Dans cet entretien, le réalisateur japonais Fukada Koji revient sur son diptyque amoureux Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis. Adapté d’un manga, ce film de 4 heures est distribué en France, depuis le 11 mai, en deux parties.
Sélectionné au Festival de Cannes 2020, Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis met en scène les tribulations amoureuses de Tsuji et Ukiyo, deux êtres à la fois forts et fragiles, tiraillés par leurs propres sentiments inconstants et hésitants et par l’environnement hostile du Japon contemporain : une société patriarcale guindée rongée par les faux semblants, la tartufferie et l’hypocrisie. Si le film est adapté du manga Hinki no shirushi de Hoshisato Mochiru, publié entre 2000 et 2003, il est aussi imprégné de thématiques plus contemporaines sur la reconnaissance et l’émancipation des femmes dans la société japonaise dans une ère post #MeToo.
Explications avec Fukada Koji
Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te suis est à l’origine une série TV en 10 épisodes diffusée en 2019 au Japon. Y a-t-il eu un remontage particulier pour le format long-métrage ?
Dans les grandes lignes, il n’y a pas de grosses différences entre la série télé et le film. Par contre, certaines scènes de la série ont été coupées tandis que des scènes du film n’apparaissent pas dans la série. Un spectateur qui a vu la série ne verra pas de grandes différences mais il y a eu un travail de remontage qui nous a donné pas mal de fil à retordre. Originellement, c’est une série en 10 épisodes de 25 minutes qui ont chacun un rythme particulier, avec une montée dramatique spécifique. Si on avait seulement collé les épisodes les uns après les autres, cela aurait posé un problème de rythme. Le travail sur le son a également été important. Il a fallu l’adapter pour une salle de cinéma et pas un petit écran de salon.
J’ai regardé les premières pages du manga dont le film est adapté et j’ai été étonné de voir que le découpage du film était assez similaire aux cases du manga. Le manga vous a-t-il servi de storyboard ?
Hinki no shirushi de Hoshisato Mochiru est un manga que j’ai lu quand j’avais 20 ans. Je l’avais trouvé très intéressant. À l’époque, je disais déjà que j’aimerais beaucoup l’adapter au cinéma. En 2016, le producteur Toyama Tsuyoshi, avec lequel je travaillais déjà, s’est dit intéressé [c’est le producteur du film Harmonium, ndla]. Nous avons proposé ce projet à Nagoya TV. L’auteur du manga est un vrai « storyteller ». Son découpage est très cinématographique. Donc en tant qu’amateur de cinéma, c’est une œuvre dans laquelle j’ai pu me plonger plus facilement. Cependant, je n’ai pas utilisé le manga comme storyboard. D’ailleurs, je pense qu’utiliser un manga comme storyboard est un piège. La grammaire du cinéma est complètement différente de celle du manga.
Le premier plan du film montre un insecte. Plus exactement un jouet en forme d’insecte. Est-ce une référence à La Métamorphose de Kafka, roman qui parle du changement de comportement des individus par rapport à une situation absurde ? Dans ce film, les personnages changent radicalement leur façon de se comporter et de voir l’autre.
Kafka est un auteur que j’aime beaucoup et c’est vrai que ce concept du héros qui se réveille transformé en insecte est le summum de l’absurde. Je n’y ai pas du tout pensé pour le film mais je suis heureux que vous y pensiez. On peut en effet faire un parallèle entre l’absurdité de La Métamorphose et les situations absurdes auxquelles sont confrontés les personnages dans le film.
Le film illustre l’attraction et l’éloignement d’un homme et d’une femme. Au milieu du film, le yakuza Wakita dit à Tsuji : « Si tu veux connaître l’enfer, intéresse-toi à cette femme, et essaie de la rechercher. » N’est-ce pas étrange ? Tsuji ne voit pas vraiment l’enfer dans la seconde partie du film. Sa situation est même plus compliquée dans la première partie où il doit dissimuler trois histoires d’amour simultanées, mentir à ses collègues de travail et exercer un métier guère stimulant. Tsuji est bien plus épanoui dans la seconde partie du film.
Le personnage de Wakita a une place un peu spéciale : il va faire évoluer l’histoire mais c’est aussi un double du spectateur qui s’amuse devant la destinée des personnages. Tout de même, à la fin du film, Tsuji se retrouve sans abri. Après, la vision de l’enfer est différente selon chacun. Le film parle de la société patriarcale japonaise et montre à quel point il est difficile pour une femme d’y évoluer. Au début du film, le personnage féminin Ukiyo n’a ni personnalité ni autonomie mais elle va se développer au cours du film. À ce titre, Ukiyo et Tsuji se ressemblent beaucoup. Quand Tsuji pense être tombé plus bas que terre, il se retrouve dans la même situation qu’Ukiyo au début du film. C’est le même enfer. Ukiyo va avoir la force de se hisser et de sortir de cet enfer-là, alors que Tsuji n’en a pas la force. À partir de là, la question qui se pose c’est : qu’est ce que l’enfer ? L’enfer n’est pas forcément le même pour un homme ou pour une femme mais il y a des similitudes.
L’adaptation cinématographique est-elle fidèle au manga ? Avez-vous remanié l’histoire (qui date du début des années 2000) pour l’adapter à l’ère du temps ?
Le manga a été publié dans une revue au lectorat plutôt masculin. Le fait qu’un manga parle de la souffrance des femmes dans la société japonaise, et ce dans une revue destinée aux hommes, est en soi quelque chose de marquant. 20 ans ont passé depuis la publication du manga et nous sommes aujourd’hui dans une ère post #MeToo. Forcément le traitement du personnage d’Ukiyo s’en ressent.
Dans L’Infirmière, vous mettiez déjà en avant une femme forte qui luttait pour son émancipation dans une société hostile. Ici, Ukiyo cherche à se libérer d’un mariage raté, de dettes, de yakuzas et d’un environnement globalement hostile. Cela me fait penser aux portraits de femmes que peuvent faire Hamaguchi Ryusuke dans Asako I & II ou Iwai Shunji dans A Bride for Rip Van Winkle. Dans ce dernier, une femme solitaire et introvertie malheureuse dans son mariage rencontre des personnages exubérants, aux activités troubles et en marge de la société qui vont l’aider à se libérer. D’ailleurs, ce film de 3 heures a aussi fait l’objet d’une adaptation en série TV. Vous considérez-vous dans la lignée de ces réalisateurs qui mettent en avant des femmes fortes qui cassent les codes ?
Hamaguchi et Iwai ont chacun leurs approches personnelles mais nous sommes contemporains et avons sans doute des centres d’intérêt communs. Quand je réalise des films, j’ai toujours conscience que je suis un homme et donc dans une situation privilégiée. Dans mes films, j’évite de montrer avec trop d’indulgence le désir masculin mais aussi les faiblesses masculines. Par effet d’équilibre, les femmes paraissent plus fortes dans mon cinéma. Mais ce n’est pas une volonté de ma part de peindre des femmes fortes. Dans la société japonaise actuelle, les femmes sont vraiment dans une situation difficile. Aujourd’hui, on voit beaucoup de femmes fortes dans le cinéma grand public : c’est bien mais cela ne doit pas faire oublier que dans leur quotidien, les femmes sont toujours soumises à des situations plus difficiles que les hommes. Par exemple, il y a deux ou trois ans, au Japon, on a découvert que pour les examens d’entrée en fac de médecine, le jury retirait automatiquement 10 points à toutes les candidates. On parlait de Kafka au début de l’entretien. Il y a actuellement des situations complètement kafkaïennes au Japon et il ne faut pas les invisibiliser.
Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
Je termine actuellement en France le montage de mon nouveau film qui s’appelle Love Life et qui est inspiré par la chanteuse et pianiste Yano Akiko [Love Life est le titre d’une de ses chansons, ndla]. C’est un projet qui est né en 2003 quand j’avais 23 ans qui va enfin être réalisé [le film devrait être distribué en France à l’automne 2022, ndla].
Entretien réalisé par Marc L’Helgoualc’h le 18/01/2022, au mk2 Bibliothèque à Paris, à l’occasion d’une avant-première de Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis.
Merci Viviana Andriani et Aurélie Dard. Remerciements à Miyako Slocombe pour l’interprétariat.
Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis de Fukada Koji. Japon. 2020. En salles les 11 et 18 mai 2022.