EN SALLES – Derniers Chrysanthèmes de Naruse Mikio

Posté le 10 novembre 2021 par

Inédit en salle en France, Derniers Chrysanthèmes trouve pour la première fois le chemin des écrans grâce au distributeur Les Acacias, dans une apparence numérique qui par bonheur, de-ci de-là, conserve quelques traces de ses origines argentiques. 54ème des 74 longs-métrages de Naruse Mikio, réalisés entre Le Grondement de la montagne (1954) et Nuages flottants (1955), ce portrait multiple de geishas aux beauté fanées se tresse au fil d’un rythme faussement nonchalant pour élaborer la tapisserie d’un monde en plein crépuscule. Le tout composé par un orchestre de grandes comédiennes.

Kin est une ancienne geisha qui gagne sa vie en prêtant de l’argent à d’autres geishas retirées. Ayant renoncé à l’amour depuis longtemps, elle ne se préoccupe que de ses prêts et placements immobiliers. Ses derniers espoirs s’envolent lorsqu’elle comprend que ses anciens amants lui rendent visite uniquement pour lui emprunter de l’argent.

Le film s’ouvre sur une musique tragique (signée Saito Ichiro, auteur de la bande originale des Contes de la lune vague… et de La Mère). S’ensuit un calme, profond et diffus. Par élans, le film laissera surgir plusieurs musiques aux styles variés (faites de guitares, de cuivres et de shamisen), mais toutes fondamentalement nostalgiques. Quand elle s’absente, les bruitages prennent le relai pour cadencer la fuite du temps.

On retrouve, sans surprise, quelques visages familiers chez Ozu : Sugimura Haruko en rôle principal, ou encore, brièvement au début et à la fin, Daisuke Kato. Autour d’eux : quatre autres personnages féminins, comme autant de degrés dans le spectre féminin nippon des années 50 (de la cinquantenaire décatie à la jeune première moderne) : Nobu (Sawamura Sadako), Tamae (Hosokawa Chikako), Tomi (Mochizuki Yuko) et Sachiko (Arima Ineko). Toutes, dans leur variété de jeu, semblent comme atténuées. Jean Narboni décrit, à ce propos, les actrices de Naruse comme des « sortes de plaques sensibles situées dans une région d’infra-jeu » . Cette minoration va dans le sens d’une mise en scène globale qui tend davantage au réalisme que vers une codification expressive issue du kabuki ou du (contrairement, à la même époque, à Kurosawa ou Kobayashi). Fait anecdotique mais notable : le film accueille, étonnamment pour l’époque, un personnage de jeune femme sourde, la représentation des personnes handicapées demeurant alors aussi rare dans le cinéma japonais que dans le cinéma français.

L’ensemble de la mise en scène se déploie dans un cadre très naturaliste qui le rapproche justement davantage d’un Rossellini que d’un Ozu, auquel beaucoup le comparent, non sans raison. Dans les années 30, le directeur de Shochiku voyait justement en Naruse un ersatz d’Ozu. S’ils partagent des motifs plastiques, la mise en scène de Naruse ne s’inscrit pourtant pas dans les mêmes intérieurs ciselés ou des extérieurs pittoresques, cadrés au millimètre près. Le réalisme de Naruse est beaucoup moins formaliste que celui d’Ozu (ce qui lui donne plus de respiration et, en même temps, produit moins de sidération esthétique). L’autre distinction formelle se joue sur les plans de coupe. Là où les fameux pillow shots d’Ozu scellent toujours les éléments du plan (que ce soit une rue ou un vase) en un cristal de temps, les plans de coupe de Naruse traduisent beaucoup plus un sentiment cru d’espace, assaisonnant le fil du récit d’un réalisme aux accents documentaires.

Dans Derniers Chrysanthèmes, le décor des maisonnettes confine proprement au vérisme. Les washi des shôji (le papier qui tapisse les portes coulissantes) sont parfois troués, traduisant le délabrement des lieux et, a fortiori, la ruine sociale de celles qui y vivent. Parce que ce que portraiture ce drame, c’est bien le fanage d’anciennes geishas, réduites pour la plupart à devoir sempiternellement s’acquitter de leurs dettes. Ce qui ressort de ces jeux de monnayage, entremêlés aux enjeux d’amitié, de filiation et d’amour, c’est que l’argent vérole toutes les relations sociales quand elle en devient le ciment. Rien de nouveau dans le champ du geisha mono. La singularité, en l’occurrence, provient du point de vue du récit. L’argent est vu comme vecteur de spoliation dans La Rue de la honte (l’œuvre campant en plein exercice de la prostitution), ça va sans dire. Mais l’argent comme éternel déterminant d’aliénation, bien des années après que chacune d’elles aient arrêté leur service, voilà un axe de narration plus singulier. C’est ce que rappelle Jean-Christophe Ferrari dans le Dictionnaire du cinéma asiatique : il y a une prédilection chez l’auteur de ce qui vient « après« . Dans un Japon de 1954, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, aux valeurs balayées par la défaite et saisies par les nouvelles mœurs occidentales, ce regard d’après sur ce qu’il reste des mœurs d’avant (avec une pointe d’amertume et sans jugement péremptoire) est une douceur âpre dans laquelle se coule toute la tonalité du récit et le jeu sans esbroufe des interprètes.

Flavien Poncet

Derniers chrysanthèmes de Naruse Mikio. Japon. 1954. En salles le 10/11/2021