FFCP 2019 – OUR BODY DE HAN KA-RAM

Posté le 23 novembre 2019 par

Avec Our Body, présenté dans la section Paysage de la 14ème édition du Festival du Film Coréen à Paris, Han Ka-Ram fait une entrée fracassante dans le paysage du cinéma coréen actuel avec ce premier long-métrage sur la liberté de corps et d’esprit dans une société de plus en plus aliénée.

Trentenaire à l’avenir incertain, Ja‑young prépare avec assiduité un concours devant lui permettre de trouver un emploi dans la fonction publique. Cependant, contre toute attente, elle renonce à se présenter à l’examen. L’intelligente Ja‑young croise alors par hasard le chemin de Hyun‑joo, une joggeuse à la plastique irréprochable. Les deux jeunes femmes se lient très vite d’amitié mais l’admiration de Ja‑young pour Hyun‑joo vire progressivement à l’obsession.

Se déroulant principalement la nuit ou dans les intérieurs désincarnés de bureaux ou appartements modernes, on pourrait apparenter Our Body à un film de genre. Et si l’intrigue éloigne de facto le film de ce terrain, l’impression lancinante qui demeure laisse penser que l’on n’aurait pas eu complètement tort. Critique féroce des attentes et aspirations de la société coréenne contemporaine, Our Body est après tout, un film peuplé de zombies marchant au pas vers un même objectif dont le sens reste incertain, et de vampires en quête constante d’une nouvelle jeunesse, un nouveau corps à aspirer. La réussite de ce premier film, formidable de maîtrise et d’intelligence, tient néanmoins à ce que sa réalisatrice ne s’arrête pas à une simple histoire d’assimilation et d’appropriation d’un autre mode de vie et d’autres aspirations. En allant sans cesse plus loin dans sa réflexion, quitte à décontenancer le spectateur, elle filme le long chemin vers une réalisation de soi, vers une réappropriation du corps et de l’esprit. Une sortie des ténèbres vers la lumière en somme.

A la fois réalisatrice, scénariste et monteuse, Han Ka-ram frappe d’emblée par la clarté de sa vision quant à son propos et la manière dont elle souhaite le dérouler. Our Body est assurément le fruit d’une réflexion aboutie, nourrie d’une expérience propre et d’un sens de l’observation particulièrement affûté. Oeuvre à la fois très personnelle et profondément engagée, le film joue sur une dualité constante, entre expérience intime, quasi-sensorielle, et critique ancrée dans un contexte social extrêmement marqué et affiché. L’exercice est périlleux, d’autant plus dans un film de fin d’études, mais relevé avec brio grâce à un montage qui manie intelligemment les confrontations et les ellipses. La mise en scène atmosphérique est par ailleurs très efficace et assez impressionnante dans sa tenue. Dans son audace formelle également. Sans doute une indication supplémentaire de la détermination et de la précision de son auteure, le film s’autorise une grande liberté en variant les genres, les lumières, les textures, au fil des situations et de l’évolution des sentiments et des relations. Han Ka-ram approche les problématiques du déclassement social, de la course à la perfection, de la place de la femme dans la société contemporaine, sans chercher à en arrondir les angles mais de manière crûe et frontale. Pour autant, elle instille quelque chose de l’ordre de l’irréel, du fantasme dans sa mise en scène et sa dramaturgie, qui donne au film une dimension aussi dérangeante que fascinante.

La première partie du film qui se concentre sur la relation entre les deux jeunes femmes est particulièrement réussie sur ce point. Ja-young, par le regard de laquelle se déroule l’intégralité du film, existe dans une réalité très concrète, à travers sa famille, son travail, son appartement, son corps et ses habitudes changeantes. Introduite par le biais de deux confrontations sociales assez humiliantes, avec un petit-ami de passage et une mère désabusée, on la voit peu à peu se réincarner tandis que le cadre s’élargit et laisse entrer le jour. En revanche, Hyun-joo semble venue d’ailleurs, comme un fantasme devenu femme qui apparaît aux moments opportuns pour une Ja-young en « manque d’énergie » (expression utilisée à plusieurs reprises lors de leurs sessions de jogging). Renforcée par une mise en scène qui la singularise, par des plans individuels ou par des effets de lumière qui la mettent en valeur, elle est comme une toile blanche sur laquelle chacun, Ja-young la première, projette ses propres désirs et ses propres visions. De leur rencontre, filmée de manière presque romantique, comme une scène de coup de foudre ou un coup du destin, à leur amitié, aussi rapide qu’intense, il subsiste un mystère sous-jacent jamais dévoilé ou consciencieusement ignoré. Le retournement qui survient au milieu du film prend la forme d’un réveil brutal qui amène à douter de ce qu’on a vu jusqu’à présent tout en rebattant les cartes pour  Ja-young qui devra se réaliser seule. Si la seconde partie contient des images (on a rarement vu de tels plans nocturnes des hauteurs de Séoul) et des moments d’une grande puissance cinématique, elle se perd quelque peu dans une intrigue de bureau plus attendue et encombrante. Elle alourdit le récit et entraîne le film vers une forme de semi-thriller qui distrait et porte davantage à confusion qu’il ne fait gagner le film en étrangeté et en atmosphère. Ceci est d’autant moins nécessaire qu’en dehors de ces artifices, la cinéaste parvient tout au long du film à maintenir le spectateur dans un suspense inexplicable, réel ou imaginé, qui déstabilise autant qu’il galvanise. Cette légère baisse de régime n’est néanmoins qu’un petit bémol dans cette étude de caractère assez brillante sur la résilience du corps et de l’esprit.

Our Body, littéralement « notre corps », désigne avant tout celui des femmes. Des corps constamment scrutés, évalués, appropriés par une société où le culte de l’apparence n’a jamais été aussi présent et insidieusement intégré dans les interactions et les processus. Afin de ne pas être rejeté par un système qui laisse peu de place aux plus faibles, une apparence donnant l’impression d’avoir les armes pour survivre tend à devenir fondamentale, faisant de la pratique sportive, une voie vers la réussite. Activité théoriquement accessible à tous et symbole ultime du sport « sain », la course est un excellent moyen d’examiner ces phénomènes d’autant plus que le motif est efficacement exploité jusqu’au bout. En tirant parti de tout ce que la discipline peut impliquer visuellement et émotionnellement, Han Ka-ram en fait tour à tour un élément libérateur et structurant, une compulsion ambivalente, un subterfuge de façade pour dissimuler un mal-être, un plaisir sans cesse en risque de se trouver perverti par les attentes sociales… Par ce biais, la cinéaste observe avec finesse, et surtout sans jugement, l’influence (bonne ou mauvaise) du corps sur l’esprit, ce qu’on choisit d’en faire et de lui faire dire. En totale cohérence avec son sujet, les personnages du film sont en majorité des femmes, qui plus est, des femmes se construisant sans présence masculine (qu’elle soit paternelle ou sentimentale). Inversion des genres aussi notable que jouissive : si les hommes sont présents, ils restent en retrait et au service d’une intrigue qui tend à les utiliser comme des corps justement, des outils narratifs attestant de l’évolution de l’héroïne, notamment dans son rapport au sexe. De manière plus directe, le « notre corps » du titre sonne comme la puissante réaffirmation du personnage sur sa propre identité. A travers la sculpture d’un corps laissé à l’abandon, c’est son rapport au monde que Ja-young va choisir de bousculer. Ce chemin de croix est rendu de manière complètement viscérale grâce à la composition époustouflante de Choi Hee-seo qui donne au personnage des dimensions multiples et une force subtile qui se révèle peu à peu. Passant par des étapes de deuil, de rupture avec les attentes de son entourage mais aussi par une forme d’imitation, de possession même, d’une personnalité fantasmée et idéalisée, c’est finalement en se détachant de l’emprise de Hyun-joo, sans renier ce qu’elle lui a apporté mais en choisissant simplement une autre voie, qu’elle se réalise enfin. En créant sa propre énergie, sans avoir besoin d’absorber celle d’une autre. Dans un monde où le temps d’une femme est compté avant qu’elle ne doive se résigner à une inévitable expiration intime et professionnelle, le film se termine sur une scène d’une puissante féministe rarement vue dans le cinéma coréen. Parfaite conclusion à l’arc narratif du personnage, le plan est incroyable de liberté et bouleversant en ce qu’il implique en termes de représentation de la femme à l’écran.

Si le cinéma est un geste de défiance face au monde, Our Body en est une illustration percutante. A un journaliste lui posant une question sur la place des femmes dans le cinéma coréen, Han Ka-ram répondait que malgré l’apparition d’une nouvelle vague enthousiasmante, les mentalités étaient lentes à évoluer et cantonnaient encore les réalisatrices à des systèmes de production indépendants et précaires dans lesquels elle craignait de ne pas avoir le courage de résister pendant 20 ans. Espérons qu’elle persévère car sa voix et son regard sont la promesse d’un formidable et nécessaire renouveau.

Claire Lalaut

Our Body de Han Ka-ram. Corée. 2019. Présenté lors de la 14ème édition du Festival du Film Coréen à Paris.

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