Belle Mamoru Hosada

LE FILM DE LA SEMAINE – Belle de Hosoda Mamoru : la Belle et la Bête dans le métavers

Posté le 29 décembre 2021 par

Après Le Garçon et la Bête (2015) et Miraï, ma petite sœur (2018), voici Belle, le nouveau long métrage d’animation de Hosoda Mamoru. Un conte à la Belle et la Bête entre adolescents japonais… et transposé dans un métavers : les sentiments amoureux sont-ils solubles dans les pixels ? Hosoda y répond en 124 minutes.

 

The grandeur of space, dig it. Zillions of stars, each one gets its own pixel.

Awesome.

Maybe, but it’s code’s all it is.

Thomas Pynchon, Bleeding Edge

 

Synopsis : Suzu, une adolescente timide et complexée, vit malheureuse avec son père, à qui elle ne parle plus. Elle a peu d’amies et aime secrètement le beau gosse du lycée. Dans le monde virtuel de U, un métavers fréquenté par presque toute la population, Suzu est Belle, une icône musicale suivie par 5 milliards d’abonnés. Belle va bientôt rencontrer la Bête, un dragon bagarreur et ténébreux qui utilise le monde virtuel de U comme un ring de boxe, au mépris du reste des utilisateurs. Qui se cache donc derrière cet avatar de la Bête ? Belle peut-elle succomber à ses charmes ? Suzu peut-elle s’épanouir au-delà de son existence virtuelle ?

Ce qui frappe d’emblée dans Belle, c’est l’univers coloré psychédélique du monde virtuel U, avec ses baleines volantes et ses fanfares d’avatars planant comme des spectres lumineux. Un véritable trip lysergique plutôt bon enfant. À part quelques avatars bagarreurs et justiciers auto-proclamés et pyromanes, la faune du monde virtuel U est plutôt « bienveillante » – pour utiliser le mot clef de l’année 2021. Les avatars de cet univers sont magnifiquement dessinés et mis en mouvement par l’équipe de Jin Kim, designer de personnages qui a notamment travaillé sur La Reine des neiges. Les amateurs de cinéma japonais reconnaîtront des voix connues parmi les seconds rôles, notamment Yakusho Koji (le père de Suzu / Belle), Sometani Shota (Chikami : lycéen maladroit et unique membre du club d’aviron) et la It girl des années 2010,  Tamashiro Tina (Watanabe, la fille la plus populaire du lycée).

Dans les nombreux entretiens donnés à la presse ces derniers mois, Hosoda Mamoru ne fait pas mystère du concept du film : une déclinaison de la Belle et la Bête dans un métavers. Le titre français est d’ailleurs très explicite… plus que le titre japonais qui signifie littéralement « Le dragon et la princesse aux taches de rousseur ». Rien d’original dans le film de Hosoda. Le propos du conte est bien transposé : distinction entre la laideur morale et la laideur physique et glissement progressif du désir vers l’amour et la compassion. Tout cela enrobé dans des considérations idoines à l’ère numérique : pas de cyber-harcèlement, les amis, soyez responsables ! Pas de comportement toxique ou problématique.

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Exploser Tokyo au missile nucléaire

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Hosoda est familier des mondes virtuels. Il les a déjà mis en scène dans Digimon (1999-2000) et Summer Wars (2009). Son discours sur ces mondes virtuels a-t-il changé depuis 1999 ? On constate que les conséquences de ces mondes virtuels sur la vie « réelle » sont de moins en moins grandes. Dans Digimon, l’existence de monstres virtuels piratant les Internets menaçait tout simplement Tokyo d’une explosion nucléaire ! Un drame évité par l’abnégation de nerdistocrates de 10 ans. Dans Summer Wars, le virus qui infecte le monde virtuel OZ (dérivé de Second Life) cause des dysfonctionnements dans les administrations publiques et donc un certain bordel dans les hôpitaux… entraînant même la mort de la grand-mère de l’héroïne. Pas d’explosion de Tokyo au missile balistique mais de quoi se plaindre des fonctionnaires un peu partout dans le monde !

Mamoru Hosoda Belle

Dans Belle, si le monde virtuel U est utilisé par à peu près toute la population mondiale, les embrouilles qui s’y passent n’ont que peu de conséquences – disons, moins qu’un débat Twitter sur (au hasard) : la cinéphilie en 2022, la sémiotique néo-postmoderne alter-référentielle du Marvel Cinematic Universe ou la récurrence de l’inceste dans l’œuvre de Bernardo Bertolucci. U est un monde virtuel dans lequel on peut tout faire : un agrégateur de toutes les expériences virtuelles possibles, y compris générer de l’argent et devenir célèbres. C’est-à-dire les deux ambitions les plus répandues ici bas. Mais techniquement, une carabistouille sur U n’a que peu (voire pas) de conséquences à grande échelle. Que se passe-t-il exactement dans Belle ? Alors que le spectateur pervers et lubrique s’attend quelques instants à une romance virtuelle entre un père et sa fille (Bertolucci es-tu là ?), l’enquête sur l’identité de la Bête sert uniquement à [surligner le texte qui suit pour divulgâcher] retrouver deux adolescents battus par leur père [fin du divulgâchis]. Triste réalité… mais encore une fois, on est loin de l’explosion de Tokyo au missile nucléaire. Un monde virtuel qui ne suscite ni espoir ni craintes mérite-t-il seulement d’être conçu ?

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The Revolution will not be metaversed

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On en arrive à la question du métavers. Un concept à la mode prophétisé comme étant l’avenir des Internets et une extension à plus de services que ce qui existe déjà dans des jeux vidéo en ligne comme Fortnite – où des concerts en direct ont déjà expérimentés (Travis Scott), ce qu’on retrouve dans Belle où l’héroïne interprète ses chansons dans un dôme virtuel. U est bien sûr un endroit pour générer de l’argent, ce dernier étant immatériel et virtuel depuis déjà longtemps. Dans Belle, on voit à plusieurs reprises un avatar se pavaner devant des murs de logos. Plus un avatar est suivi par des abonnés, plus il peut générer d’argent (logique, non ?). Au passage, cette chronique est sponsorisée par NordVPN, RAID: Shadow Legends et Chaturbate (100 tokens offerts avec le code promo EASTASIA69). Il est d’ailleurs ironique de constater que ce système de sponsors dans le monde virtuel est illustré par un seul avatar, celui du guerrier autoproclamé de la justice sociale et de la paix sur U (en réalité ni plus ni moins qu’un Pol Pot pyromane adepte du doxxing). Belle, au contraire, n’a que faire des sponsors et de la frénésie autour de son succès. Étonnement, Suzu / Belle ne succombe ni au narcissisme ambiant ni à la glorification de sa présence virtuelle. Sans doute le fait le plus irréel du film – et qui en fait une œuvre humaine.

Au final, le métavers U ne fait pas vraiment rêver et on se demande vraiment ce que peuvent y faire ses milliards d’utilisateurs… Sans doute les mêmes choses que sur les réseaux sociaux actuellement : définir inlassablement la cinéphilie, partager des mèmes de boomers, démontrer son expertise reconnue en épidémiologie et combattre férocement le capitalisme [rayer la mention inutile].

Belle Mamoru Hosada

Ce que montre ce métavers imaginé par Hosoda, c’est surtout la désillusion progressive des possibilités révolutionnaires des mondes virtuels. Le métavers est devenu un fantasme de normie, un (des derniers) hoquets et soubresauts du capitalisme tardif, modèle économique à l’agonie qui fait justement illusion grâce à la virtualité. Un mirage permanent alimenté par des rails de nombres binaires dont le monde virtuel est le miroir déformé et au sein duquel les individus déclassés et insatisfaits, frappés par le « spectre d’inutilité », s’inventent une vie sociale et économique qui s’accorde à leur désir (ARGENT ARGENT ARGENT). Un simulacre pathétique. 

Écrivons un peu l’histoire des métavers. C’est-à-dire : inventons-la de fonds en comble. Si la micro-informatique et le web sont nés de délires post-hippies à Palo Alto dans les années 70, on peut fantasmer que le métavers est un délire plus tardif intrinsèquement lié aux rave parties et aux drogues de synthèse, à la foi dans l’esthétique (colorée et acidulée) et dans son essence (les portes d’un nouveau monde qui s’ouvrent après avoir délicatement posé un buvard de LSD entre la langue et le palais). Une période rave parties qui s’étend de la fin des années 80 à la fin des années 90 (et un retour nostalgique dès 2006 avec le mouvement New Rave), dans le sillage de références contre-culturelles comme Mœbius, Philip K. Dick (et donc Matrix), le cyberpunk ou le Manifeste cyborg de Donna Haraway, tout cela sous fond de musique house.

Maintenant, imaginez un peu un Michelangelo Antonioni fringuant (30 ans en 1990) ayant une révélation mystique en rave party sous influence d’ecstasy ou autres potions / hosties du capitalisme tardif, tout comme Paul Claudel a eu sa révélation au catholicisme à la cathédrale Notre-Dame de Paris le 25 décembre 1886. Imaginez la valse de nombres binaires au rythme des BPM (124 à 130 pour la house avec une montée à 190 pour la séquence drum and bass) dans la boîte crânienne de cet avatar d’Antonioni – alors en passe de concevoir le métavers, utopie numérique où rien n’existe et tout est possible. Et 20 ans plus tard… réveil compliqué et gros échec quand on comprend qu’on a juste créé une salle d’attente géante pour écouler de la crypto-monnaie. Un casino en ligne. Comme Jerry Rubin est passé en 15 ans du marxisme révolutionnaire au reaganisme. Triste monde. Vanitas vanitatum et omnia vanitas.

Rappelons le slogan du monde virtuel U : « Ici, vous serez quelqu’un d’autre. Ici, vous commencerez une nouvelle vie. Ici, vous pourrez changer le monde… » En fait, rien de tout ça. Dans U, on n’est pas quelqu’un d’autre, on ne commence pas une nouvelle vie et on ne peut pas changer le monde. Merci. Au revoir. Visionner à la suite Digimon, Summer Wars et Belle, c’est constater la fin des utopies numériques. Jusqu’à nouvel ordre, le rêve est toujours plus puissant que le développement web.

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V pour Verdict

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« C’est sympathique de discourir sur les métavers mais ça devient un peu ennuyeux et hors de propos. Alors, il est bien, Belle ? »

– Oui, ça va.

– D’accord, c’est tout ce qu’on voulait savoir. »

Marc L’Helgoualc’h.

Belle de Hosoda Mamoru. Japon. 2021. En salles le 29/12/2021.

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