Kuroki Kazuo

Kuroki Kazuo, de Hiroshima à Cuba mon amour

Posté le 24 avril 2021 par

Au cour des années 1960, le documentariste Kuroki Kazuo est passé à la fiction avec deux longs métrages teintés d’histoire et de politique : les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et de la bombe atomique dans Le Silence sans ailes (1966) et les possibilités d’une révolution socialiste en cours avec Cuba mon amour (1969), première et unique co-production nippo-cubaine.

Iwanami Productions et les films documentaires

Kuroki Kazuo faite partie de la génération née dans les années 30 qui connaîtra la fin de l’Empire du Grand Japon, les bombardements de 1945, l’occupation du pays par les États-Unis et l’essor des mouvements de contestation politique des années 50, avec le syndicat étudiant Zengakuren et le Parti Communiste japonais. Dans les années 50, il rejoint Iwanami Productions qui produit des films documentaires pour des entreprises et des administrations. Des films de commande donc, soit pour promouvoir des biens de consommation, soit pour mettre en avant des services éducatifs, pédagogiques ou industriels développés par des préfectures.

Kuroki Kazuo Le Silence sans ailes

Au sein d’Iwanami Productions, Kuroki côtoie le gratin de documentaristes qui renouvelleront le genre et se feront mieux connaître dans les années 60 et 70, en passant parfois à la fiction. Parmi eux :

Tsuchimoto Noriaki, ancien étudiant membre du syndicat Zengakuren et du Parti Communiste japonais, connu pour sa trilogie sur la maladie de Minamata, une maladie liée à l’industrialisation du Japon.

Ogawa Shinsuke, responsable d’une série de documentaires sur les contestations étudiantes contre le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon (ANPO) et la lutte de paysans contre la construction de l’aéroport international de Narita. Sa filmographie a fait l’objet d’une rétrospective en France en 2018.

Hani Susumu, réalisateur en 1968 du chef-d’œuvre Premier amour, version infernale, histoire d’amour de deux adolescents dans un Japon tiraillé entre tradition et modernité (expression tarte à la crème, option pièce montée de mariage) scénarisée par Terayama Shunji. Sa filmographie complète (documentaires et fictions) est étudiée ici.

Suzuki Tatsuo, futur directeur de photographie pour des films produits par l’Art Theatre Guild (vigie de l’avant-garde cinématographique) dont ceux de Terayama Shuji ou Les Funérailles des roses de Matsumoto Toshio.

Iwanami Productions est un véritable laboratoire d’expérimentations artistiques mais dont Kuroki est conscient des limites éditoriales. Après tout, il s’agit avant tout de films documentaires de commande… et on ne choisit pas toujours le commanditaire ! Kuroki quitte donc cette société en 1960. Il poursuit son travail documentaire et réalise notamment Record d’un marathonien, commande de Fuji Film, sur Kimihara Kenji, athlète arrivé à la huitième place au marathon des Jeux olympiques de 1964. Le documentaire, distribué au Japon par la Nikkatsu, est visible en intégralité sur la plateforme de films documentaires japonais Kaga Kueizo. Commande de Fuji Film, il fut jugé « contre-révolutionnaire » par le Parti Communiste japonais, duquel était pourtant proche Kuroki… Un incident qui ne sera pas oublié lors de la distribution du film Cuba mon amour en 1969 !

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Le Silence sans ailes

En 1966, sans projet et sans travail, Kuroki est contacté par le documentariste Matsukawa Yasuo pour écrire et réaliser un long métrage pour la Toho. L’idée du studio est de surfer sur la Nouvelle Vague ambiante et de distribuer un film dans la veine de La Femme des sables de Teshigahara Hiroshi, grand succès critique (Prix du Jury à Cannes et Prix Blue Ribbon du meilleur film et du meilleur réalisateur).

Kuroki Kazuo Le Silence sans ailes

Très influencé par Alain Resnais et Jean-Luc Godard, Kuroki réalise Le Silence sans ailes, soit, à travers la ballade d’une larve de papillon entre Nagasi et Hokkaido, un portrait du Japon contemporain, entre les stigmates des bombes atomiques, la misère économique d’une partie de la population, l’essor d’une classe moyenne composée de salarymen, la corruption politique et le développement de la consommation de masse. Vaste programme qui s’inscrit dans la mouvance des films d’Oshima, Imamura et Shinoda, autopsies en pellicule d’un Japon perturbé.

Entre des images d’archives de la destruction de Hiroshima et de la séance parlementaire mouvementée de 1960 qui entérina l’ANPO, Kuroki développe une poésie avec des séquences qui se suivent comme des poèmes et des plans iconiques, sublimés par la photographie de Suzuki Tatsuo, notamment ceux de l’actrice Kaga Mariko, fil rouge et Eurydice du film, guidée par la musique du réalisateur Orphée… qui n’a de cesse de se retourner vers le passé pour mieux s’inscrire dans le présent. Kaga Mariko est loin d’être une inconnue puisqu’elle a joué dans plusieurs films marquants comme Les Larmes sur la crinière du lion de Shinoda Masahiro, Les Lundis de Yuka de Ko Nakahira ou Les Plaisirs de la chair d’Oshima Nagisa. Watanabe Fumio, interprète du salaryman en pleine crise, est également un acteur récurrent pour Oshima.

Kuroki Kazuo Le Silence sans ailes

Alors que Le Silence sans ailes devait être distribué dans tout le pays, les responsables de la Toho, qui détestent le film, annulent tout. Le film est récupéré par l’Art Theatre Guild qui le distribuera mais avec moins d’ampleur que l’aurait fait la Toho.

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Cuba mon amour

En 1968, l’Association d’amitié Japon-Cuba approche Kuroki, toujours sans projet, pour tourner un film à Cuba à l’occasion du dixième anniversaire du régime castriste et de la victoire du Mouvement du 26 juillet. Étonnant projet qui constitue l’unique co-production nippo-cubaine (plus exactement avec l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques). À l’été 1968, Kuroki accompagné d’une équipe réduite débarquent sur l’île et s’allient à d’autres techniciens cubains pour tourner une histoire d’amour sans réel script, prétexte à une visite touristique de l’île et une glorification de Che Guevara et de Fidel Castro, remparts à la puissance étasunienne. À l’exception de l’acteur principal Tsugawa Masahiko, jeune premier de la Nouvelle Vague, toute la distribution est amateur et choisie sur les lieux du tournage, notamment Marcia, le rôle féminin, recrutée dans une manufacture de cigares.

Kazuo Kuroki Cuba mon amour

L’histoire du film est simple : Akira, jeune marin japonais en escale à La Havane, parcourt les rues, les cafés et les plages à la recherche de conquêtes féminines. Il accoste tout ce qui bouge, effarant parangon de « drague lourde » (euphémisme), quitte à provoquer une rixe dans un bar. Il suit contre son gré la belle et taciturne Marcia, jeune femme dont toute la famille a été tuée lors des affrontements de juillet 1956 entre les militants castristes et les forces de l’ordre du gouvernement de Batista. Son seul amour est la révolution cubaine, ce qu’a du mal à comprendre Akira qui recherche uniquement les plaisirs de la chair. Leur périple amoureux les mène près d’une caserne militaire où l’armée s’entraîne contre les ennemis impérialistes. Un pèlerinage dans la baie des Cochons nous montre une carcasse de tank, vestige de la victoire militaire d’avril 1961 contre le coup d’État fomenté par les États-Unis. Une scène champêtre est prétexte à exalter les coupeurs de canne à sucre.

Kazuo Kuroki Cuba mon amour

Che Guevara est la figure omniprésente du film : ses slogans sont dans les vitrines, son portrait est peint sur les façades d’immeuble, son journal intime est explicitement cité. Quant à Fidel Castro, il apparaît à deux reprises, lors de l’inauguration officielle d’une ville nouvelle et, point d’orgue du film, lors du discours du 26 juillet 1968, anniversaire de la révolution cubaine, devant une foule de centaine de milliers de personnes. Cuba est présenté comme un pays libre où les discriminations raciales et sociales sont abolies : noirs, blancs, métisses, paysans, fonctionnaires, militaires… tout ce monde ne fait qu’un – le peuple cubain. Bien sûr, le pays est en alerte permanente : les militaires sont partout et le film se conclut par un plan sur un bateau espion étasunien, au large de l’île. Cuba, un paradis social menacé.

Kazuo Kuroki Cuba mon amour

Le moins qu’on puisse dire est que le film n’a pas bénéficié d’une grande distribution au Japon. D’après Kuroki lui-même, Cuba mon amour a été projeté dans « une ou deux salles de Tokyo » avec un mécontentement du Parti Communiste japonais, déjà agacé par l’affaire du documentaire Record d’un marathonien en 1964, et furieux de voir que Cuba mon amour met en scène un Japonais hédoniste et coureur de jupon, loin des valeurs de la révolution cubaine. À Cuba, le film fut officiellement projeté en… 2011, soit cinq ans après la mort du réalisateur, grâce aux recherches d’Alan Garcia Marian qui réalisera par la même occasion La Novia de Akira, un documentaire sur le tournage du film, retrouvant même une partie de la distribution cubaine dont la fameuse Marcia.

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Coda

Pour en savoir plus sur la carrière de Kuroki Kazuo, lisez ce passionnant entretien où l’on apprend qu’après la sortie du Silence sans ailes, il refusa une offre de film de la part de Marc Allégret et Pierre Braunberger, alors le producteur de Jean-Luc Godard et François Truffaut !

Marc L’Helgoualc’h

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