UNIVERSCINE – Tabou d’Oshima Nagisa

Posté le 20 juin 2020 par

Tabou d’Oshima Nagisa est disponible en VoD, nous offrant l’opportunité de (re)découvrir le dernier film de l’un des réalisateurs les plus importants de la Nouvelle Vague japonaise.

Tabou situe son histoire en 1865 à Kyoto, au sein d’une milice gérée par le gouvernement militaire, la Shinsengumi. Oshima s’inspire notamment des travaux de l’écrivain Shiba Ryotaro qui a surtout écrit des nouvelles historiques sur les grands évènements japonais. La Shinsengumi a été mise en place pour protéger les intérêts isolationnistes du gouvernement japonais ainsi que pour pallier les nombreux conflits des clans samouraï. Cette brigade a inspiré de nombreux artistes, notamment dans les drames historiques appelés jidai-geki. Néanmoins, Oshima revisite le sujet d’une façon particulière en basant son intrigue sur les mœurs amoureuses des membres de la milice et les tensions sentimentales qui en découlent. Oshima débute Tabou en présentant la sélection des membres de la Shinsengumi au sein de dojos, destinée à rallier des membres doués au combat. Il s’attache dès lors à un nouvel arrivant dans la brigade, remarqué pour son talent malgré son jeune âge, Sozaburo Kano (Matsuda Ryuhei, dans son tout premier rôle à l’âge de seulement 15 ans). Sozaburo est extrêmement habile avec un sabre, prêt à suivre chaque ligne du code de la milice avec conviction, et il est surtout incroyablement beau. Les commandants de la brigade, Hijikata (interprété par Kitano Takeshi que l’on ne présente plus) et Kondo (le réalisateur Sai Yoichi dans l’un de ses seuls rôles d’acteur) sont directement fascinés par le jeune homme, de même que l’autre nouvelle recrue, Tashiro (Asano Tadanobu, connu non seulement au Japon mais également à l’international depuis ses apparitions à Hollywood) qui s’empresse de déclarer son amour à Sozaburo. A partir du moment où Sozaburo rejoint la Shinsengumi, les ressentiments grandissent entre tous les membres tombés amoureux du jeune homme jusqu’à atteindre des issues fatales.

Il y a bien évidemment une volonté provocatrice de la part de Oshima derrière Tabou. Le réalisateur de L’Empire des sens et de La Pendaison a consacré sa carrière à déranger l’ordre établi et à bousculer les consciences. Or, ici, la provocation ne se situe pas tant dans la présentation de l’homosexualité chez les samouraïs, ce qui faisait partie des mœurs acceptées à cette époque, mais dans les comportements des membres de la milice révélés par l’arrivée de Sozaburo. Ce dernier est présenté comme entièrement détaché des ravages qu’il provoque et des cœurs qu’il brise. Il semble se servir de sa beauté comme d’un piège dans lequel les membres de la milice tombent à pieds joints. Eux se déchirent et sont prêts à s’entretuer tandis que Sozaburo conserve un visage impassible et joue des attentions en fonction de ses intérêts, voire pour le pur chaos. Les soldats courageux, quant à eux, suivant jusque-là un code d’honneur strict, sont prêts à abandonner leurs valeurs de camaraderie et d’entraide pour obtenir les faveurs du jeune éphèbe. Un garde explique même que la plus grande valeur samouraï est la pitié, mais nous assistons ici à un nid de vipères dépassées par leur luxure. La subtilité des émotions représentées par Oshima chez chacun des gardes contribue à semer le trouble et à sous-entendre qu’ils jouent tous un jeu de dupes dont eux-mêmes ne comprennent pas tous les enjeux. Hijikata semble au début du film le seul dont l’attachement à Sozaburo est purement platonique. Néanmoins, lorsque les tensions commencent à se concrétiser, il entre lui aussi dans des manigances dont on ne sait plus si elles sont réellement pour le bien de la brigade ou le fruit de sentiments dissimulés pour Sozaburo. Oshima déconstruit ainsi l’ensemble des valeurs que prêtent les Japonais aux samouraïs et aux officiers chargés de la protection des citoyens, en les dépeignant comme des humains en proie à des sentiments égoïstes, brutaux et frivoles. Oshima clôture le film avec un monologue de Hijikata blâmant Sozaburo pour les ravages qu’il a créés au sein de la milice à cause de sa beauté, et le traitant de démon. Or, tous les membres sont aussi responsables que lui du dénouement tragique des tensions.

 

Tabou, en se focalisant sur l’ambiance et les émotions dissimulées de ses personnages, ainsi qu’en mettant l’accent sur ce qui est tu, donne un résultat tout particulièrement intrigant. Le réalisateur s’attache à montrer ce qui est sous-jacent plutôt qu’explicite. Les soldats pensent tous que Sozaburo et Tashiro sont amants dans un premier temps. Or, à l’exception de leurs soupçons, rien n’est confirmé par le réalisateur. En plus des faux-semblants entourant Sozaburo, les ambivalences se poursuivent jusque dans les fondements de la brigade. Les commandants insistent au début du film sur le fait que tous les membres de la milice sont égaux et qu’il n’existe pas de hiérarchie dans leurs rangs. Or, ce fait est vite balayé par un des soldats, qui explique que les commandants sont en réalité en position de contrôle et qu’ils tuent même ceux qui s’en plaignent ou veulent quitter la Shinsengumi. Le spectateur se retrouve ainsi projeté au sein de la milice, à ne plus savoir ce qui relève de la vérité, de l’insinuation ou du mensonge. Il est amené à se faire son propre avis sur les intrigues, même en ce qui concerne l’auteur des meurtres au sein de la brigade. Deux suspects sont clairement désignés, mais les deux s’accusent mutuellement, sans que rien de certain ne puisse venir valider l’une ou l’autre de ces hypothèses. De même, Oshima opte pour une fin métaphorique qui provoque de nombreuses possibilités d’interprétations. Tabou, qui porte bien son nom, nous ouvre une porte vers les secrets et le mystère des émotions humaines dans un monde se voulant pragmatique, et le film intrigue autant que les membres de la milice sont fascinés par Sozaburo.

Elie Gardel. 

Tabou de Oshima Nagisa. Japon. 1999. Disponible sur la plateforme UniversCiné.