Les Esprits maléfiques du Japon est le troisième long métrage de fiction de Kuroki Kazuo. Distribué en 1970, c’est un film de yakuza crépusculaire et une capsule temporelle inestimable de la contre-culture japonaise de l’époque.
Dans une ville de province confrontée à la rivalité de deux clans mafieux, un yakuza et un policier, véritables sosies interprétés par Sato Kei, décident de s’allier et de changer de statut : le premier se fait passer pour un policier venu aider les forces locales, le second devient temporairement un yakuza censé régler le conflit entre les deux clans. L’un comme l’autre prennent goût à leur nouvelle identité et se découvrent des points communs malgré leurs antagonismes.
La guerre des deux clans mafieux n’est qu’un prétexte pour répondre à des questions profondes. Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que le Japon ? Quel est le délai de prescription d’un crime ? Peut-on légiférer le mal ? En sous-texte des Esprits maléfiques du Japon, une recherche de l’origine du mal des deux protagonistes : ancien militaire pendant la Seconde Guerre mondiale pour le policier, ancien militant communiste et meurtrier pour le yakuza. Ces doubles dostoïevskiens, deux faces d’une même pièce, ont une même quête – désespérée et suicidaire – de rédemption et de justice.
Les Esprits maléfiques du Japon est un nouveau tour de force de la part de Kuroki Kazuo, après Le Silence sans ailes (1966) et Cuba mon amour (1969). Au premier abord déconcertant et difficile à suivre à cause des doubles (on ne sait plus vraiment qui est qui – et peu importe), le film est le témoignage de la contre-culture de l’époque, à travers trois personnages aux profils bien différents : Takahashi Kazumi, auteur du roman Les Esprits maléfiques du Japon ; Okabayashi Nobuyasu, chanteur folk contestataire à la Bob Dylan, qui ponctue le film de ses ritournelles absurdes et pince-sans-rire ; et Hijikata Tatsumi, créateur de la danse butô et ici second rôle effrayant et maléfique. Explications.
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Takahashi Kazumi et la révolution mondiale
Le scénario des Esprits maléfiques japonais est adapté du roman éponyme de Takahashi Kazumi publié en 1966. Takahashi estun auteur phare des années 60 mais ses œuvres ne sont malheureusement pas encore traduites. Son histoire personnelle est symptomatique de celles des Japonais nés dans les années 30 : traumatisé par les raids aériens étasuniens sur Osaka en mars 1945, Takahashi entre à l’Université de Kyoto en 1951 et se fait remarquer par son engagement aux côtés du Parti Communiste japonais. En juin 1952, il participe à une grève de la faim pendant cinq jours pour dénoncer les sanctions disciplinaires de la direction de l’université à l’encontre des étudiants signataires d’une pétition anti-militariste contre la venue de l’Empereur à Kyoto. C’est tout naturellement que dans les années 60, il milite contre le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon ou la guerre au Vietnam, et soutient publiquement les mouvements étudiants à partir de 1968, y compris les actions les plus radicales de Zenkyoto.
En 1970, alors professeur de littérature chinoise à l’Université de Tokyo, Takahashi accepte de démissionner de son poste et assume la responsabilité des troubles estudiantins qu’il aurait contribué à attiser. Il meurt en 1971, à l’âge de 39 ans, des suites d’un cancer du colon, alors que ses textes théoriques anti-impérialistes sur la révolution mondiale sont prisés des étudiants gauchistes. Un recueil de ses écrits a même été édité en 1971 par la Faction armée rouge, branche radicale issue du syndicat étudiant Zenkyoto dont le parcours se terminera dans le sang et la mort.
Takahashi est également l’auteur de plusieurs romans dont Mon cœur n’est pas de pierre et La Chute, mettant en scène des anti-héros révoltés contre le pouvoir mais dont l’engagement est voué à l’échec. Dans son texte « Nous sommes tous nihilistes : l’engagement politique chez Mishima et la nouvelle gauche estudiantine », Thomas Garcin, spécialiste de la littérature japonaise d’après-guerre écrit de ses anti-héros : « Désabusés, les protagonistes de ces textes optent finalement pour une sorte de mystique de la défaite, voire du mal, selon une parabole quasi-dostoïevskienne mais sans l’espoir religieux d’une rédemption christique. Il est difficile de ne pas songer, devant ces destins fictifs, à l’aboutissement du mouvement estudiantin contemporain, efficacement maté par les forces de l’ordre et dont les derniers rescapés engagèrent diverses entreprises désespérées et sanglantes qui portèrent le discrédit sur l’ensemble de l’extrême-gauche ». On peut dire la même chose des deux héros des Esprits maléfiques du Japon, en quête de rédemption et de justice et dont l’esprit suicidaire les entraînera vers une mort « héroïque », kamikaze.
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Okabayashi Nobuyasu, chanteur dylanesque
Autre « esprit de son temps » présent dans le film : Okabayashi Nobuyasu, chanteur folk apparu en 1968 et vite comparé à Bob Dylan. Ses débuts sont marqués par des chansons protestataires glorifiant les ouvriers et les étudiants et dénonçant la corruption de l’Etat, la consommation de masse et les guerres impérialistes. Comme Dylan, il est vite écrasé par son succès et le dogme folk. En 1969, après un premier album, il se retire temporairement de la vie publique avant d’expérimenter le rock électrique (comme Dylan en 1965). En 1970, quand il rejoint l’équipe des Esprits maléfiques du Japon, Okabayashi est donc déjà un vedette de la contre-culture en semi-retraite qui s’oriente vers de nouvelles propositions artistiques.
Okabayashi joue son propre rôle et ses séquences musicales sont explicitement mises en scène comme un commentaire du film en train de se jouer. Avant de pousser la chansonnette en pleine rue devant un public d’enfants, alors qu’il se fait passer pour un ramasseur de déchets, il dit : « Je ne suis pas vraiment un éboueur, le réalisateur du film présent à vos côtés m’a dit de jouer ce rôle. Mais je suis un chanteur et dans cette scène, je dois vous chanter une chanson ». Les paroles alternent entre jeux de mots potaches, commentaires acerbes sur la société japonaise et élégies. Plusieurs séquences sont filmées dans un champ labouré par des pelleteuses, probable référence à la lutte de paysans contre la construction de l’aéroport international de Narita (le Notre-Dame-des-Landes nippon de l’époque).
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Hijikata Tatsumi, danseur butô et véritable Yokaï
Dernière figure importante : Hijikata Tatsumi, créateur de la danse ankoku butô à la fin des années 50. Ankoku butô signifie littéralement « danse des ténèbres » et s’inspire de courants d’avant-garde étrangers, notamment l’expressionnisme allemand et le surréalisme. Dès la fin des années 50, Hijikata (dont le nom d’artiste est un traduction littérale de Genêt, en référence à l’auteur français) côtoient d’autres hérauts de la scène artistique japonaise : l’écrivain Mishima Yukio, le photographe Hosoe Eikoh ou Terayama Shuji. Plusieurs de ses danses sont directement inspirées des écrits du Marquis de Sade et du Comte de Lautréamont, connus pour leurs exagérations et leurs associations d’images dissonantes et maléfiques (on y arrive !). Il n’est pas étonnant que Hijikata ait participé à plusieurs films d’Ishii Teruo fleurant bon l’ero guro, comme Orgies sadiques de l’ère Edo ou Les Horreurs des hommes difformes.
Dans Les Esprits maléfiques du Japon, Hijikata joue le rôle d’un militant communiste qui a trahi ses camarades après les avoir poussés à l’assassinat d’un propriétaire terrien. Physiquement, ce militant est effrayant : un mélange de Raspoutine et de Charles Manson en guenilles, se mouvant tel un animal ou un homme ivre, comme dans cette scène surréaliste où on le voit courir de manière incohérente et saccadée, déguisée en jeune fille, deux couettes hirsutes pour coiffure… Le voilà l’être maléfique ! Le voilà le Yokaï ! Ce n’est pas un hasard si les mouvements de danse butô influenceront la gestuelle des personnages de fantômes dans les films de la J-Horror des années 90, Ring en tête. Sadako n’est qu’une mise à jour du Hijikata ici en haillons et véritable fantôme communiste des années 50 qui hante les pensées du yakuza en quête d’apaisement.
Marc L’Helgoulac’h
Les Esprits maléfiques du Japon de Kuroki Kazuo. Japon. 1970