Après les longs-métrages d’Asghar Farhadi et l’électrochoc cinématographique provoqué par l’immense La Loi de Téhéran, les cinéphiles curieux et intéressés par le cinéma iranien peuvent dès à présent, grâce à L’atelier d’images, découvrir le film Marché noir, récipiendaire du prix du Jury au Festival du Film Policier de Reims en 2021.
Sorti l’année dernière lors de la reprise des cinémas en France, La Loi de Téhéran avait mis tout le monde d’accord, la critique comme le public ayant unanimement chanté les louanges d’un polar sec, nerveux, doublé d’une portrait peu flatteur d’un pays malade, corrompu et livré au crime, crime profitant aussi bien aux criminels qu’à ceux qui le combattent. Mais dans le sillage du film de Saeed Roustayi, un autre film iranien était sorti dans les salles obscures françaises : Marché noir. Fatalement, il fut facile de comparer les deux longs-métrages, ceux ci n’ayant que pour seuls points communs que de se passer en Iran et de traiter d’un trafic on ne peut plus illégal (la drogue pour l’un, les dollars pour l’autre). Et s’il faut reconnaître que du point de vue de la mise en scène, La Loi de Téhéran fait preuve d’une maîtrise plus affirmée et arrive à se poser comme un polar ultra tendu, Marché noir n’a absolument rien à lui envier, et possède également de sérieux atouts dans sa manche et s’avère tout aussi impressionnant, sans avoir à être trop démonstratif.
Loin des gros bonnets de la drogues en Iran et des policiers un peu limites sur l’application de la loi, le film d’Abbas Amini s’intéresse à un jeune homme lambda, Amir, qui revient en Iran après avoir passé deux ans en prison en France. Il retrouve son père, gardien dans un abattoir, qui un soir, va lui demander un service qui va le secouer : dans une chambre froide, son père a trouvé trois cadavres, et avec la complicité de son patron, il veut s’en débarrasser et les enterrer. Amir accepte, mais il va vite ressentir le poids de la culpabilité.
Ici, il ne sera nullement question de filmer des interrogatoires sous pression, ni même des pures séquences de tension, le sujet ne s’y prêtant d’ailleurs pas du tout, mais plutôt de suivre le long et pénible parcours d’un homme qui, par piété filiale, va aider son père à commettre l’un des pires délits qu’il soit et qui va sentir peser sur ses épaules le poids de plus en plus insupportable de la culpabilité. Il ne faut d’ailleurs pas longtemps avant que l’épée de Damoclès ne se positionne au dessus de la tête d’Amir, ce dernier comprenant immédiatement ce qu’il l’attend dès lors qu’il découvre les trois morts dans la chambre froide, avec un père faisant de facto de lui son complice avec assez peu de scrupules, misant tout sur leur relation père-fils qui par la suite, ne s’avèrera pas si tendre que ça. On pourrait parler de Damoclès, mais ici il s’agirait plutôt ici d’une lame qui se balancerait et se rapprocherait d’Amir à intervalle régulier, car si notre héros fait tout pour gérer au mieux sa culpabilité, il n’est pas aidé par les visites intempestives de la fille d’un des morts, bien décidée à trouver la vérité et qui sent que quelque chose ne tourne pas rond près de cet abattoir.
Le film va mettre un point d’honneur à suivre les errances d’un homme qui perd absolument tous ses repères moraux et familiaux, à commencer par son père qui ment comme il respire, et à qui il est obligé de ressembler lorsqu’il s’agit d’éloigner la fille qui vient lui mettre à mal sa bonne conscience. Et c’est à ce moment que le film prend une tangente narrative, voie de secours pour son héros qui va se livrer, avec la complicité du patron de son père, à du trafic de dollars et de la vente plus ou moins frauduleuse de brebis, le tout uniquement pour éponger une dette salée. C’est un parti-pris narratif qui pourra surprendre (en soi l’histoire des trois morts et le travail sur la culpabilité d’Amir pourrait largement suffire). Cela s’inscrit dans une volonté de montrer un héros qui cherche une échappatoire à une situation qui empire jour après jour, mais qui choisit au final une voie à peine plus recommandable pour sa fuite en avant. Qui plus est, le script finit quand même par remettre son personnage principal face à sa morale et sa lâcheté au détour d’une scène d’enterrement qui va relier les deux intrigues, entérinant le fait qu’il est impossible de fuir un crime et d’essayer de réprimer sa culpabilité.
Ababs Amini se garde bien de juger ses personnages, chacun ayant maille à se défaire d’un problème qui les dépasse, et qui ne voient pas d’autre issue que celle qui pourrait les conduire à leur perte s’ils venaient à se faire prendre. Même le patron voyou agit ainsi puisqu’il est victime d’un système commercial qui l’a mis sur la paille et poussé dans ses derniers retranchements. Le portrait des petites gens en Iran n’est pas des plus flatteurs, mais le regard posé dessus n’est jamais accusateur et sous-entend que tout le monde est susceptible de glisser du mauvais côté de la loi, jusque dans la dernière séquence du film, avec une scène nihiliste et désespérée.
Effectivement, il n’est pas nécessaire de comparer La Loi de Téhéran et Marché noir, les deux films n’ayant pas forcément les mêmes qualités de mise en scène (le coté plus aride et lent du film d’Abbas Amini convient d’ailleurs plutôt bien à la lente déliquescence de l’esprit d’Amir), et les sujets traités ne sont pas similaires. Mieux encore, on pourrait même affirmer que ces deux films se complètent dans leur radioscopie de la société iranienne littéralement dévorée de l’intérieur par le crime, quelles que soient les catégories sociales concernées. La Loi de Téhéran était un violent uppercut, Marché noir est nettement moins agressif mais préfère une violence plus latente et contenue et qui ne demande qu’à exploser.
Bonus
Hormis la classique bande-annonce, on trouvera ici une courte mais passionnante interview d’Abbas Amini qui revient sur son film, ses influences et ses choix de mise en scène. On apprend sans surprise que la censure iranienne est un obstacle dès lors qu’on propose une idée de scénario, et que la corruption ainsi que les trafics illégaux montrés dans les films comme le sien ou la Loi de Téhéran sont plutôt soft comparé à la réalité du pays. Enfin, le réalisateur confie quelques secrets de tournage et parle de son aversion pour la violence, violence que le grand public a fini par trop facilement accepter.
Romain Leclercq
Marché noir d’Abbas Amini. Iran. 2020. Disponible en DVD et Blu-Ray chez L’atelier d’images le 17/05/2022