Dix ans après Brumes de chaleur et onze après Mélodie tzigane, Suzuki Seijun conclut finalement son triptyque de l’ère Taisho avec Yumeji. La Trilogie Taisho, restaurée en 2017, est disponible en coffret Blu-Ray chez Eurozoom depuis le 16/02/2021. Elle comprend Mélodie tzigane (1980) – Brumes de chaleur (1981) – Yumeji (1991).
Troisième volet de la Trilogie Taisho, Yumeji est une évocation libre de la vie de l’artiste Yumeji Takehisa (1884-1934), connu pour ses aquarelles traditionnelles japonaises. En manque d’inspiration, le peintre décadent et fantasque se rend à Kanazawa pour raviver la flamme de son art, mais se retrouve aux prises avec une veuve et les fantômes qui la hantent.
Avant d’être connu en tant que film, Yumeji l’est pour son thème principal : Yumeji’s theme, composé par le grand Umebayashi Shigeru. Il s’agit bien sûr des notes de violon qu’emprunta Wong Kar-wai pour son In the Mood for Love en l’an 2000, mais l’hommage s’arrête ici. Suzuki Seijun perpétue ses expérimentations sonores et visuelles autour de la vie d’artiste, avec une maîtrise aussi bien plastique que narrative ahurissante, preuve que les deux précédents volets de la Trilogie Taisho ont nourri d’audace et parfait d’adresse le cinéaste formaliste. L’intertexte avec les arts japonais est ici plus flagrant que jamais, puisqu’un portrait du peintre Takehisa Yumeji est dressé. Nulle volonté d’en faire une biographie factuelle, on l’aura compris, Suzuki étant davantage attiré par la fiction, la représentation graphique et symbolique de ce qui peut se tramer dans l’esprit d’un artiste en panne d’inspiration. Le personnage de Yumeji, interprété par le rockeur Sawada Kenji, s’avère plus bohème encore que le professeur d’allemand de Mélodie tzigane ou que le dramaturge de Brumes de chaleur. Julien Sévéon nous le fait bien comprendre dans le petit livret accompagnant le coffret, il est « l’un des plus enivrants, à l’image de ce peintre assoiffé de vie et d’amour mais obsédé par la mort. »
Si le portrait ne se veut fidèle, Suzuki semble vouloir illustrer la mentalité de ce peintre décadent, qui se refusait au statut d’artiste par mépris pour l’élite, aimait la bonne chair et les excès en tout genre. Il nous apparaît rebelle et fougueux, en marge des cercles artistiques de son époque. Son thème de prédilection est donc à l’image de ce qu’il aimait : les belles femmes, sous l’égide d’un genre que l’on appelle communément le bijin-ga. Suzuki choisit d’en extraire les versants les plus populaires (comme la publication de peintures dans des magazines), lui-même ayant brassé dans les productions à large public de la mercantile Nikkatsu.
Une troisième fois, Suzuki s’approprie l’imaginaire exubérant de l’ère Taisho, à la croisée du renouveau artistique et des influences allemandes. La picturalité est à l’image des deux précédents opus, et assume quelque chose de grotesque voire de burlesque qui convoquerait presque le cinéma de Fellini (l’humour, les ruptures de ton, les costumes, les musiques, les mobiliers occidentaux…). Yumeji a un sens de la composition géométrique cependant plus prononcé : les intérieurs sont découpés en blocs d’espace linéaires, peuplés de fantômes et des tribulations existentielles de l’artiste (la chambre avec M. Rêve). Suzuki inclut beaucoup de collages et de surimpressions à ses expériences, à base de troncs d’arbre dans les airs ou de perspectives illogiques auxquels on associe généralement les idées graphiques d’Obayashi Nobuhiko (et notamment de son Hausu, 1977).
Il est difficile de relever des scènes en particulier tant tout semble échapper à l’entendement, de la moindre discussion au moindre phénomène surnaturel. C’est un film de fantômes comme on a peu l’habitude d’en voir, qui questionne par le prisme de l’irréel l’état d’un Japon qui se militarise, le rapport aux femmes et à la sexualité, l’imagination des artistes, la catharsis et l’acte de création. L’art s’admet peu à peu comme un contenant introspectif aux multiples interférences, de l’amour à l’hégémonie de l’ouest lointain grandissante, à mesure que Yumeji sombre dans le doute et fait face à sa crise identitaire. Au travers de son irrésistible mélodie et de ses images pittoresques, se dessine un tableau diffus et curieusement émouvant, à l’aune d’un surréalisme enchanteur qui séduit de son panel de personnages comme de ses purs instants d’évasion dans les contrées de l’imaginaire.
La Trilogie Taisho est un voyage ésotérique saisissant, sans cesse repoussant les frontières de la raison pour le manifeste poétique. Elle peut certes laisser en dehors, mais les expérimentations plastiques de Suzuki Seijun sont parmi les plus belles que le cinéma japonais du siècle dernier ait pu nous offrir. Quoi de mieux donc que de la découvrir avec le coffret Blu-Ray restauré des éditions Eurozoom, composé de nombreux et riches bonus : cartes imprimées, making-of de Yumeji, entretien avec Suzuki Seijun, livret rédigé par Julien Sévéon et Stéphane du Mesnildot, qui eux aussi ont droit à leur entretien. Plusieurs visionnages sont sans doute nécessaires pour saisir le sens de ces trois films, si tant est qu’il y en est un, mais a-t-on réellement envie de le connaître ? La beauté de la magie ne réside-t-elle pas dans son caractère le plus impénétrable, à la lisière de l’évasion ?
Richard Guerry.
Yumeji de Suzuki Seijun. Japon. 1991. Trilogie Taisho disponible en coffret Blu-Ray chez Eurozoom le 16/02/2021.