Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang commentent de nouvelles parutions venues de la BFI, des textes et des revues sur le cinéma japonais classique et contemporain.
Aucun regret, que la Jeunesse
(à propos de The Japanese Cinema Book)
Les éditeurs Hideaki Fujiki (professeur d’études cinématographiques à l’Université de Nagoya) et Alastair Phillips (professeur de cinéma à l’Université de Warwick) ont accompli une tâche considérable en rassemblant cette collection d’essais d’universitaires œuvrant en Amérique, au Royaume-Uni et au Japon et dont l’objectif consiste à historiciser et mettre à jour les études sur le cinéma japonais, qui sont bien des choses à la fois selon les communautés.
Peu de cinématographies ont généré un tel renouvellement critique constant au cours de plus de soixante-dix années. A ce jour, des « clans » distincts se consacrent à ce dessein, notamment dans des cadres français et anglo-américains, révélant parfois de nouvelles méthodes, découvrant des éléments de l’histoire de ce cinéma qui restent souvent non traduits. Les deux « écoles » ont aussi donné lieu à des phénomènes périphériques de subcultures, à l’image de festivals consacrés aux films de genre japonais, de sites web, de foires et autres manifestations de culture pop nippone.
Cet ouvrage n’hésite pas à afficher là où il se situe : il incarne les accords et les échanges entre les membres des milieux académiques anglais, américains et japonais, dont les facultés ont le mérite d’une diversité nationale au sein de leurs départements respectifs. Ce livre compte des spécialistes japonais, chinois et coréens explorant l’héritage complexe de l’histoire du cinéma japonais. Peu de livres traduits ont proposé autant de textes sur ce cinéma, rédigés par des universitaires japonais. L’essai de Masato Dogase sur les films du Mouvement Etudiant Japonais (son analyse de Ogawa Shinsuke et Hani Susumu est concise et précise) et celui de Yuko Kanno sur la résonance queer de Miwa Akihiro (à travers les performances genrées, l’identification sexuelle et les désirs incarnés par la personnalité de la star) comptent parmi les heureuses surprises offertes au lecteur.
Cela nous mène ensuite à l’immense travail archéologique amorcé par Aaron Gerow de l’Université Yale, qui se penche sur les débuts du cinéma japonais, et qui joua un rôle fondamental dans l’accomplissement d’une chronologie des théories du cinéma au Japon. Naoko Yamamoto nous en donne un exemple en abordant l’impact de la théorie du montage soviétique sur la critique cinématographique au Japon.
Comprenant sept sections, les quatre premières s’appuient sur des méthodes d’analyse traditionnelles, dont la théorie, l’industrie, l’esthétique, et la question du genre. Néanmoins, chaque texte tente de révéler quelque chose, un élément d’archive, un photogramme inconnu, afin d’amener de nouvelles pistes. Un exemple de plus qui souligne cette rigueur propre à la recherche formelle anglo-centrique et au lien qui existe entre ce qu’elle nomme l’analyse de fond (le formalisme) et les preuves empiriques (les archives). Pendant des années, la France tardait à produire des résultats semblables. Peu d’universitaires français dans les années 50, époque à laquelle le cinéma japonais commençait à être montré en France, pouvaient parler la langue, et les critiques de cinéma n’avaient pas tous les moyens de voyager à Tokyo et Kyoto. Donald Richie se trouvait déjà sur place et forgea une première histoire tandis que la France apportait l’enjeu de « mise-en-scène » (1).
Au fil des années, la France allait rattraper ce retard et se rapprocher de l’histoire culturelle du Japon ; entre temps elle continuait d’offrir de nouveaux repères philosophiques et théoriques. Les trois dernières parties du JCB se trouvent à une intersection où se croisent des réflexions théoriques récentes (l’anthropocène, le postcolonialisme) et celles provenant d’une politisation sociale de la pensée post-structuraliste par les universitaires anglo-américains. Cependant, les films et les genres abordés démontrent combien ils sont fluides et comment ils arrivent à échapper au confinement. Cela s’explique par le remarquable travail de traduction de ces essais japonais, par Thomas Kagara et Satoko Kakihara, qui nous signale que la pensée critique au Japon ose enfin penser un ‘ »après Hasumi (Shigehiko) ».
Mais les vieilles habitudes peinent à s’effacer et le désir d’une lecture linéaire, de Ozu à Kitano, se manifeste dans son envie d’être encore capable de désigner une oeuvre en tant que « japonaise ». Les deux éditeurs soulèvent dans leur introduction la question de l’origine nationale de Furyo de Oshima Nagisa, en se demandant si c’est bien un film japonais en raison de ses co-producteurs. L’Empire des Sens de Oshima est un film français, avec un peu de soutien du Japon, tandis que son Max Mon Amour, écrit par le grand complice de Luis Bunuel, Jean-Claude Carrière, est un film franco-américain. Ran de Kurosawa Akira est un film français… Ces films sont-ils des œuvres de réalisateurs ou des films nationaux ? En quoi cela diffère-t-il pour un réalisateur japonais qui trouve un financement étranger du cas de Fritz Lang, ou de Jean Renoir durant leurs périodes américaines, ou pour Orson Welles et l’Europe ? La guerre chez les premiers, mais Welles, Oshima, Kurosawa, que de points communs dans leurs quêtes d’argent. Et lorsqu’un film étranger est tourné au Japon, devient-il un film japonais ? Jamais.
Néanmoins, la couverture du livre souligne un aspect qui demeure intrinsèquement japonais dans ce qu’elle révèle des conditions de production contemporaines : on y voit les quatre jeunes femmes du film Notre petite sœur de Kore-eda Hirokazu, adapté du manga Kamakura Diary. Elles portent leurs yukata et leurs sourires sont plus radieux que le Hana-bi qui les amusent. La star du film est Ayase Haruka, une présence permanente sur les chaînes de télévision et dans les pubs, et qui fait figure de caution pour les producteurs. Le JCB proclame la vitalité du cinéma japonais et les « talentos » comme Ayase sont les preuves d’un désir d’une jeunesse toujours renouvelée. Le livre convainc davantage, malgré lui, à nous rappeler combien le cinéma japonais autrefois arrivait à produire des mythes qui ne se sont toujours pas éteints.
1- J’ai discuté de cette question dans des conférences et des textes qui seront prochainement rassemblés sous le titre « l’histoire du cinéma japonais racontée par la France »
Stephen Sarrazin.
ANT et le cinéma Japonais
La première partie du Japanese Cinema Book se concentre sur les méthodes et théories à l’oeuvre pour analyser le cinéma japonais dans les milieux universitaires au Japon et ceux du monde anglo-saxon. Proposer une archéologie des discours dans le cadre d’une historiographie linéaire et téléologique appelle chaque auteur à rendre compte de l’appareil critique contemporain pour chacune des catégories abordées (les films du début, la notion d’auteur, de spectateur, la critique, la narration, les études féministes). Il n’y a que Kosuke Kinoshita qui se consacre davantage à une étude précise de cas.
Avec une telle diversité de collaborateurs, le livre se veut particulièrement attentif et sensible à une politique du langage, allant de l’ordre des noms japonais à la traduction des termes employés. Comme l’indique l’ouvrage, le mot japonais eiga ne fait pas de différence entre film et cinéma (il en est de même pour le chinois). La culture cinématographique est un import qui trouve immédiatement une forme de vitalité locale évoquant la longue tradition de gento et de performances sur scène. Alors qu’elle se développe et évolue, divers acteurs du réseau (voir le actor-network theory/ANT de Bruno Latour) deviennent connectés, à l’image de la relation dynamique entre l’auteur et le spectateur à travers le rôle du benshi à l’ère du cinéma muet. Un exemple fréquent de cette façon de procéder voit un membre de l’équipe de tournage accomplir des tâches différentes, ou un acteur principal être à la fois l’auteur du scénario et le réalisateur du film. A tout cela se mêlent des théories venues d’ailleurs qui se fondent et se muent dans une pensée locale.
Comme celles d’autres pays, l’industrie cinématographique au Japon a connu une trajectoire unique, et la façon dont celle-ci est perçue et commentée dans ce livre établit des connections inévitables aux trajectoires de l’analyse anglo-saxonne.
De nombreux documents et perspectives historiques permettent à la fois des lectures « locales » de l’industrie cinématographique au Japon ainsi que des analyses de ce cadre qui dépassent les frontières. Elles agissent en tant qu’alternatives à des regards orientalistes, nationalistes ou genrés qui dominaient le discours critique au siècle dernier. Cet élan contribue à une notion de solidarité au sein de cette communauté universitaire transnationale à l’oeuvre dans le livre, dans lequel plusieurs collaborateurs partagent les mêmes références en citant le travail de chacun.
Yangyu Zhang.
Le British Film Institute (BFI) et son partenaire, l’éditeur Bloomsbury, ont relancé leur célèbre série BFI Film Classics series. https://www.bloomsbury.com/uk/superpage/bfi-film-classics/
Yagyu Zhang se penche sur l’étude de Andrew Osmond consacrée au Voyage de Chihiro de Miyazaki Hayao tandis que Stephen Sarrazin revient sur le chef d’oeuvre de Mizoguchi Kenji, L’Intendant Sansho et l’analyse de Dudley Andrew et Carole Cavanaugh.
Le plaisir que procure cette édition mise-à-jour d’une étude parue il y a vingt ans tient à combien différent aujourd’hui les analyses des deux auteurs d’un film qui, comme ils le rappellent, joua un rôle déterminant dans la reconnaissance internationale du cinéma japonais. On pourrait avancer cependant que les années ont été davantage de bon augure pour Carole Cavanaugh. Sa connaissance de l’histoire du Japon, et plus particulièrement de l’ère Heian, qu’elle combine à une application de théories tirées de chez Stanley Cavell, lui permet de tenter une approche plus audacieuse. Cavell était d’avis que « l’édifice européen de la philosophie manquait au cinéma américain tout comme au cinéma japonais, qui dépendait de la critique européenne pour ce premier signe de reconnaissance : Mizoguchi fut ainsi découvert par la France« .
La discussion quant à la façon dont cette philosophie fut abordée au fur et à mesure qu’elle traversa les frontières, devenant ainsi un prisme pour d’autres cultures fait désormais partie de l’histoire critique. Cependant, ceci est laissé de côté dans ce petit ouvrage. Cavanaugh dans sa nouvelle préface tente de comparer la cruauté du destin s’acharnant sur les enfants du film de Mizoguchi (venus de la noblesse) à l’horreur de ce 21è siècle et des enfants séparés de leurs parents mais les agents de ICE et placés dans des camps d’internement en Amérique. Définir ce qui constitue une frontière mériterait des remarques supplémentaires de sa part.
Pour sa part, Dudley Andrew, biographe d’André Bazin, n’évite pas le formalisme légendaire de Mizoguchi et c’est sans surprise qu’il revient sur la façon dont Les Cahiers du Cinéma l’ont soutenu contre Kurosawa, citant le « critique » Jacques Rivette lorsque ce dernier avançait que « le seul langage dont le cinéma ait besoin de parler est la mise-en-scène » (1). Néanmoins, par désir de confronter la légende, Dudley Andrew tente un recours l’histoire nationaliste du japon et suggère que le cinéaste réalisa L’Intendant Sansho en tant que défi à l’égard des directives américaines d’après-guerre appelant à la mise en garde d’une trop forte présence de l’histoire du Japon au cinéma. Une fois de plus nous nous retrouvons devant une ligne de démarcation devenue fragile, lorsqu’une intention est exprimée en s’appuyant sur une histoire de l’occupation.
[1] J’ai eu le plaisir d’en discuter avec Dudley Andrew lors d’une conférence que j’avais donné à l’Université Yale en 2016 à l’invitation du professeur Aaron Gerow.
Stephen Sarrazin.
Pourquoi n’est pas la bonne question
Dans cette étude compacte, l’auteur Andrew Osmond mène une analyse textuelle détaillée d’un des plus remarquables films d’animation de Miyazaki Hayao, Le Voyage de Chihiro. Il révèle au lecteur la concept du récit et le processus de production de l’animation, un processus qui requiert une coopération habitée par un seul objectif, ce qui soulève parfois une part de tension. Par ailleurs, il consacre un espace considérable de son texte à des anecdotes tirées d’entretiens et documentaires au sujet de comment Miyazaki fut élevé, les premières étapes de sa carrière, ainsi que des remarques sur les prédécesseurs et ses pairs qui ont eu une influence sur son oeuvre. Osmond aide ainsi le lecteur en lui procurant ces informations afin qu’il saisisse mieux ce film magnifique et déroutant.
Dans la même veine, l’auteur ne rate pas une occasion de comparer Miyazaki et l’animation japonaise en général à Disney et son héritage. Cela pourrait sembler inévitable dans la mesure où le grand public ne serait pas familier avec l’histoire et la culture du Japon mais qui souhaiterait pourtant être en mesure de se rapprocher du film. Et il est vrai que la génération de Miyazaki et Takahata était attirée par l’animation américaine et européenne. Cependant, cette méthode qui juxtapose les deux prend le risque de se limiter à un regard orientaliste qui apprécie le spectacle exotique mais qui ne peut s’empêcher de s’appuyer sur des repères occidentaux. Dans le cas de l’animation, il faut une représentation détaillée des mouvements et des expressions, une logique intacte intégrée au récit, ainsi qu’un sens du design visuel qui témoigne d’une utilisation des derniers outils numériques. Le Voyage de Chihiro ne se préoccupe pas de toutes ces catégories et nous rappelle qu’il existe bien d’autres genres d’animation qui préfèrent le dessin précis, à la main, à l’infographie, ou encore l’imagination sans limite aux récits qui font sens. Il existe une pratique de l’animation qui ne se perçoit pas en tant que dessin animé ou anime. L’auteur fait des efforts quant au rappel de certaines références et traditions japonaises. Mais en évitant une véritable discussion du contexte de l’esthétique japonaise, celle-ci demeure en marge. Si cela avait été accompli, il n’aurait pas été nécessaire de souligner toutes les diversions et autres intrigues irrésolues car elles sont nombreuses dans la littérature et mythologie japonaises, du classique Récit de Genji au Dix Nuits de Rêves de Natsume Soseki.
L’auteur signale enfin que la jeune héroïne, Chihiro, est une gamine langoureuse, qui n’est ni douce et adorable comme chez Disney, ni particulièrement complexe et profonde. Elle trouve à la fois un but et de la bravoure au cours de son aventure et accomplit une série de tâches avec détermination, en s’appuyant aussi sur une équipe, faisant preuve d’un sens individuel d’avoir accompli quelque chose. A la fin, Osmond nous demande, « pourquoi faire appel à un telle fille pour illustrer de tels thèmes ? ». Et bien, pourquoi pas.
Yangyu Zhang.