Pour son deuxième long-métrage, film d’ouverture d’Un Certain Regard à Cannes cette année, l’auteur du beau Diamant noir fait le pari du dépaysement. Une réussite.
Onoda a beau n’être que le deuxième long métrage d’Arthur Harari (après Diamant noir, sorti en 2016), le cinéaste prend déjà l’option du pas de côté. Ce film de 2h45, tourné dans une forêt d’Asie avec un casting presque exclusivement japonais, a donc ceci d’intrigant au départ que son signataire est un jeune auteur français que l’on n’attendait pas là. Comme si le succès, la reconnaissance critique quasi unanime de Diamant noir, film de genre sortant déjà des sentiers battus du cinéma hexagonal, n’avaient pas suffi à Harari pour se motiver à enfoncer le même clou. Sans rien renier de son travail d’origine (ses courts et moyens métrages, notamment le beau Peine perdue, furent déjà très remarqués), il lui fallait voir plus loin, s’aventurer, avec un personnage a priori si loin de lui, dans une histoire plus grande que sa propre imagination.
Celle donc, véridique et inspirée de son autobiographie, du Lieutenant Onoda Hiro (incarné ici par deux acteurs, Endo Yuya pour la jeunesse, Tsuda Kanji pour la maturité), jeune Japonais recruté fin 1944 pour une mission secrète sur l’île philippine de Lubang. Formé par un certain Major Taniguchi (Ogata Issei), promettant de rester sur cette île le temps nécessaire en se refusant à mourir, il sera finalement confronté, les années passant, à l’absurdité de son engagement. On suit durant une première heure assez mouvementée le point de départ de cette mission, de l’échec préalable du pilote Onoda à l’épreuve du sacrifice – point de départ d’un rapport conflictuel avec son père – à sa confrontation aux bombardements américains sonnant la fin prochaine de la guerre, jusqu’à la réduction de la troupe à quatre hommes, notre héros, le caporal Shimada et les soldats de première classe Akatsu et Kozuka. Le film à vocation spectaculaire mue alors progressivement en chronique d’une adaptation au jour le jour en territoire inconnu.
Le quatuor, frappé par les assauts extérieurs, devient bientôt duo et c’est là que le film trouve peu à peu son vrai rythme, sa singularité. Non que les précédentes scènes de combat ne soient pas convaincantes, mais qui connaît les obsessions du cinéaste, la tonalité profondément mélancolique de ses récits, attendait de voir ce qu’il pouvait tirer de l’accalmie, le rapport d’une poignée d’hommes à un isolement en pleine jungle et une incertitude totale quant à l’avancée des événements historiques. Tout ce qui arrive en 1945, à commencer par la capitulation japonaise, sera appréhendé par Onoda et ses hommes avec méfiance et défiance. Le film, pour une bonne heure et demie, se voudra l’espace le plus adéquat à l’interprétation que eux seuls se font de la situation. Là se situe l’absurde et la beauté.
Difficile de ne pas penser au film référence du genre, Anatahan de Josef von Sternberg (1952). Harari lui-même confesse en interview que ce chef-d’œuvre de tragédie guerrière l’a, sinon directement inspiré, au moins hanté durant l’élaboration d’Onoda. Une femme, la seule du film, sera d’ailleurs un temps l’objet du regard et de l’attraction d’au moins un personnage, mais de manière plus furtive, moins centrale que dans Anatahan. Car au vrai, une fois le quatuor de fortune constitué, plus personne ne pourra intégrer le groupe, toute rencontre sera porteuse de mort, si possible très violente, d’un côté comme de l’autre. Il faudra attendre le dernier quart du film pour qu’enfin une figure extérieure soit accueillie par un Onoda désormais solitaire avec un semblant de pacifisme. Nous sommes désormais en 1974, soit trente ans après le début de sa mission. Onoda, quinquagénaire, tombe sur le campement d’un jeune touriste venu à sa rencontre (Nakano Taiga).
Ce dernier lui apprend la vérité sur sa situation, sa vie finalement sacrifiée. Après une longue séquence d’apprivoisement, il obtient de lui l’acceptation de renoncer à sa mission à la condition d’en recevoir l’ordre du responsable de celle-ci, le Major Taniguchi himself. La part mélodramatique du film s’installe ainsi peu à peu dans les dernières scènes, terribles, où les retrouvailles des deux hommes, sur fond d’une solennité militaire n’ayant plus lieu d’être, mettent en lumière de manière douloureuse le gâchis d’une existence. Ce surgissement de l’émotion dans le contexte d’une confrontation entre un homme et un père de substitution (ce que fut dès le départ Taniguchi pour Onoda, d’où, de toute évidence, qui lui ait fait une confiance aussi aveugle) est sans doute la preuve la plus évidente de la signature Harari. Sans être ouvertement antimilitariste, Onoda est en tout cas un film porté par la conscience d’un temps perdu au nom d’une pure projection mentale, une lubie successive à un formatage douteux. Cette négociation entre hypersensibilité et mise en perspective critique fait tout le prix de ce cinéma.
Sidy Sakho.
Onoda – 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari. France, Japon, Allemagne, Belgique, Italie, Cambodge. 2021. En salles le 21/07/2021