Sans conteste, Kawase Naomi compte aujourd’hui comme l’une des réalisatrices dont l’œuvre, d’une permanence tranquille, résiste le mieux aux aléas des modes, en explorant à chaque fois, à pas feutrés, les zones d’ombre de ses contemporains. Elle orchestre avec sa douceur coutumière, pour son 14ème long-métrage, True Mothers, une exploration de l’adoption. La Japan House a permis à de nombreux internautes de le découvrir en avant-première.
Satoko et Kiyokazu semblent des parents épanouis avec leur enfant, Asato. Lorsqu’un jour Asato est accusé d’avoir blessé un de ses camarades, Satoko s’interroge sur la confiance qu’elle peut avoir en la parole de son garçon. Adopté après un long processus, Asato vit lui aussi heureux. Mais la sérénité du foyer va se dissiper suite à l’appel incongru d’une jeune femme, Hikari. Elle prétend être la mère biologique d’Asato et entend bien pouvoir le récupérer…
Les premiers instants du film, baignant dans une lumière assez froide, donnent le sentiment d’une réalisation plutôt clinique, loin de la chaleur épidermique de Shara, Mogari ou même du Voyage à Yoshino. On craint qu’elle n’ait cédé aux facilités du numérique, comme Kore-eda avec Notre petite sœur (une grande partie des plans y était surexposée), ou qu’elle ne tente d’atteindre la neutralité d’apparat d’un Hamaguchi. C’est sans compter sur l’évolution du récit et la façon dont l’atmosphère plastique va se teinter de nuances et, souvent, d’ocres crépusculaires, au fur et à mesure que les enjeux s’amplifient et, paradoxalement, que la lumière se fait sur les relations.
Ce hiatus d’atmosphères, cultivé jusqu’à la fin, apparaît d’emblée : après la séquence inaugurale dans la nature, la suivante raccorde sur un building en construction (travaux et nuisances sonores inclus). Cette jonction malgré les dissonances (lumières froide et chaude, ville et nature, trivialité et spiritualité), c’est le nœud du film, son idée cardinale. Elle re-présente dans l’écriture même du montage la propension à unir avec douceur des éléments disparates, comme des parents peuvent élire pour enfant un être étranger à leur sang.
L’alternance entre la nature et la ville rime également avec les différentes temporalités. Ces jeux discrets d’aller-retour, cette dialectique à l’horizontal où le passé se faufile dans les mailles du présent symbolisent par le montage un des motifs favoris de la réalisatrice : ce que les Japonais appellent le komorebi, la lumière du soleil qui passe à travers les feuilles des arbres. Cette touche épiphanique offre au spectateur trois vertus : donner un souffle naturaliste, presque céleste, à la mise en scène en symbolisant le croisement entre le présent et un ailleurs qui le traverse (les rayons du soleil, les actions du passé) ; incarner par la beauté la rencontre de deux substances a priori hétérogènes ; traduire la logique en flashbacks par ces plans où se croisent l’au-delà du soleil et l’ici-bas des frondaisons.
Parmi les nombreux sujets que le film traverse, plusieurs sont relativement tabous dans la société japonaise contemporaine : l’infertilité masculine, l’adoption, la maternité juvénile, les nouvelles parentalités… Autant de non-dits sociaux que Kawase approche à sa façon : avec une discrétion méditative, à la juste distance du sujet, entre exposition et respect. L’emploi délicat de la musique au piano (aux accents proches de Hisaishi Joe) charge la plupart des instants clés d’une fébrilité sans emphase.
La représentation qui y est faite de l’adoption traduit la grande tolérance panhumaniste du film sur le sujet. Lors d’une réunion de parents, une des personnes dit à son enfant qu’il a trois mères : sa mère adoptive, sa mère biologique et la personne qui a accompagné le processus administratif et émotionnel. Comme beaucoup de films dans le monde à l’orée du XXIème siècle, au Japon aussi (Une Affaire de famille, Senses, Dans un jardin qu’on dirait éternel…), la formule canonique de la cellule familiale est en crise et la parentalité se donne sous de nouvelles configurations. Cette dernière prend à rebours les attentes conservatrices de ce que serait un « vraie mère« .
L’autre beauté symbiotique de True Mothers, et présente dans tous ses films depuis le premier, c’est la communication sans rupture de toute la sphère du vivant. En liant, dans son scénario comme dans sa mise en scène, différents problèmes liés à la maternité, différentes figures féminines, différents espaces-temps, Kawase ne fait pas seulement montre d’irénisme, en fusionnant les problèmes sociaux avec le cadre de la nature. Elle témoigne aussi que les problèmes socio-culturels humains sont autant d’épiphénomènes solubles, pour peu qu’on se fonde dans le mouvement de son écosystème. L’une des choses les plus secrètes, et de ce fait les plus belles, du film, c’est la discrétion des points de montage. La caméra portée permet au mouvement interne au plan de rendre fluide la bascule vers un autre plan, vers une autre séquence et (parfois) vers un autre espace-temps. Au point où l’on se rend compte souvent tardivement que nous sommes passés dans un flashback. Cette « robe sans couture » du temps et des blessures qu’assemble la cinéaste est fascinant, au regard de 2021 : elle défend par là l’idée intempestive d’une vie humaine qui renouerait avec le rythme de la nature, tout en tendant vers une évolution progressiste de la condition de parents.
Le troisième et beau geste du film, c’est la mise en forme de la mémoire, et notamment de celle des corps. Satoko déclare un moment, lors de la visite d’un monument archéologique : « Les rochers sont la mémoire de la Terre« . Comme la géologie révèle l’archéologie de la nature, les souvenirs et leur manifestation par les mots et les gestes exposent l’histoire des mémoires individuelles. La gestique des actrices et des acteurs, lors des moments d’intimité dans lesquels ils révèlent une fragilité, tiennent d’un sous-jeu ultra-raffiné, ad hoc avec l’élégante retenue de toute l’œuvre. Le jeu des comédiens manifeste, par une micro-variation des expressions, le langage du corps à retenir une douleur du passé ou à exprimer un pardon pour l’avenir.
Parce que le rythme de True Mothers (2h20), en construction séquencée, épouse celui d’une fleur en éclosion progressive, dans une maïeutique des sens et de l’intelligence, il est difficile de détailler précisément comment les intentions et les fêlures se font jour sans écorcher l’émotion des révélations. Et dans sa marche progressive, le spectateur peut s’aménager une place auprès des personnages. Il devient alors l’observateur familier de la façon dont chacune et chacun s’emparent de son histoire et de son rapport aux autres pour contrecarrer les meurtrissures de la nature et composer une généalogie élective.
Flavien Poncet
True Mothers de Kawase Naomi. 2021. Japon. 2h20. Prochainement en salles.