Parmi les sorties asiatiques sur MUBI en ce mois d’avril 2022, on trouve Manille, le film philippin culte de Lino Brocka, souvent présenté comme le meilleur de son auteur. Réalisé dans des conditions exécrables sous le régime de Ferdinand Marcos, il fut un échec à sa sortie en 1975. Restauré sous l’égide de la World Cinema Foundation de Martin Scorsese, le film connut une distribution nouvelle dans les années 2010.
Dans un village de pêcheurs, une certaine Madame Cruz propose de faire étudier des jeunes filles à Manille, une occasion rêvée pour connaître une vie matérielle meilleure. Ligaya est ainsi emmenée loin de sa famille et de son petit ami Julio. Ce dernier, n’ayant aucune nouvelle depuis plusieurs mois, décide de monter dans la capitale afin de la retrouver. Pour financer son séjour, il se voit obligé de devenir ouvrier sur un chantier. Ses conditions de vie sont déplorables et Manille menace de le broyer…
Manille de Lino Brocka, de son titre complet Manille – Dans les griffes des ténèbres, est un film à la narration progressive. Dès le générique en noir et blanc, où Julio erre dans les rues à la recherche de sa bien aimée, l’inconnu et la menace planent sur ce jeune personnage, et par vagues de péripéties, accentuera le désespoir du protagoniste. Venant de la campagne, il ne connaît pas les codes de la vie urbaine et ne soupçonne pas toutes les tentatives de vols et de viols qui vont se mettre sur son chemin. Julio sera en effet dépouillé de ses biens matériels par des arnaqueurs, devra vendre ses bras à un patron qui lui aussi l’escroquera, et n’aura plus qu’un moyen pour ne pas mourir de faim : la prostitution. Le titre de l’œuvre est claire, c’est la mégalopole grouillante et poisseuse qui est vraiment le personnage central. Par strates narratives, ou épisodes, elle s’acharne sur Julio et ses proches, car Ligaya comme les amis prolétaires qu’il a pu se faire, connaissent tout autant l’enfer que lui.
Si Bayan Ko, datant de 1983, est un film au commentaire dissident plus direct vis-à-vis d’un système politique assassin, Manille en est une version précoce, qui s’il ne nomme pas directement le chef de l’Etat en place comme responsable, peint un centre économique et social des Philippines irrespirable et malsain. Brocka n’arrondit aucun angle et passe en revue tous les maux de cette société, de l’étendue des bidonvilles aux morts par accidents du travail, du mariage forcé à la prostitution, des rêves brisés de la jeunesse à la suffisance des cadres. Brocka est dans Manille complètement engagé dans la contestation, clairement orienté politiquement, et ne s’en cache pas puisqu’il filme, au détour d’un dialogue entre deux personnages, une grande manifestation, chose qu’il réitère dans Bayan Ko.
Manille ne tombe jamais dans aucun misérabilisme de quoique ce soit. Le film est trop engagé, viscéral et offensif pour qu’on puisse le qualifier ainsi. Sa hargne n’est d’ailleurs pas mêlée à une mise en scène tape-à-l’œil. Aucune voix off ni aucune musique larmoyante ou lancinante ne vient mettre en emphase un propos évident, seulement l’implacabilité des évènements face aux corps et aux esprits humains. Les deux héros, campés par les jeunes Hilda Koronel et Rafael Roco Jr. composent respectivement une Ligaya et un Julio merveilleux, dont la gravité de ce qu’ils vivent se lit sur leur visage impassible. Lorsque Julio apprend une nouvelle terrible en fin de métrage, Rafael Roco Jr. laisse échapper un tremblement de la bouche et une larme, une expression terrassante de justesse et de tristesse. On retrouvera Hilda Koronel à nouveau chez Brocka dans l’emblématique Insiang en 1976, un rôle éponyme féministe taillé sur mesure.
À l’instar de Bayan Ko, Manille rappelle ce qu’est le courage d’un metteur en scène, de tourner un film aussi critique dans un contexte qui ne le permet pas. Le film est photographié par un autre cinéaste important, Mike de Leon ; profitons du rappel de ce fait pour dire que la filmographie de Mike de Leon demeure inédite dans nos contrées, et permettrait sans doute d’agrandir notre vue sur les Philippines, un pays connaissant une misère gigantesque, et dont l’extrême vitalité de l’industrie cinématographique a permis d’en scruter les tenants et aboutissants, via des films d’une grande dureté et par des auteurs au talent exceptionnel.
Maxime Bauer.
Manille de Lino Brocka. Philippines. 1975. Disponible sur MUBI