En 2017, Barbet Schroeder diffusait son documentaire Le Vénérable W., un documentaire sur le moine bouddhiste birman Ashin Wirathu, chef de file du parti nationaliste et racialiste Ma Ba Tha, et l’un des initiateurs de la persécution des minorités musulmanes rohingyas. Le film est disponible sur le site d’Arte jusqu’au 31 mars 2021 !
Le Vénérable W. est le dernier volet de la « trilogie du mal » de Barbet Schroeder, après Général Idi Amin Dada : Autoportrait (1974) et L’Avocat de la terreur (2007). Après le chef d’État ougandais et l’avocat Jacques Vergès, chantre de la décolonisation et thuriféraire des peuples opprimés (et défenseur de plusieurs oppresseurs, ce qui n’est pas antinomique), Schroeder nous présente Ashin Wirathu, moine bouddhiste et militant nationaliste, qui depuis la fin des années 1990, se bat pour réduire au silence les rohingyas, une minorité musulmane qui représente environ 4% de la population birmane. Un engagement qui a commencé par la publication d’un pamphlet interdit d’une dizaine pages et qui se conclut 15 ans plus tard par une épuration ethnique et le déplacement au Bangladesh de plusieurs centaines de milliers de rohingyas. Comment cela est-il possible ? Comment un bouddhiste peut-il prôner la violence ? Pour expliquer ce phénomène, Schroeder a rencontré et interrogé Wirathu lui-même, d’autres moines liés aux récentes insurrections birmanes, un représentant des rohingyas, un journaliste et un membre d’ONG.
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La petite boutique des horreurs
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Le Vénérable W. est une histoire ordinaire. Banale. Tristement banale. Wirathu est un homme « normal », c’est-à-dire médiocre, comme le montrent les séquences de son interview. Aucun emportement de sa part, les yeux injectés de sang et l’écume aux lèvres. Un discours calme et posé, presque apaisant. Une douceur accentuée par la voix-off de Bulle Ogier et ses citations bouddhistes en mode ASMR.
Wirathu est un boutiquier qui a tout fait pour faire prospérer son entreprise. Cela demande un effort de communication qui s’est enrichi au fil des ans : publication de pamphlets distribués d’abord sous le manteau, discours publics et « tournées » façon rock star, production de vidéos de propagande, utilisation intensive des réseaux sociaux, avec un Pôle communication bien huilé à l’orchestration, avec community manager, directeur de création, concepteur-rédacteur : la base de la propagande comme on la connaît via des agences de publicité et des groupes politiques. Une entreprise comme une autre. Vendre du savon ou de la haine, peu importe : le dispositif est similaire. On pense bien sûr à Daech et sa propagande par vidéos virales d’exactions et sa revue Dabiq mais cela s’applique à l’ensemble des courants politiques y compris en France.
L’essor du Troisième Reich et la figure de Hitler imprègnent tout le film, comme un palimpseste sur lequel la Birmanie et des préceptes bouddhistes et racistes se substituent à l’Allemagne et à la doctrine nationale-socialiste. Un parallèle qui a vite été fait dans la presse internationale, dès 2013, notamment par le Time et sa Une « The Face of Buddhist Terror ». Sur la fabrique et la diffusion d’une idéologie, tout a déjà été dit. Le procédé est connu, il est immuable. Qu’on relise Les Derniers jours de l’humanité de Karl Kraus, sa monumentale pièce de théâtre sur la Première Guerre mondiale pour s’en convaincre. Un carnaval de cuistres.
L’entreprise du mal est le prétexte pour étaler sa logique de marchand et faire fructifier sa richesse (reconnaissance ou biens matériels). L’Histoire (avec une grande hache) qui est contée à l’école et dans les chroniques des temps passés n’est que le documentaire en continu de la petite existence de boutiquiers : chefs spirituels ou militaires pour la plupart. Des camelots. Les marchandises en jeu ? L’ego et l’ambition d’arrivistes ; ici, un moine bouddhiste. Le Mal est la somme des ambitions boutiquières individuelles, agrégée par un dénominateur commun, un démiurge comme Wirathu. Me, Myself & Moine. Avec moins d’âme que De La Soul.
Ce Wirathu peut-il nier son implication dans le massacre de populations ? Évidemment. « Il y a une chose pire que le meurtre, c’est le meurtre avec mensonge », Karl Kraus, 1933. C’est sans étonnement que l’on voit le moine bouddhiste nier les accusations d’appels à l’insurrection et aux meurtres. Il explique sans sourciller que ce sont les rohingyas qui incendient eux-mêmes leurs maisons pour que l’aide internationale leur en fournissent de nouvelles (évidemment plus spacieuses et mieux équipées). Un procédé qui rappelle la Greuelpropaganda, « la propagande sur les horreurs », expression utilisée par les nazis dès 1933 pour désigner la dénonciation, selon eux, calomnieuse de leur actions.
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Comme une tranche de viande
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Les images les plus frappantes du Vénérable W. sont les images d’archives, les films amateurs de violence et d’épurations ethniques : maisons incendiées, hommes traqués battus par la foule et brûlés en place publique.
Des images « sur le vif » non pensées en termes de mise en scène et qu’on a l’habitude de voir sur les réseaux sociaux. Ces tranches de réel (comme une tranche de viande que l’on porte à notre bouche, un festin nu, soit, comme l’écrit William Burroughs, « cet instant pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de chaque fourchette ») sont les plus marquantes car elles sont justement vierges d’intentions artistiques.
Sans prise de conscience de son acte, il n’y a pas mise en scène. Tout comme le simple fait de marcher ou de se mouvoir ne devient danse que quand on pense et prémédite son geste. Ou comme respirer devient une technique de méditation seulement quand on pense à l’acte de respirer. Ces images « amateurs » sont une absence de soi et c’est pour cela que chacun peut se les approprier : le film 8 mm d’Abraham Zapruder sur l’assassinat de Kennedy en 1963, le clip tourné au smartphone de la mort de l’étudiante iranienne Neda en 2009… et tant d’autres. Dans son documentaire, Schroeder injecte ces séquences non pensées entre ses séquences d’entretiens et de témoignages qui sont doublement pensées : dans la mise en scène et dans les propos qui y sont tenus. Le travail de Schroeder est de construire l’emballage, la structure du corps humain qui accueille les organes vitaux nécessaires à son fonctionnement.
Marc L’Helgoualc’h.
Le Vénérable W. de Barbet Schroeder. 2017. France-Suisse. Disponible sur le replay d’Arte jusqu’au 31/03/2021 et en VoD.