VIDEO – Frères de sang de Kang Je-gyu

Posté le 12 février 2021 par

Il y a presque 20 ans, avant que les superproductions coréennes n’explosent, Frères de sang (2004) de Kang Je-gyu était le film le plus cher jamais tourné sur la péninsule, avec un budget avoisinant les 13 millions de dollars. Découvrons le savoir-faire déployé dans cette fresque de guerre, éditée et disponible en DVD/Blu-ray chez Universal.

Séoul, début des années 1950. Jin-tae est cireur de chaussures et consacre ses ressources à son frère cadet Jin-seok, espérant l’envoyer prochainement à l’université. Leur mère veuve tient une petite échope avec la fiancée de Jin-tae. Tous les espoirs de cette famille s’effrondrent quand Jin-seok est mobilisé de force dans l’armée. Jin-tae tente en vain d’intercéder, mais subit le même sort. Ils partent malgré eux sur le front, mal équipés, mal nourris, mal organisés, harcelés jour et nuit par un ennemi supérieur en nombre.

Plus que le blockbuster, le début des années 2000 coréennes furent marquées par les cinémas d’auteur de Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Kim Jee-woon, Lee Chang-dong ou encore de Kim Ki-duk. Au même moment grandit aussi la volonté chez les citoyens comme les studios de raconter les évènements qui ont amené la fondation même de leur pays, longtemps bafoués par les régimes autoritaires (voir L’homme du président de Woo Min-ho pour davantage de contexte politique). Dans un élan démocratique, il était enfin devenu possible de le faire, mais cela exonère-t-il l’industrie culturelle coréenne des modèles cinématographiques américains alors dominants dans le monde entier ? Et bien, pas vraiment. Car Frères de sang a tout du film de guerre hollywoodien, dans la moindre couture et le moindre ressort dramatique.

Kang Je-gyu nous dépeint le triste destin réservé à une modeste famille, dont les deux aînés sont mobilisés malgré eux sur le front. L’originalité de la démarche vient du fait que nous suivons d’abord l’un d’entre eux à l’époque moderne, qui ne trouva jamais la paix en raison de la disparition de son frère lors d’une bataille s’étant déroulée 50 ans auparavant. Le cinéaste instaure ainsi tout un devoir de mémoire, en montrant l’armée fouiller activement les lieux jadis d’affrontement, ce qui nous rattache au désir de recoller les morceaux historiques dont nous parlions et d’honorer, a posteriori, ceux qui se sont battus pour la Corée. Une fois l’introduction faite, l’ensemble se déroulera pendant la guerre. Première manifestation de l’hégémonie américaine : Frères de sang est un film patriotique, à tel point que son titre original, « tae guk gi », est le nom du drapeau sud-coréen. Nous ne sommes pas sur une déconstruction engagée de l’effort de guerre et de la politique martiale (juste un peu) comme a pu le faire Kobayashi Masaki dans La Condition de l’homme, mais bien dans le pur hommage aux vétérans que n’aurait pas renié Clint Eastwood. Cependant, Kang Je-gyu ne se prive pas de rendre cruel le départ des deux frères à la guerre, et de montrer l’évolution de leur état d’esprit, corrompu par la violence et par la haine à l’encontre des communistes du Nord. Le film ne tombe pas non plus dans la diabolisation de ces derniers, puisque l’un de leur ami d’enfance est fait prisonnier et se battra dans le camp adverse, ce qui ouvre un dialogue certes léger mais bien venu à partir de la question : « qui est le véritable ennemi. »

Autre présence des paradigmes hollywoodiens : Frères de sang est un film épique. Il y a énormément de scènes de bataille qui le parcourt, et elles s’avèrent plutôt impressionnantes. La caméra de Kang Je-gyu nous immerge sur le front, dans la boue et dans la cendre parmi grenades, mitrailleuses et fusils. L’écran se retrouve submergé par les soldats courant dans les tranchées en évitant les balles pour conquérir une position stratégique. Bien que le montage manque parfois de lisibilité, la grammaire visuelle de la guerre est pleinement retranscrite, et évoque chez le spectateur les scènes héroïques du Tu ne tueras point de Mel Gibson ou de La Bataille de Jangsari de Kwak Kyung-taek et Kim Tae-hoon. Elle est aussi représentative du marché coréen autant que de l’industrie, bien loin du naturalisme de ses voisins chinois comme on peut le constater dans City of Life and Death de Lu Chuan.

Mais malheureusement, l’action semble dépourvue d’impact à cause du rythme beaucoup trop vif du film. Il a beau durer 2h30, les évènements s’enchaînent avec une rapidité déconcertante, ne prenant jamais le temps de respirer pour organiser son climat de danger. L’immersion fonctionne, mais se voit ternie par l’absence de mise en tension, bien que les personnages de Jin-tae et de Jin-seok restent attachants. On regrette également l’omniprésence presque emphatique de la musique, qui sur-dramatise sans cesse, n’est là que pour provoquer des frissons, et masque la dimension sonore du reste pourtant très bonne. S’ajoute à cela une narration académique et prévisible (long flashback), qui s’alourdit d’émotions faciles que l’on peut aisément qualifier de tire-larmes. Deuxième mais, Kang Je-gyu n’en offre pas moins un spectacle bougrement efficace, matérialisé dans la violence comme on la voit rarement, où les corps volent en éclat sous le feu des balles et se démembrent. Les effets spéciaux sont maîtrisés et permettent de mettre en images ces atrocités de la guerre. Difficile de ne pas convoquer le Soldat Ryan de Spielberg tant il en use les fondements dramatiques, à partir d’une même fratrie retouchée à la sauce coréenne. Entre le trop et le pas assez, il se fraye un chemin confortable dans le paysage du blockbuster asiatique.

Il y a donc du bon et du moins bon dans ce Frères de sang de Kang Je-gyu, mais le divertissement s’avère plutôt honnête, les enjeux forts, les personnages marquants et le souffle épique indémodable, en dépit des effets dramatiques poncifs ou du manque de latence. Et c’est l’occasion de revoir dans les larmes et dans le sang les très bons acteurs Jang Dong-gun et Won Bin.

Richard Guerry.

Frères de sang de Kang Je-gyu. Corée du Sud. 2004. Disponible en DVD/Blu-Ray chez Universal.