IFFLA – Vanaja de Rajnesh Domalpalli : Cruautés de l’Inde rurale

Posté le 1 juin 2021 par

Pour sa 19e édition, le Festival du Film Indien de Los Angeles (IFFLA) proposait du 20 au 27 mai 2021 « Childhood on Edge », une sélection de six films faisant la part belle au passage de l’enfance à l’âge adulte. Parmi les longs-métrages sélectionnés, Vanaja, de Rajnesh Domalpalli, un long-métrage télougou sorti en 2006, multi-récompensé en Europe et aux États-Unis, et disponible gratuitement sur Youtube.

Vanaja est un film particulier : son scénariste et réalisateur, Rajnesh Domalpalli, n’était pas à l’époque un professionnel, mais un simple étudiant. Le long-métrage était son master de fin d’études à l’université américaine de Colombia, porté par un scénario somme toute classique : Vanaja, une jeune fille de 15 ans, vit pauvrement dans le sud de l’Inde avec son père, un vieux pêcheur alcoolique, mais aimant. Quand elle n’a plus les moyens d’aller à l’école, elle décide de se faire embaucher par une femme importante de la région, ancienne danseuse impliquée dans les affaires politiques locales. Impertinente, elle la convainc de lui apprendre le kuchipidi, une danse classique de l’État de l’Andra Pradesh. Mais alors que Vanaja se rêve déjà grande danseuse, le fils de sa patronne, qu’elle humilie en public, la viole. L’adolescente tombe enceinte. Furieuse, elle décide de garder l’enfant pour se venger et traîner son agresseur en justice. Prisonnière des castes et d’un système patriarcal ancestral, Vanaja ne semble pourtant pas pouvoir échapper à son destin tout tracé.

Originaire lui-même de l’Andhra Pradesh, Rajnesh Domalpalli a mis cinq ans à développer son long-métrage. Et le budget de sa production, très réduit, est en fait toute sa force. La photographie met en avant la lumière naturelle et colorée du sud du pays, ce qui donne presque à certaines scènes des airs d’aquarelles. Il n’y a aucune musique de fond : toujours dans une forte volonté d’authenticité, Rajnesh Domalpalli laisse les bruits de la campagne et des villages indiens donner une ambiance particulière et unique à son long-métrage. Seuls les moments de danse nous permettent d’entendre les chants et les instruments à résonance carnatique propres aux danses et aux pièces de théâtre d’Inde du Sud. Malgré un montage et des transitions parfois saccadées, le côté brut du film permet donc de s’éloigner du sentimentalisme. Car dans Vanaja, la pauvreté, surtout dans les milieux ruraux, n’est pas romancée. C’est une fatalité : on ne peut y échapper et les plus riches gagnent toujours.

Le choix d’une approche néoréaliste et minimaliste, loin des dialogues poétiques et parfois pompeux des grandes productions indiennes, fait de Vanaja un objet pouvant être perçu de façon très différente par les audiences occidentales et indiennes. L’absence presque totale de sentimentalisme empêche parfois le réalisateur de s’attarder sur ses personnages contradictoires et complexes. La compréhension de la hiérarchie sociale des castes et de la politique locale peut ainsi s’avérée compliquée pour un public profane. Les audiences locales ont de leur côté toutes les clefs en main, mais ce genre de films ne rencontre qu’un maigre succès dans les milieux ruraux : le rêve, les héros et les grandes histoires d’amour avec chant et danse constituent habituellement la recette du succès pour ces populations. Payer pour contempler sa propre réalité sur grand écran n’a pour elles aucun attrait.

Le personnage de Vanaja est en effet le reflet fidèle d’un système de caste misogyne et cruel qui persiste dans les campagnes indiennes. Si à l’écran la violence physique n’est pas directement montrée, la violence psychologique est omniprésente : mépris social, menaces, agressions sexuelles…. Loin des villes et des classes moyennes modernes, les jeunes filles rurales doivent souvent renoncer à leur éducation et apprendre à subir de nombreuses humiliations sans rien laisser paraître. Brillamment incarnée par  Mamatha Bhukya, Vanaja, adolescente insolente, tente d’abord de se battre pour mener la vie qu’elle entend et obtenir justice. Consumée par sa douleur, la jeune fille sent pourtant qu’elle ne peut pas gagner et qu’elle va tout perdre.

Pour ce rôle, la jeune Mamatha Bhukya a dû apprendre à jouer et à danser en un an. Comme tous les autres acteurs du film, c’est sa première expérience à l’écran. Un pari d’authenticité réussi de la part du réalisateur, qui a pris le risque de former lui-même des non-professionnels pendant plusieurs mois. Le père de Vanaja est ainsi tendrement incarné par Ramachandriah Marikanti, balayeur de métier, tandis que le rôle de la patronne a été confié à Urmila Dammannagari, une aide ménagère qui pensait postuler à un travail chez le réalisateur après avoir lu une annonce. Mamatha Bhukya a elle été repérée dans une école de la région, alors que le réalisateur avait déjà rencontré plus de 2000 jeunes filles. D’abord rejetée pour ses cheveux courts, qui ne convenaient pas au personnage, elle finit finalement par faire céder Rajnesh Domalpalli en interprétant une chanson en hommage à Gandhi. Véritable révélation du film, l’actrice fascine par son jeu naturel et franc. Elle incarne avec force la candide puis furieuse Vanaja, qui lutte contre la place qu’on lui a assignée. Son talent atteint son apogée lors d’une scène de danse finale fascinante et déchirante, dans laquelle Vanaja, transcendée par la colère, devient l’incarnation de Durga, déesse de la guerre dans la religion hindoue, mais aussi mère de l’univers.

Depuis 2016, le film est mis gratuitement à disposition sur Youtube par le réalisateur, avec des sous-titres dans de multiples langues, afin de rendre l’œuvre accessible à tous. Vanaja est en effet une fable intemporelle et fataliste, qui malgré son arrière-goût de tristesse et d’amertume, est incontournable pour comprendre l’Inde des oubliés.

Audrey Dugast

Vanaja de Rajnesh Domalpalli. Inde. 2006. Disponible sur Youtube.