Conjointement à la sortie de Derniers Chrysanthèmes, le distributeur Les Acacias rend visible, pour la première fois en salles, un autre film de Mikio Naruse, l’inédit À l’approche de l’automne. Alors que, à l’orée des années 60, la figure de l’enfance devient un motif chéri dans le monde entier (La Nuit du chasseur, Bonjour, Les 400 coups, L’Enfance d’Ivan…), Naruse lui-même s’attèle au sujet pour faire de ses protagonistes, Hideo et Junko, des témoins privilégiés de la mutation culturelle et urbaine de la capitale. Comme presque tous les films sur la solitude subie des enfants, celui-ci file une émotion croissante pour se clore, avec subtilité, sur l’édification désarmante devant le sort de certains d’entre eux, abandonnés à la cruauté des adultes.
Shigeko, veuve depuis peu, quitte Nagano pour Tokyo où elle confie son fils Hideo à un oncle. Le jeune et timide garçon se sent perdu dans cette grande ville. Il se lie d’amitié avec Junko, la fille de la directrice de l’hôtel où travaille sa mère…
Le tremolo de la guitare par lequel s’accompagne le générique d’ouverture renvoie définitivement l’esthétique du cinéaste à ses correspondances néo-réalistes italiennes. C’est bien sûr à Vittorio DeSica (à son Voleur de bicyclette mais surtout à Sciuscià) auquel le film renvoie. Une mère, Shigeko, et son fils de douze ans (Hideo-chan) quittent les montagnes de Ueda, une petite ville de Nagano, pour gagner le sud et s’installer à Tokyo après le décès du père. Ils trouvent refuge auprès du frère de Shigeko et de sa famille qui tiennent tant bien que mal les rênes d’une épicerie dans un quartier populaire.
Les premières séquences saisissent par les choix de cadrage. Naruse se distingue de ses contemporains par sa propension vériste à ancrer ses personnages non pas dans un ciel des idées mais concrètement dans leur époque, dans leur lieu d’existence et dans leur condition sociale. Son manque de virtuosité stylistique, sa franchise formelle sans afféteries en font, d’une certaine manière, un auteur plus marxiste (entendez plus « matérialiste ») que Mizoguchi. Ses choix récurrents de cadrer large pour embrasser les personnages dans leur milieu, en intérieur ou extérieur, charge l’œuvre, par-delà sa trame romanesque, d’une dimension presque documentaire. Qu’est-ce que le Japon des quartiers populaires dans les années 60 ? À quoi ressemblent des onsen d’alors où bataillent des garçons cul nu ? Comment s’est popularisé le base-ball au Japon au cœur des terrains vagues ? Comment s’arrange alors l’intérieur d’un foyer de classe moyenne, télévision en sus ? Autant de facteurs socio-culturels que le film dissémine de façon organique avec l’ensemble du récit.
Depuis les années 60, ce drame signé par l’un des patrons de l’époque, auteur alors de son 66e long-métrage, accueille aussi les figures qui font le sel de la Nouvelle Vague émergente. Les jeunes adultes cousins de Hideo, jeune homme motard et travailleur en marcel et jeune femme libre penseuse en jupe longue incarnent cette génération occidentalisée. Mais surtout, au vu de l’enjeu dramatique auquel est confronté Hideo, ils sont ces figures à la lisière de l’enfance et de l’âge adulte : prêts à l’aventure, encore romanesques (jouant de la guitare au clair de lune ou en se promettant des avenirs radieux sur les toits des immeubles) mais déjà nostalgiques de l’enfance perdue, déjà corrompus par les compromissions adultes.
Tous ces éléments disposés, et qui établissent ce film méconnu au carrefour des nouveaux enjeux esthétiques de l’époque, le long-métrage déroule alors sa petite tragédie. Ne pouvant vivre au crochet de son frère, Shigeko doit alors rejoindre une maison d’hôtesses, vendre son amour et son statut social pour survivre. Pour cela, elle doit aussi laisser son fils chez l’oncle épicier. Les nécessités pécuniaires de la vie d’adulte vont alors fêler, petit à petit, le rapport a priori indéfectible entre une mère et son enfant. Une scène, notamment, marque par sa cruauté : au centre commercial, Hideo apprend que sa mère vient de passer et se lance à sa poursuite, à la sortie du bâtiment, pour la voir. Pour arrêter sa course, il la hèle dans la rue. Dans un kimono superbe, elle se trouve alors dérangée dans l’exercice de son métier, au bras d’un homme qui la courtise, moyennant finance. Pour s’acquitter de son affection, elle donne à son fils un billet et s’en retourne à son travail, sans douceur. La cruauté de la séquence repose sur la placidité avec laquelle tout cela se déroule. Pas d’effusion excessif, pas de lyrisme outrancier, le malheur se déplie dans les détails. Et le jeu de la mère, interprétée par Otawa Nobuko (désolée de la situation sans en être meurtrie en apparence), et du fils, Osawa Kenzaburo, tout en nuances, offrent une page blanche pour que le spectateur y lise la tragédie en cours, sans se voir imposer l’émotion.
La profondeur tragique de l’ensemble repose sur cette lente progression avec laquelle se brisent les liens. Progression d’autant plus douce (et non moins dramatique) qu’elle croise une amitié naissante, celle de Hideo avec Junko, la fille de la cheffe des hôtesses. Rejeté par la bande de garçons de son quartier, Hideo trouve une affinité platonique avec elle. Leur déambulation dans le bord de mer, le centre commercial, le parc de jeux offrent autant de tableaux historiquement intéressants, où se nouent en parallèle une fraternité élective, dernier salut éventuel pour le jeune garçon.
L’enfance se donne à voir comme le premier et le dernier terreau des rapports sincères. Souvent rapproché d’Ozu (pour son ascétisme de la forme, son approche multiple de la cellule familiale, son témoignage de l’occidentalisation à marche forcée du Japon), Naruse en offre pourtant le portrait inverse. Là où le premier tente de sauvegarder, par son cinéma, les derniers fondements de la famille encore préservés de l’atomisation moderne, le second témoigne plutôt de l’impuissance à résister aux diktat de l’argent et au frelatement irréversible des adultes. La double sortie en salles de Derniers Chrysanthèmes et de ce très beau À l’approche de l’automne permet justement ce constat et offre un nouvel aperçu de l’édifice, encore trop méconnu, que représente le cinéma de Mikio Naruse.
Flavien Poncet
À l’approche de l’automne de Naruse Mikio. Japon. 1960. En salles le 10/11/2021