propres longs-métrages.
Les longs-métrages, ou l’aboutissement
En 2014, Edmund Yeo accouche de son premier long-métrage, River of Exploding Durians, qui raconte l’engagement politique d’une professeure cherchant à faire échouer un projet de construction de centrale nucléaire, et qui s’adonnera à la violence pour y parvenir. Plus proche du film contemplatif, voire expérimental – les séquences de théâtres au lycée sont étonnantes et inspirées de Jacques Rivette – que du thriller, les sursauts de violence empêchent l’œuvre de connaître une sortie en Malaisie, comme prévu par Edmund Yeo. La censure malaisienne n’autorise effet pas de montrer un représentant de l’Etat sous un jour noir. Le réalisateur a dû se résoudre à caster une actrice taïwanaise, Zhu Zhi-ying, pour le rôle principal, car les possibilités de bannissement des ondes étaient trop grandes pour les actrices de Malaisie. Des dires d’Edmund Yeo, Zhu Zhi-ying a joué le rôle de mentor pour les jeunes acteurs et actrices à qui elle donna la réplique, si bien que le style littéraire et libératoire d’Edmund Yeo s’affirme : donner une latitude à ses collaborateurs permet de faire grandir le projet.
Une fois le film terminé et ayant connu une vie festivalière, Edmund Yeo tourne la page et passe au projet suivant. Inspiré des tristes faits divers liés aux migrants Rohingyas en Asie du Sud-Est, Aqerat (ou We, the Dead) sort en 2017. Dans ce film, les Rohingyas sont des silhouettes qui confrontent les personnages à leur propre humanité, ou à leur déficit, leurs manquements. Edmund Yeo, bien que passionné du Japon et installé là-bas, se sent concerné par les enjeux politiques de son pays. Ses deux premiers films, Durians et Aqerat, témoignent de cette volonté viscérale de parler de la Malaisie d’aujourd’hui. De son propre aveu, observer son pays de loin lui a apporté un regard tout à fait neuf.
En 2020, ses obsessions s’affirment, en même temps que ses moyens augmentent. Malu est une coproduction malaisienne-japonaise, et constitue probablement son chef-d’œuvre à ce jour. Une femme recherche sa sœur, qui a émigré de Malaisie au Japon et qui y mène des activités mystérieuses. Trois immenses stars japonaises sont de la partie : Mizuhara Kiko et Nagase Masatoshi au casting, et Hosono Haruomi à la composition de la bande-originale. Véritable exercice sur les sens, Malu est d’une beauté suprême, qui allie la contemplation à un réel travail de background sur ses personnages.
En état de grâce, Edmund Yeo enchaîne avec son premier film 100% japonais en 2021 : Moonlight Shadow. Adaptation d’un roman l’ayant marqué durant ses études, contant les retrouvailles fantastiques d’une jeune fille avec son amoureux décédé, Moonlight Shadow achève de faire d’Edmund Yeo un réalisateur de films art et essai incontournable en Asie, capable de mobiliser des moyens de production de divers pays, des stars talentueuses et un sens aigu de la mise en scène et de la sophistication.
Un travail sur les sens
En à peine 15 ans, Edmund Yeo est déjà l’auteur d’une très belle filmographie que l’on peut s’amuser à voir, revoir et décortiquer. Son goût pour la contemplation et la littérature transparaît dans chacune de ses images, y compris ses travaux les plus originaux (à l’instar de sa participation dans le moyen-métrage d’horreur 3 Doors of Horror).
« Plusieurs de mes réalisateurs préférés ont des visuels et des sons très forts. 2001, Le Parrain, Star Wars, Casablanca m’ont transporté dans d’autres temps et d’autres univers. J’ai voulu reproduire ces effets quand que je suis devenu réalisateur. C’est pour ça que j’aime le cinéma, tout comme la littérature, qui provoque la même chose. »
Parmi les collaborateurs importants d’Edmund Yeo, on peut citer Wong Woan Foong, son amie d’enfance, qui compose la musique de plusieurs de ses films et courts-métrages. Son intervention contribue grandement à l’aspect délicat de ses films, avec des notes légères mais qui atteignent le cœur.
« J’aime donner de l’espace à mes compositeurs, à mes acteurs aussi. J’agis dans un processus de découverte. Wong Woan Foong est mon amie d’enfance. Elle vit aux Etats-Unis, et pendant les 10 ans où on a travaillé ensemble, on s’est parlé à distance, on ne s’est jamais rencontré. Malu a été un peu différent, ce fut une nouvelle collaboration. Haruomi Hosono a une idée extrêmement claire de ce qu’il veut faire. Au début, j’étais un peu impressionné. Au final on est venu chacun avec des options et on a évolué dans le dialogue. »
Toutes les influences d’Edmund Yeo convergent vers ce poids des sensations dans les images, aussi bien visuelles que sonores. Les quelques notes douces de Last Fragment of Winter en sont presque l’élément le plus important du court-métrage, comme reflétant la légèreté du manteau de neige et la profondeur de la nostalgie. Dans Malu, le procédé est réitéré à son paroxysme, s’embellissant dans l’écriture sophistiquée de l’intrigue, qui laisse planer le mystère dans un premier temps pour se dévoiler peu à peu. Moonlight Shadow se veut plus simple, plus doux, mais tout autant sensitif, notamment dans la scène de retrouvailles.
Le cinéma est politique
« La Malaisie a une très grosse politique de censure. Nous ne pouvons pas représenter de fonctionnaires sous un mauvais jour. On peut être interdit de distribution sur le territoire, mais j’ai quand même voulu faire le film pour les festivals internationaux. Même si pour cela, le risque est faible, les actrices malaisiennes que j’ai approchées craignaient d’être bannies. L’année de sortie du film, une comique avait parodié notre Premier ministre, et depuis, elle a été interdite de télévision. »
Très tôt, Edmund Yeo ne cherche pas à conquérir les écrans malaisiens, mais préfère développer les scénarios qui l’intéressent. Cela passe par un sens de la passion qui ne s’inscrit pas dans les critères de la censure. Le personnage de la professeure de River of Exploding Durians n’est pas seulement violent, elle a un rapport intense et déchirant à son environnement. Même, un rapport contradictoire, car au début du film, elle indique expressément à ses élèves de ne pas avoir recours à la force, pour changer de cap, non pas face aux murs qui se dressent à elle, mais à la colère. On retrouve cette description à vif des émotions humaines dans la relation filiale toxique de Love Suicides (qui contraste fort, il faut le dire, avec la tendresse dont fait preuve Edmund Yeo pour ses parents, qu’il remercie aux crédits de chacun de ses films). De même, le réalisateur s’est permis d’évoquer des sujets tabous dans la société malaisienne. Outre la relation lesbienne sous-entendue dans Malu, Edmund Yeo évoque déjà un amour entre femmes dans le court Afternoon River, Evening Sky, alors que la Malaisie est l’un des pays qui censure le plus les sujets liés à l’homosexualité dans le milieu audiovisuel.
Un cinéaste du monde
Cette ouverture d’esprit que possède Edmund Yeo va de pair avec sa volonté de faire voyager ses films. Présent dans de nombreux festivals à travers le monde depuis les années 2010, parfaitement anglophone et partageant ses voyages sur les réseaux sociaux avec un engouement perceptible, Edmund Yeo est un réalisateur du monde.
« Ma relation avec le Japon est profonde. Les gens me demandent souvent si le Japon est ma deuxième maison. La question ne serait-elle pas plutôt : est-ce que la Malaisie est ma deuxième maison ? J’ai été un grand temps absent de la Malaisie, à partir de l’âge de 20 ans. Le Japon compte autant pour moi que la Malaisie. A l’avenir, j’aimerais faire plus d’œuvres se déroulant au Japon pour refléter cet attachement profond. D’une manière générale, j’ai toujours été très international. J’admire Assayas et Ang Lee qui ont su transcender les frontières. Je crois dans les histoires qui abolissent les frontières, qui parlent à tout le monde, peu importe le pays. »
Tsai Ming-liang, dont on a tendance à oublier qu’il n’est pas taïwanais mais malaisien, disait que dans sa jeunesse, on pouvait aller au cinéma voir au choix des films malais, chinois, indiens ou hollywoodiens. Dans le jeune âge d’Edmund Yeo, l’offre cinématographique en Malaisie avait déjà changé. Sa qualité de cinéma commercial pour le public local l’empêche de parvenir dans nos salles, y compris en France, pays pourtant réputé pour son ouverture aux autres nations dans les salles obscures. Le cinéma d’Edmund Yeo, et par la même occasion de Woo Ming-jin, apparaît comme une opportunité à saisir. Dense, portée sur l’esthétique et l’image, dotée de scénarios passionnants et de fulgurances expérimentales, la filmographie d’Edmund Yeo s’imbrique dans ce cinéma art et essai que l’on peut voir dans les festivals internationaux, mais sa qualité générale devrait le mener à rencontrer un public large encore.
Filmographie
En lien, les films mis en ligne sur Youtube par Edmund Yeo ou Greenlight Pictures
Courts-métrages
- Chicken Rice Mystery (2008)
- Fleeting Images (2008)
- Love Suicides (2009)
- Kingyo (2009)
- The White Flower (2010)
- Afternoon River, Evening Sky (2010)
- NOW (2010)
- Inhalation (2010)
- Exhalation (2010)
- Last Fragments of Winter (2011)
- 3 Doors of Horror (2013, 2e segment)
Longs-métrages
- River of Exploding Durians (2014)
- Yasmin-san (2017, documentaire)
- Aqérat (We, The Dead) (2017)
- Malu (2020)
- Moonlight Shadow (2021)[7]
Producteur des films de Woo Ming-jin
- The Elephant and the Sea (2007)
- Woman On Fire, Looks For Water (2009)
- The Tiger Factory (2010)
- The Second Life of Thieves (2014)
- Stone Turtle (2022)
Propos recueillis le 19/12/2021 par Maxime Bauer, traduits en direct anglais-français par Claire Lalaut.
Remerciements à Edmund Yeo.