LE FILM DE LA SEMAINE – Trois Visages de Jafar Panahi (en salles le 06/06/2018)

Posté le 9 juin 2018 par

Découvert à Cannes il y a quelques semaines, Trois Visages de Jafar Panahi a rapidement rejoint les salles obscures françaises.

Jafar Panahi, le plus cinéphile des VPC revient sur la Croisette et une nouvelle fois, il nous embarque pour creuser les méandres de l’Iran interdit. Toujours assigné à résidence, et sous le coup d’un possible emprisonnement, le réalisateur perse continue de troller les autorités islamiques. Bien qu’interdit d’exercer son métier de cinéaste, Panahi n’en finit pas de faire des films. C’est tout le paradoxe du cinéma, les contraintes sont rarement un frein pour la créativité, elles peuvent même participer à libérer cette dernière. On pourrait presque remercier les gardiens de la révolution de foutre des bâtons dans les roues de la caisse à Jafar. À l’instar de son maître, Abbas Kiarostami, le cinéaste contourne la censure en utilisant sa voiture pour raconter des histoires et faire exploser les frontières de son assignation à résidence.

Dans Taxi Téhéran, l’artiste nous faisait visiter sa ville au nez et surtout à la barbe de la police islamiste, on y croisait ses potes, ses voisins, et ses vendeurs à la sauvette avec qu’il échangeait sur l’actualité cinématographique. Avec Trois Visages, Jafar Panahi quitte, illégalement, forcément illégalement, sa ville pour explorer les montagnes et les villages les plus reculés où l’on célèbre les séries télé et ses stars, mais où l’on empêche les jeunes filles de réaliser leurs rêves. Il est accompagné de Behnaz Jafari, une de ses stars, enseignante au conservatoire, qui apprend le suicide d’une de ses élèves ayant eu lieu dans une grotte au cœur des montagnes. L’acte filmé au portable sert d’introduction à Trois Visages, c’est aussi la note d’intention du métrage. Avant de passer à l’acte, elle donne comme raison le harcèlement par ses proches dont elle est victime. La jeune fille se pend et laisse échapper son portable lorsqu’elle semble rendre l’âme. Problème, comment, dès lors, a t-elle pu envoyer la vidéo ? L’actrice et Jafar partent enquêter sur les traces de l’adolescente. Le comportement éternellement débonnaire de Panahi et le surgissement de l’enfance dans un thriller burlesque font très vite penser à Ptit Quinquin de Bruno Dumont, et évidemment c’est une des forces de Jafar Panahi de nous faire rire de situation pour le moins morbides. Il partage avec Dumont la même passion, visiblement pour Jacques Tati, cinéaste qui lui aussi se mettait en scène.

Mais il se détache de ces paires francophones en confrontant la réalité de ce qu’il filme : les villageois iraniens, leur mode de vie et leur rapport aux traditions et à leur paradoxale fascination au star system, à ses propres réflexions théoriques sur le cinéma, et la contrainte qu’impose sa situation judiciaire. Pourquoi considérer que la vidéo du suicide est réelle, pourquoi ne serait-ce pas une mise en scène ? L’adolescente a très bien pu bénéficier d’un complice. Si cette hypothèse est plausible dans le récit, c’est une évidence pour la fabrication de Trois Visages. Comment mettre en scène la question taboue du suicide, dans un pays régi par des lois religieuses ? Si c’est une mise en scène, alors jouer sur le harcèlement qui pousse au suicide est plus qu’une mauvaise blague, en Iran comme ailleurs, le suicide de jeune fille harcelée est une dramatique réalité. Mais, comme cinéaste, comment condamner une mise en scène ? Surtout au moment où, en tant que cinéaste, l’on souhaite traiter du suicide chez les adolescentes et que l’on prend plaisir à se jouer de toutes les manipulations : l’adolescente manipulée par le spectacle, par son entourage, l’actrice-star manipulée autant par le personnage de l’adolescente que par le réalisateur, le réalisateur qui manipule le spectateur et le récit qui se moque en manipulant le personnage réalisateur. Comment trouver un équilibre entre l’artiste sensible vis-à-vis de la mort de gamines, qui cherche à ne pas juger moralement le suicide comme le fait la société, tout en questionnant la moralité de l’artiste ? Jafar Panahi n’apporte évidemment pas de réponse, y a-t-il une réponse artistique à donner à ce paradoxe moral ? Sinon affirmer, ne pas cacher la fêlure qui reste gravée en nous, la mettre en scène comme ultime image filmique.

Gaël Martin.

Trois Visages de Jafar Panahi. Iran. 2018. En salles le 06/06/2018.

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