Il y a 5 ans, nous découvrions avec stupéfaction la fin épique de Baahubali, incroyable récit mythologique indien qui a su marier avec une talent foisonnant les codes inhérents au cinéma indien, la folie créative de ses pairs asiatiques et la maîtrise des outils technologiques des maîtres hollywoodiens. S.S Rajamouli était attendu au tournant et revient avec un film historique centré sur 2 figures révolutionnaires indiennes des années 1920, un sujet patriotique plus coutumier des productions hindies. Est-il parvenu à transcender son sujet avec RRR ?
S.S Rajamouli s’était fait un nom auprès des cinéphiles curieux du monde entier et avait braqué les projecteurs vers Tollywood, une industrie plus discrète et moins riche que son confrère hindi mais qui ne manque pas de talents et ne demandant qu’à se faire remarquer sur la scène internationale. Le choix du cinéaste de traiter d’un sujet historique fort et de s’attaquer à des personnages iconiques de la révolution indienne contre le Raj britannique paraît presque incongru quand on connaît le goût du réalisateur pour la fantaisie. Et comme l’avait cité John Ford dans L’Homme qui tua Liberty Valence : entre la vérité et la légende, on imprime la légende, ou plutôt on la met en scène avec un certain goût pour le sens épique et l’amitié virile en prime. Plus que la légende, l’idée a germé du fantasme de réunir, dans un récit fantaisiste basé sur les coïncidences, les deux parcours de Ram et Bheem et d’imaginer ce qu’il se serait passé s’ils s’étaient rencontrés et étaient devenus amis.
L’histoire démarre lorsque l’odieux gouverneur britannique Scott et sa femme kidnappe une jeune fille, Malli, de la tribu Gond pour en faire une esclave dédiée à la pratique de la musique a capella à domicile. C’était sans compter sur Bheem, le berger de ce peuple docile, homme à la carrure virile et à la bonhommie trompeuse qui chasse le tigre à main nue. Averti de la menace, les autorités britanniques mandatent Ram, officier indien ambitieux à la moustache parfaitement taillée et capable de déjouer une révolte à la force de ses poings. Au cours de sa mission d’infiltration, alors qu’il était sur le point de se rapprocher de sa cible, Ram fait la connaissance fortuite de Bheem lors du sauvetage improvisé d’un enfant prisonnier des flammes sous un pont. Et c’est au cœur de cette fournaise que se scellera l’amitié indéfectible des deux hommes, ignorant alors qui ils sont réellement. C’est bien là le point central du film, et le réalisateur n’aura de cesse de se demander si leur amitié est à l’épreuve de l’Histoire. Les évènements vont s’accélérer lorsque Bheem s’entiche de Jennifer, une belle aristocrate anglaise, ouverte d’esprit, très curieuse de la culture indienne et unique personnage britannique positif. Bien qu’elle éveille quelques sentiments amoureux pour notre héros, elle est aussi pour lui un moyen d’accéder à l’ambassade britannique où est retenue captive la jeune Malli. S’ensuit une première visite qui donnera lieu à l’unique et sublime scène de comédie musicale autour du Naatu, une danse d’endurance, au cours de laquelle nos deux héros indiens vont rivaliser avec leurs hôtes xénophobes et jaloux.
Ensuite, les évènements vont s’accélérer, les masques vont tomber et les deux hommes vont se retrouver tiraillés entre leur devoir et leur amitié à l’issue d’une scène de supplice sur la place publique où chacun des deux amis vont se retrouver d’un côté et de l’autre du fouet.
La grande force du film et de son récit et cela, bien au-delà des clichés, est le point d’ancrage historique du film et la façon très spectaculaire dont le cinéaste va incarner ses personnages comme de véritables entités de la société indienne de l’époque. Chacun d’entre eux représente une facette de cette culture plurielle qui amorce alors un virage entre les traditions et une modernité venue de l’étranger. Et nos deux héros, à la croisée de ces bouleversements historiques et technologiques, chevauchent à la fois chevaux et motos, respectent les coutumes ancestrales et semblent avoir pris le train de la modernité. Ils ont à cœur de casser le moule établi et d’être reconnus pour leur véritable valeur, mais avant tout, se retrouvent dans leur combat commun contre les injustices commises par les colons britanniques. Face à eux, le couple belliqueux du gouverneur britannique est délicieusement dépravé et amoral. Ray Stevenson incarne un scélérat abject pour qui la vie d’un Indien a moins de valeur qu’une balle et son épouse jouée par Alison Doody 5qui avait fait chavirer Indiana Jones dans son rôle de fraulein dans La Dernière Croisade), rappelle ici les geôlières sadiques de la nazisploitation, notamment quand elle se rend à une exécution publique avec son propre fouet à clous pour satisfaire sa soif de sang.
S.S Rajamouli se surpasse dans sa mise en scène et trouve ici le point d’orgue de son travail de réalisateur dans son emploi de ses outils de langage cinématographique et technologiques au sein d’un récit qui ne cesse de progresser dans le spectaculaire. Le cinéaste continue d’opposer les valeurs morales et l’essence de ces deux cultures en conflits, de confronter la force de la nature et la technologie, et montrer combien l’ingéniosité et la persévérance des deux héros indiens mettent en déroute la puissance armée ennemie. Il n’a pas son pareil pour iconiser ses personnages, les magnifier dans leurs gestes martiaux, et pour sans cesse renouveler les idées de réalisation et surenchérir de scènes en scènes, ainsi que ne jamais faiblir ni dans son rythme, ni dans la résolution de ses enjeux, et tout en invitant le spectateur à ouvrir ses chakras et à repousser les limites de la suspension de crédulité. On accepte ici facilement les moindres invraisemblances du récit, impressionné par l’esprit de résistance et de défis des deux protagonistes. On se laisse emporter par les idées folles, et ce qu’importe la qualité des SFX, tant Rajamouli se donne de mal à vouloir repousser les limites de l’imagination et parvient à créer chez le spectateur un tel sentiment d’exaltation.
RRR rugit comme un fauve, et nous offre l’une des plus belle bromance du cinéma contemporain. Le film n’a de cesse de nous surprendre dans son développement et sa surenchère de ses scènes d’action, toujours prompt à repousser les limites des codes du cinéma indien mais avec un esprit et une sincérité rafraîchissants. Si en Occident le cinéma indien reste encore un cinéma de niche, Rajamouli est sans conteste aujourd’hui l’un des plus talentueux cinéastes de films à grand spectacle et on ne peut qu’espérer qu’il n’ait pas encore atteint les sommets d’un talent dont on ne semble pas apercevoir le point culminant.
Martin Debat.
RRR de S.S Rajamouli. Inde. 2022. En salles le 25/03/2022