Au bout du monde, nouveau long-métrage de Kurosawa Kiyoshi, qui arrive en salles aujourd’hui, est l’un des plus beaux films du cinéaste, et une invitation délicate à partager la déambulation d’une grande amoureuse.
Présentatrice d’une émission japonaise consacrée aux voyages, Yoko (Maeda Atsuko) est dans les premières minutes en tournage sur une plage déserte, accompagnée par sa petite équipe et Temur, leur interprète local. Kurosawa Kiyoshi, qui a initié Au bout du monde dans le cadre d’une commande de film autour des relations diplomatiques unissant le Japon et l’Ouzbékistan, restitue avec un certain humour les aléas techniques et contextuels gouvernant la réalisation d’un reportage, qui plus est dans un pays dont aucun de ces Japonais ne semble réellement informé des codes. Pour qui, comme moi, a toujours été réservé quant au génie supposé de Kurosawa, Au bout du monde a donc l’attrait immédiat de la possible sortie de route. Si une « hantise » travaille ce film, elle ne sera pas liée à la manifestation de quelque spectre, fantôme ou autre génie du mal mais à la seule intériorité d’une héroïne qui semblera tout du long perdue dans ses pensées.
C’est que Yoko, toute professionnelle qu’elle est, a la tête ailleurs, le regard un peu vague, même lorsqu’elle s’efforce de sourire devant la caméra. Au bout du monde, on le comprend à mesure qu’elle s’accorde le loisir de découvrir par elle même cette terre inconnue, sera avant tout l’histoire de la quête d’un accord entre ses gestes, ses nombreux déplacements, solitaires (la plupart du temps) ou accompagnés et ses préoccupations insistantes. Deux d’entre elles sont clairement formulées : une inquiétude permanente pour son fiancé, pompier volontaire au Japon dont elle ressent le besoin d’entendre régulièrement la voix, dans sa chambre d’hôtel et bientôt dans un commissariat, où elle découvre horrifiée à la télévision les images d’un incendie massif dont il pourrait être l’une des victimes ; son rêve de devenir chanteuse pour une comédie musicale, afin d’exprimer sans réserve des sentiments que son métier actuel l’oblige à garder pour elle.
Il est permis devant ce film de vacance(s), totalement à la disposition des déambulations et pertes de repères d’une jeune femme, de penser à d’autres fictions du dépaysement telles que Lost in Translation de Sofia Coppola (2003), qui avait toutefois la particularité de faire se rencontrer deux solitudes et surtout Le rayon vert d’Eric Rohmer (1986). Si Delphine, qu’incarnait Marie Rivière avec une grâce quasi muette, ne quittait pas la France, elle aussi, comme Yoko, était à l’heure du film en recherche, dans un paysage où elle aspirait à se fondre, d’un signe extérieur susceptible de répondre à ses tourments. Le cousinage avec Au bout du monde est d’autant plus pertinent que dans les deux films, c’est à la toute fin que l’héroïne aperçoit, au loin, ledit signe ou symbole qui lui permettra d’avancer.
La dernière fois que Kurosawa s’aventura hors du Japon, c’était pour Le Secret de la chambre noire (2016), peut-être son plus évident échec artistique. La greffe n’y prenait décidément pas entre ses éternelles obsessions fantastiques et une langue, un jeu naturaliste typiquement « français » (Tahar Rahim, Malik Zidi ou Olivier Gourmet étaient à la peine, perdus comme jamais). Ce déplacement en Europe aurait été une occasion rêvée pour jouer la carte du cinéma voyageur ou voyagé, comme l’ont par exemple assumé un Hou Hsiao-hsien dans Le Voyage du ballon rouge (2007), film certes mineur mais plein de charme ou un Suwa Nobuhiro dans Un couple parfait (2006), Yuki et Nina (2009) et surtout le magnifique Le Lion est mort ce soir (2017), ode inspirée et minimaliste à un grand acteur français désormais vieux, Jean-Pierre Léaud. Mais c’est finalement en Asie centrale, aux abords de la Route de la Soie, que le cinéaste s’accorde enfin cette déflation dramaturgique.
Durant deux petites heures, on se plaît à relever la disponibilité de la caméra aux lieux traversés par les personnages (l’ancienne cité de Samarcande, l’immense bazar de Chorsu, le Théâtre Navoi…), envisageant même, sans rire, que le film puisse être beaucoup plus long. Le cinéma littéral et souvent trop signifiant de Kurosawa gagne à se contenter de la patiente captation du réel, la coordination sans douleur entre une mise en scène souple, même si très maîtrisée, et le calme déroulé d’une micro fiction. Si l’on aime tellement Yoko, c’est parce que le temps est accordé de nous perdre avec elle, partager ses moments de panique et surtout comprendre ce qui l’autorise, dans une belle dernière séquence, à chanter en son direct et de bout en bout la version japonaise de « L’Hymne à l’amour » de Piaf. Ce cinéma gagne alors à être moins hanté que simplement habité.
Sidy Sakho.
Au bout du monde de Kurosawa Kiyoshi. 2019. Japon. En salles le 23/10/2019