Cette année, le Festival des 3 Continents permet au grand public de découvrir gratuitement des œuvres fortes. Demain après-midi et soir sera disponible Shokuzai, le film réalisé en 2 parties par Kurosawa Kiyoshi en 2012.
En 2011-2012, Kurosawa Kiyoshi était occupé à réaliser Shokuzai, une mini-série en 5 épisodes, diffusée sur la télévision japonaise en 2012. Shokuzai, qui a finalement été reconverti en deux longs métrages, est sorti chez nous en 2013.
Cinq jeunes écolières jouent ensemble dans une cour de récréation vide. Un homme les accoste, et demande à Emili, la petite nouvelle de la bande, de l’accompagner pour des raisons obscures. Quelques minutes plus tard, les quatre autres retrouveront son corps inanimé au sol de la salle de sport. « Emili est morte », comme l’annonce sans tact l’une des fillettes à la mère de la victime. Une mère éplorée, mais aussi en colère contre ses jeunes amies qui, sous l’effet du choc, semblent toutes avoir oublié le visage du meurtrier, empêchant la police d’obtenir le moindre indice pour l’identifier. À cause d’elles, justice n’aura pas lieu. La mère d’Emili est très claire : pour cela, elles devront trouver un moyen de faire pénitence.
Tel est le pitch de départ de Shokuzai. En 20 minutes à peine, le fil rouge et ses enjeux sont posés, et peuvent alors commencer cinq chapitres sur ces cinq femmes, toutes liées et traumatisées par ce tragique évènement qui eut lieu il y a 15 ans. L’un des premiers grands plaisirs de spectateur que procure ce film est de nous surprendre quant aux évolutions très éloignées des différentes jeunes filles. Nous ne révélerons donc pas les pitchs des épisodes. Mais disons qu’à partir de ce postulat, Kurosawa réussit un film somme d’une richesse incroyable, insérant toutes ses obsessions et toutes les facettes de son cinéma. Le premier segment rappelle l’ambiance malsaine et suffocante de Retribution ou Loft. Le second, la description d’un quotidien et d’une communauté à la Tokyo Sonata. Le troisième, l’ambiguïté des rapports humains déjà perçue notamment dans Jellyfish. Le quatrième, l’humour de ses premiers films. Et le cinquième, la singularité de ses films policiers comme Cure. Quant aux fantômes de Kairo ou Séance, ils brillent de par leur absence. Ils sont invisibles (ou presque) à l’écran mais perceptibles à chaque moment. Jusqu’à exploser lors des deux extraordinaires dernières scènes, l’une avec l’apport de sa lumière céleste, l’autre par son brouillard opaque. Et le plus beau dans tout cela, c’est que Kurosawa ne se répète pas pour autant. Tout est magnifiquement digéré.
Car Kurosawa ne se contente pas d’un bête retour en arrière sur toute sa carrière. Il prolonge notamment le virage opéré dans Tokyo Sonata, qui mettait en avant un rôle féminin fort, contrairement à ses habitudes. Il ne s’agit pas là d’une première. Kaïro ou Séance avaient déjà un partage équitable homme/femme dans les rôles principaux, mais jamais il ne s’était exclusivement et autant concentré sur des portraits de femmes dans le Japon d’aujourd’hui (hormis peut-être ses deux premiers films érotiques, qui restent bien plus légers). Dans Shokuzai, les hommes sont réduits à des figures, presque des archétypes (« presque », puisque l’écriture du cinéaste reste irrémédiablement subtile). Ils sont mesquins, lâches, et même dangereux. Quoique, Kurosawa est suffisamment intelligent pour progressivement changer les lignes, avec des personnages masculins plus ambigus pour les condamner définitivement (le troisième chapitre), jusqu’au final, où le père d’Emili s’avère plus touchant qu’on ne l’aurait cru, tout comme le nouveau policier chargé de l’affaire, à la bienveillance indiscutable. Mais de toutes les manières, il est cette fois bel et bien question dans ce film de femmes. Des femmes perturbées par le drame qui les unit, chacune dans leur genre déréglées psychologiquement voire même physiquement par la culpabilité qui en découle. Mais ce n’est aussi qu’un point de départ permettant d’aller au delà, de dépeindre ce qu’est être une femme au sein d’une société japonaise terriblement machiste. Les cinq parcours totalement différents de ces fillettes devenues adultes englobent moult thématiques sur le sujet. Il est question de mariage arrangé, de femme-objet, en terme plus général de soumission. Et quand deux d’entre elles se rebellent de leur condition, deviennent dures et déterminées, elles sont immédiatement rangées au rang de garces, que cela soit justifié pour l’une ou non pour l’autre. Comme toujours, le ton de Kurosawa Kiyoshi est sans concession, véritablement dur et pessimiste, sans en devenir outrancier pour autant. La justesse de son regard rend son propos terriblement fort. Il ne se contente d’ailleurs pas que de ce sujet. Il dénonce aussi plusieurs institutions, comme l’école, là où tout commence, que ce soit dans cette histoire particulière, ou dans la création d’une société en général.
Il est bien sûr aussi important de rappeler que Shokuzai repose sur un mystère. Qui a tué Emili ? Si le sujet est traité en temps voulu, il ne faut pas s’attendre à une tournure à la Twin Peaks. Le suspense n’est pas la principale préoccupation de Kurosawa, même s’il ne l’élude pas. Quand l’identité de l’assassin est découverte, Kurosawa va à l’encontre des codes du genre que réclame habituellement ce type de révélation. On s’intéresse en vérité à des retrouvailles (« retrouvailles » pouvant être interprétés sous différents plans, les fans de Tokyo Sonata comprendront). Le personnage de la mère d’Emili est alors exposé à un passé encore plus lointain. Ultime idée géniale, car non seulement cela la renvoie au même rang que les quatre filles qu’elle se contentait de juger précédemment, mais en plus met aux nues ce qui est peut-être l’obsession principale du cinéaste : l’infaillible bouche infernale où les fantômes du présent sont engendrés par les fantômes du passé.
Cela étant dit, Kurosawa reste toujours fidèle aux codes des genres qu’il emploie, et assume donc totalement l’aspect policier qu’incite cette dernière ligne droite. Ainsi, la très longue scène d’interrogatoire dans le commissariat/entrepôt est un modèle absolument brillant du genre. Ce qu’elle a de formidable, c’est qu’elle a beau être extrêmement bavarde, tout est uniquement dirigé par la mise en scène. Là dessus, pour notre plus grand bonheur, Kurosawa ne change pas d’un iota. Les plans sont toujours de véritables tableaux vivants, où tout repose sur le placement méticuleux et jamais laissé au hasard des acteurs comme du décor. Une règle imperturbable, même quand il y a mouvements de caméra, comme par exemple dans la scène citée juste avant.
Frédéric Rosset.
Shokuzai – Celles qui voulaient se souvenir et Shokuzai – Celles qui voulaient oublier de Kurosawa Kiyoshi. Japon. 2012. Disponible le 29/11/2020 de 15h30 à 19h30 ici et de 20h à minuit ici dans le cadre du Festival des 3 Continents 2020