ARTE.TV – Le Vagabond de Tokyo de Suzuki Seijun

Posté le 12 juin 2020 par

Arte met à l’honneur les cinémas taïwanais, hongkongais et japonais dans une thématique « Gangs, clans et parité ». On peut y redécouvrir avec plaisir Le Vagabond de Tokyo de Suzuki Seijun, en replay jusqu’au 29 août !

Le Vagabond de Tokyo est le film qui amorce la chute de Suzuki Seijun avant la rupture définitive et le renvoi de la Nikkatsu que causera La Marque du tueur (1967). Le film est à contre-courant, avec ce genre du yakuza eiga alors en déclin qui forcera la Nikkatsu à une mue radicale en se réorientant vers le roman porno. Pourtant, sur le papier, Le Vagabond de Tokyo avait tout pour plaire : son postulat mêlant habilement archétype du genre, mais aussi des thématiques novatrices avec une démythification de l’imagerie chevaleresque du yakuza, popularisé quelques années plus tard par la série des Combats sans code d’honneur ou Le Cimetière de la morale (1975) de Fukasaku Kinji. Si le classicisme sert un certain confort du genre pour le spectateur, et l’innovation un renouveau thématique, Suzuki n’emprunte aucune de ces voies, Le Vagabond de Tokyo étant un pur terrain d’expérimentation formelle.

Tout le film constitue un va-et-vient entre les conventions et cette bascule, les aspects (décors, situations) initiés par le réalisateur dans ses films précédents étant constamment malmenés. Tetsu (Watari Tetsuya) est un homme de main sans but depuis que son chef de clan Kurata (Kita Ryuji) s’est rangé des affaires. Seulement, les biens des repentis suscitent la convoitise des autres clans yakuza qui vont monter un complot diabolique pour parvenir à leur fin. La réussite du piège ne tient qu’à la profonde fidélité et au lien quasi filial qu’entretient Tetsu avec Kurata et qui lui a fait renoncer à tout, son honneur mais aussi son amour pour la chanteuse Chiharu (Matsubara Chieko). Suzuki Seijun dresse visuellement une dichotomie entre la distance prise par Tetsu avec le monde yakuza et une réalité criminelle qui le poursuit inlassablement. L’ouverture en noir et blanc montre donc notre héros subir un passage à tabac sans broncher, un élément en couleurs exprimant la tentation à renouer avec sa vie violente. L’abstraction des situations et des décors ne servent qu’à construire un fossé entre la droiture désuète de Tetsu et un monde des yakuza déliquescent où seules les valeurs de l’argent ont désormais cours. La stylisation bariolée des environnements yakuzas associés à la corruption urbaine de Tokyo s’afficheront donc peu à peu en parallèle de l’épure de l’errance rurale d’un Tetsu exilé. Le passé se rappelle constamment à lui par la violence et les sbires de ses ennemis qui le poursuivent. Ce sont également les seuls lieux où une amitié sincère peut se manifester à travers un yakuza indépendant et lucide. C’est par lui que notre héros prend douloureusement conscience de son statut de petite main à sacrifier sur l’autel du profit. Cet espace mental de confusion et de solitude est l’occasion pour Suzuki d’exploiter à son avantage les coupes budgétaire d’une Nikkatsu de plus en plus réfractaire à ses écarts.

Les scènes d’action tiennent parfois lieu de quasi aparté et/ou insert sans début ni conclusion et s’immiscent dans un rebondissement dramatique plus vaste et le gimmick pop (par effet de lumière ou cadrage inattendu) rend chacun de ces instants indélébiles à la rétine. Le tout culminera dans un mémorable climax final où les comptes se règlent dans un décor blanc immaculé et dépouillé, où le changement de couleur de veste du héros tient lieu d’émancipation dans un déchaînement de violence. Un objet inclassable à l’influence considérable dont la plus récente et assumée sera La La Land de Damien Chazelle. Une belle mise en bouche avant l’ultime outrage que sera La Marque du tueur.

Justin Kwedi.

Le Vagabond de Tokyo de Suzuki Seijun. Japon. 1963. Disponible en ligne sur arte.tv du 01/06/2020 au 29/08/2020.

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