VIDEO – Coffret Abbas Kiarostami (2ème partie)

Posté le 29 mai 2021 par

Pour embrasser un coffret aussi copieux que celui édité par Potemkine autour des premières oeuvres d’Abbas Kiarostami, pour épouser leur angle bicéphale, il fallait bien 2 articles. L’édition DVD/Blu-ray de ses « années Kanoon », riche de près de 20 films et de nombreux boni, offre l’opportunité d’approcher l’Œuvre d’un grand artiste depuis son seuil, des premiers courts et longs-métrages qu’il a réalisé de 1970 à 89. Après avoir abordé les 9 premiers films de l’auteur, un mot sur les 9 autres de ce coffret.

 

Dans la première partie de cet article en deux temps, nous avions approché les linéaments du cinéaste, en tâchant de déceler les premiers jalons de son esthétique. Tout aussi excellemment restaurés par le laboratoire l’Image Retrouvée, les neuf autres films de ce coffret témoignent de l’éclosion de ses motifs. La figure de l’enfance, le ressort de l’apprentissage, le ton badin et poétique n’y sont plus seulement des essais mais trouvent déjà une certaine maturité. De Comment occuper son temps libre ? (1977) à Devoirs du soir (1989), traversons les derniers courts introductifs de l’auteur, ceux qui le portent jusqu’à Où est la maison de mon ami ? (1987), Close-Up (1990) et Et la vie continue (1991).

 

 

 

Comment occuper son temps libre ? (1977)

Pour les auteurs attachés au réalisme (dans ce qu’il témoigne du monde et limite le cinéma), les films pèchent parfois par excès d’évanescence. Œuvre immatérielle par nature, ils diluent bien souvent le matérialisme de l’industrie du cinéma dans des considérations spirituelles, intellectuelles ou sentimentales, masquant ainsi la dimension proprement concrète de l’existence et des moyens de production nécessaires à la création. C’est, modestement, ce que se propose de corriger ce court de Kiarostami, sous couvert d’une leçon d’apprentissage.

Fils d’un peintre en bâtiment, le cinéaste propose ici d’apprendre aux jeunes à repeindre du mobilier domestique. Rien que ça. En détaillant chaque étape du processus (comment repeindre une porte en bois à la peinture écaillée, comment décorer des tuyaux en fer), sans verser dans les biais des artisans et ouvriers expérimentés qui éludent certaines étapes, il élabore une sorte de mode d’emploi pratique, mettant les moyens plastiques du cinéma au service d’une éducation populaire. Ce que dessine Kiarostami à travers ce manuel cinématographique d’apprentissage, c’est aussi une manière d’enjoindre la jeunesse à prendre à bras le corps son environnement pour le décorer, le colorier, lui donner l’apparence qui lui plaît.


Solution
(1978)

Dans l’Iran des montagnes enneigées, traversées par des sentiers, un homme attend avec un pneu au bord de la route. Il fait du stop. Pendant le premier tiers, sa tentative reste infructueuse. Personne n’accepte de le prendre. C’est dans les deux derniers tiers que le même homme finit par décider de faire le chemin à pied, en faisant rouler le pneu, comme un enfant qui jouerait dans la cour d’école avec un cerceau, avant de rejoindre finalement sa voiture, laissée sur le bord d’un ravin, une roue dégonflée.

Si ce court paraît éminemment anecdotique dans son scénario et ses enjeux, il dépose discrètement une pierre cardinale dans le style de Kiarostami. Pour la première fois, les chemins arpentés des terres intérieures de l’Iran rural qui sillonne les flans de colline comme autant de rhizomes intestins et l’expérience du temps long, de la suspension dramaturgique au profit d’une contemplation de l’homme dans son territoire, ces deux motifs déterminants dans la « grammaire » de Kiarostami apparaissent ici à nu, prêts à l’emploi et aux variations des films suivants.


Cas n°1, Cas n°2
(1979)

Variation de Deux solutions pour un problème, ce court documentaire confronte le comportement d’un groupe de jeunes adolescents selon si l’un d’entre eux dénonce les autres au professeur, ou non.

S’ensuit plusieurs discours énoncés par des pères de famille sur l’éducation, la société, la morale, à l’aune de l’Iran de 79 dont les prismes moraux sont en plein bouleversement avec la Révolution islamique. Le cinéaste ne juge pas ce qu’ils disent. Il expose. Ce qui le rapproche de Kieślowski, un autre cas génial et moraliste spirituel.

À travers les dispositifs d’exposition et de discours , la mise en scène des deux cas de dénonciation ou de solidarité est passée au tamis du jugement moral d’Iraniens de la fin des années 70. Demeure, in fine, ce trouble sur la vraisemblance des propos : une fois de plus et une fois de mieux, la question du vrai et du faux, de la trace ou de la reconstitution (chère à l’auteur, de Close-Up à Copie conforme), est ici au cœur de la réalisation.

 

Rage de dent (1980)

Le début du film fait défiler les crédits sur un fond de tapis qui n’est pas sans évoquer les tatamis introductifs des génériques d’Ozu (une des principales figures tutélaires de l’auteur). Ce court dispense un message sanitaire public, renvoyant à ceux que Dreyer fît dans son Danemark natal à la fin des années 40. La pédagogie douce et claire avec laquelle Kiarostami monte la progression de la rage de dent du jeune Mohamed-Reza Asgari traduit essentiellement la bienveillance de son cinéma.

Par-delà le message, le cinéaste s’amuse à orchestrer de vrais moments de comédie. L’expression déconfite du jeune Asgari quand son camarade demande de changer de place à cause de sa mauvaise haleine est extrêmement drôle. Une animation des dents attaquées par les acides n’a, elle, rien à envier à Il était une fois… la vie.

Le court se termine par l’explication médicale du développement d’une carie, avec la même précision avec laquelle était décrite la repeinte d’une porte dans Comment occuper son temps libre ?. Un dentiste explique précisément les bonnes méthodes du brossage pendant que Mohamed-Reza semble souffrir le martyr derrière, sous l’effet d’une opération. Le contraste crée de la comédie et exprime aussi, ce geste présent chez l’auteur depuis Le Pain et la rue, la brutalité des adultes sur les enfants.

Le tout se finit avec une musique enfantine et triomphale du jeune Mohamed-Reza, guéri de sa paresse sanitaire, converti à l’hygiène bucco-dentaire et libre de jouer au foot sans souffrir d’une relance de molaire.

 

Ordre ou désordre (1981)

Le dispositif de ce court est simple : une sortie de classe en extérieur avec deux prises pour chaque plan, l’une en ordre, l’autre en désordre. L’enjeu moral et même citoyen du film est clair, Kiarostami le dit lui-même : « C’est ce qu’on veut montrer, le désordre c’est long. » On aperçoit, naturellement, que l’ordre est plus efficace et rapide que son contraire. Mais aussi que c’est moins amusant.

Lors de la montée en bus, il y a même un calcul comparatif que prend l’une et l’autre option. Puis, du cadre scolaire, le film va chercher la preuve jusque dans la rue même, dans la circulation des voitures en ville. Une circulation en ordre rend-elle le flux plus rapide ou non ? Dans un plan filmé à un carrefour, sensé illustrer l’ordre, une moto ne peut pas s’empêcher de brûler un feu rouge. Comme si, dans l’ordre apparent, se glisse toujours du chaos, cette étoile dansante. Dans ce mélange harmonieux d’un chaos en ordre, bigarré par les couleurs des voitures, on a l’impression d’être dans Trafic de Tati.

À son échelle, ce film-ci est certainement le plus politique du cinéaste puisqu’il pose comme expérience ludique les questions de vivre ensemble, d’organisation sociale, d’éducation des masses populaires pour le fonctionnement du bien commun.

Le Chœur (1982)

Sur fond de portées musicales, le générique s’anime. Une charrette déboule à toute berzingue dans des rues aux pavés humides. On retrouve presque les rues étroites du Pain et la rue ou celles du Passager. Si les choix de réalisation, et notamment la photographie nimbée et les jeux de rupture sonores, détonnent dans l’esthétique coutumière de l’auteur, on est bien dans son théâtre habituel. S’ouvrant sur le fracas des rues, ce court joue majoritairement sur les effets de son, jonglant entre tumulte ou assourdissement par le biais du sonotone d’un vieil homme, en quête de paix. Après avoir traversé les rues bruyantes, il rentre chez lui, mange sereinement ses radis, boit son petit thé, le sonotone débranché. Pendant que des petites filles jettent des cailloux aux carreaux pour l’appeler et rentrer dans la maison. Le jeu de rupture entre l’intérieur silencieux et l’extérieur traversé par les cris et les bruits de travaux produit un effet de dissension comique. Et même poétique puisque le rythme du montage répond moins à une mécanique humoristique qu’au soin de favoriser la quiétude du vieil homme. Le tout avec l’apparence amusante d’une petite blague de cour d’école.

Pour la première fois, – avec Solution– ce n’est pas un enfant mais un vieil iranien, seul. La solitude apparaît très tôt comme un élément fort chez Kiarostami.

Le Concitoyen (1983)

Tout commence sur un point  autour de la carte de circulation à Téhéran, en août 83, et notamment dans l’hyper-centre où la circulation a été limitée aux seuls véhicules autorisés. Le film va déployer ensuite une succession d’échanges entre les autorités de la circulation et les automobilistes. Axe fétiche de l’auteur, la voiture s’offre alors comme une focale d’observation de la société, déjà esquissée dans Le Costume de mariage.

De ce dispositif, Kiarostami montre à voir, et à jauger, le rapport des citoyens à l’autorité : comment la contourner, la supplier, s’y confirmer… Chaque représentant des conflits n’est pas assigné à son statut (le citoyen et le policier ne se limitent pas à leur position sociale) grâce à la façon dont sont perçues les difficultés, les intentions et les contraintes de chacun, ce qui fait d’eux des êtres humains et pas seulement des figures de cinéma. S’offre aussi à voir un art malin de négocier la règle pour mieux la dépasser. Dans les jeux de pouvoir déclinés ici, on sent que la caméra interfère aussi. Les colères se contiennent et les peurs se crispent quand les regards croisent ceux de l’objectif.

En définitive, en ressort le portrait d’un homme astreint à gérer les restrictions d’un nouveau gouvernement sans avoir de véritables moyens de les appliquer, devant gérer les mécontentements et la circulation à l’arrêt. Toute ressemblance avec le nouveau gouvernement chiite pourrait être fortuite…

Même si la longueur de l’exercice confine un peu à l’ennui sur la durée, la fin de cette ronde absurde des auto se termine avec le morceau culte Psyché Rock de Pierre Henry. Et ça, ça vaut le coup !

 

Les Élèves du cours préparatoire (1985)

Le coffret se termine par deux très grands films. L’un se concentre sur des élèves de C.P ; l’autre sur des élèves de C.M.1. Les deux films en regard montrent combien beaucoup de choses de l’enfance se jouent entre ces deux classes. Les Élèves du cours préparatoire campe dans une cour de C.P. Chaque garçon doit regarder le visage de celui qui est derrière lui et lui donner son nom pour mieux le retenir. Comme Le Pain et la rue, Expérience ou Le Passager qui offraient un relevé anthropologique de ce qu’est être un jeune garçon dans l’Iran des années 70, celui-ci commence par un portrait composite du même sujet, au mitan des années 80.

Le cœur du film confronte des élèves de 6 ans sommés de se justifier devant le chef de l’établissement, pour un retard, une bagarre, un mauvais comportement en classe. À travers ces face-à-face, se profile un concentré de justice, à hauteur d’enfant et donc à horizon d’homme. Une leçon que retiendra Farhadi ou encore Être et avoir de Philibert.

Le visage de l’enseignant dégage un véritable souci d’éducation, c’est-à-dire de sublimation douce des autres, par la posture du buste, et de rigueur juste, dans la pondération de la voix. On le voit même se mettre au service de ses élèves pendant la récréation en coupant leur pomme en 2 ou en 4, de parts égales. On se croirait dans Le Maître ignorant de Rancière.

Le film touche beaucoup pour ce qu’il laisse deviner du quotidien de ces enfants, soit pour leur espièglerie soit pour la fatigue qu’ils affichent si jeunes sur leur visage. Ces face-à-face témoignent aussi des différents rapports des enfants à l’autorité, un thème qui court donc dans toute l’œuvre de l’auteur. Les coups d’œil que les enfants jettent souvent aux équipes de tournage montrent que l’autorité s’exerce aussi par l’équipe de cinéma sur eux. Les larmes qui coulent, les pardons qui sont donnés, les regards fuyants, les plaintes et les pleurs sont vrais. Et c’est cette vérité de l’enfance, sans tricherie, qui émeut autant.

Produit également par la « Kanoon », l’Institut pour le développement intellectuel de la jeunesse, l’œuvre donne à apprendre le respect des autres et la préservation de l’espace public (illustré par le nettoyage de la cour par tous les élèves). En définitive, dans les conflits auxquels les enfants sont confrontés entre eux, sous la tutelle du maître d’école, Les Élèves du cours préparatoire interroge la difficulté de trouver sa place juste dans la communauté.


Devoirs du soir
(1989)

À l’école Massim Massoumi, Kiarostami s’attarde cette fois sur les C.M.1. Au début, un passant lui demande « c’est une fiction ?« . À quoi il répond : « Non c’est un docum… » avant d’hésiter. Pour finir par répondre : « ce n’est pas tout à fait un film, c’est plutôt une recherche« .

On entend ensuite une foule de jeunes garçons chanter la gloire du Prophète Mahomet et l’anéantissement des « hommes de Saddam », choses qu’on n’entendait pas dans le précédent. Dès 7 ans (l’âge de raison, dit-on), la géopolitique et la religion prennent leur place chez les jeunes Iraniens de la fin des années 80, où la Guerre Iran-Irak s’est terminée. Pour la première fois et l’une des rares, Kiarostami apparaît dans son propre film. Dans un jeu de champs-contrechamps, il interroge des garçons en les éclairant et les visant de sa caméra, dans un dispositif scénique qui a tout de l’interrogatoire policier. Les portraits des garçons, la lumière ocre et nimbée, le fond mordoré derrière, leur donne des airs de gavroches peints par Rubens.

La voix du cinéaste dégage une certaine tendresse. Sans se mettre à leur hauteur, en épousant la posture de maître, il suspend tout jugement et essaie toujours de comprendre en s’ouvrant à la parole des enfants. Au 2/3, apparaît un homme adulte de 45 ans à peu près. Il élabore un vrai discours d’ouverture qui appelle au respect des sensibilités de l’enfant, à ne pas les assommer de savoir ni d’en faire des individus harassés par la pression scolaire doublée de celles des parents.

Mais malgré ces belles intentions, ce qui pince le cœur, c’est la profonde détresse dans laquelle des enfants peuvent se trouver devant les adultes. Le film offre très certainement une compilation de cas d’étude en pédopsychiatrie comportementale. Au point où on se demande quels adultes Iraniens sont devenus ces enfants.

Enfin, quand on arrive au terme du long, généreux et passionnant voyage des films du coffret, restent les nombreux boni qui agrémentent l’ensemble. Ils permettent, grâce aux présentations d’Agnès Devictor, de Jean-Michel Frodon ou encore d’Alain Bergala, de retraverser les paysages des films, d’en découvrir les coutures, les pleins et les déliés. Avec le même souci pédagogique qui préside aux courts du cinéaste, les intervenants savent rendre limpides les secrets esthétiques, historiques, psychologiques et sociologiques des films, sans pédanterie ni jargonisme. Les enfants ont aussi leurs boni, les initiant à l’analyse au contact du Pain et la rue, du Passager ou d’Expérience. En résulte, au final, de ce grand geste humaniste, moral et citoyen, quelque chose d’assez galvanisant qui, de l’Iran des années 70, nous réveille et nous rappelle, sans sécheresse, les fondements du contrat social.

Flavien Poncet

Abbas Kiarostami : les années Kanoon. Iran. 1972 – 1989. Disponible en édition DVD/Blu-Ray le 04/05/2021 chez Potemkine.

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