La Maison de la culture du Japon à Paris (MCJP) ouvre sa nouvelle saison cinématographique en grandes pompes avec un cycle autour du réalisateur japonais Hamaguchi Ryusuke, du 5 septembre au 16 novembre. Cette première grande rétrospective européenne, et la plus complète hors du Japon, présente le travail d’un auteur singulier. Une occasion en or pour découvrir le montage japonais original de Senses, sous le titre de Happy Hour.
Jun, Sakurako, Akari et Fumi sont quatre amies partageant une solide complicité. Celle-ci est pourtant fragilisée lorsque Jun confesse avoir entamé une procédure de divorce, longtemps gardée secrète. Dans le sillage de cette annonce, les autres femmes vont elles aussi être amenées à interroger leurs vies et leurs aspirations.
C’est avec une infinie délicatesse que Happy Hour met en scène le destin de ses quatre héroïnes, et on peine à croire que les actrices qui les incarnent (et qui se sont partagées le prix de la meilleure interprétation féminine au Festival de Locarno) n’avaient pas d’expérience préalable au cinéma. Peut-être est-ce justement cette absence de familiarité avec le métier qui leur permet d’échapper à tout formatage et de s’exprimer avec une apparente spontanéité, mais l’étendue de la palette d’émotions qu’elles parviennent à transmettre n’en est que plus captivante. Sans jamais se départir d’une attachante pudeur, aidées de la caméra qui se saisit du moindre plissement des yeux ou pincement de lèvres, elles laissent entrevoir des sentiments complexes et des personnalités subtilement caractérisées que l’on brûle d’explorer.
Le spectateur a tout le loisir de les observer au cours de scènes longues et épurées, dont la durée semble coïncider avec l’expérience des personnages, laissant le temps aux conversations de se dérouler pleinement, avec tout ce que cela implique de variations d’humeur et de dynamique. Le recours à ces séquences, qui s’étendent parfois sur plusieurs dizaines de minutes, sont ainsi garantes de l’impression d’authenticité qu’elles véhiculent, qui rappelle notamment le récent Autumn Autumn de Jang Woo-jin. Plus globalement, cette façon d’offrir l’écran à ces figures féminines à travers des dialogues modestes dans leur mise en scène mais riches en expressivité évoque également l’approche d’Eric Rohmer, notamment dans Le Rayon vert. On accorde ainsi d’autant plus d’attention à leur parole que la réalisation offre peu de distractions.
En effet, l’image accuse peu de mouvements, et la musique extra-diégétique est utilisée avec parcimonie. L’action s’inscrit dans des décors simples, avec lesquels l’interaction est minimale, mais sur lesquels les plans s’attarderont parfois, rappelant qu’ils préexistent aux scènes qui s’y déroulent et qu’ils demeurent après elles. Ils semblent ainsi accueillir les personnages avec une indifférence qui laisse toute sa place à la maladresse des corps. Le dynamisme sera plutôt à mettre sur le compte des changements parfois brusques de point de vue, venant interrompre des séquences fixes pour placer les interlocuteurs face caméra à la manière d’Ozu. Si ce procédé a comme principale qualité de décupler l’intensité des échanges, il se teinte parfois habilement de l’indiscrétion d’une irruption soudaine ou du mystère d’un échange de regards à la complicité inattendue.
A travers la simplicité de la mise en scène, ce sont pourtant des thématiques d’envergure qui sont traitées, en tête desquelles on retrouve la place de la femme dans la société nippone. Si la volonté de divorce de Jun crée une telle secousse autour d’elle, c’est avant tout parce qu’elle soulève un tabou, celui de son indépendance. En demandant à être libérée de son rôle d’épouse, elle remet en cause la fonction qui lui était assignée et qui lui revenait comme un devoir. Son mari est l’incarnation parfaite de ce poids patriarcal : conscient que l’amour ne reviendra pas dans son couple, il s’obstine à refuser la séparation simplement parce qu’il estime que Jun ne suit pas l’ensemble des règles et obligations définies par l’institution du mariage, réduisant leur union à un enjeu purement administratif vis-à-vis duquel la position dominante lui est assurée.
L’exemple de Jun va ainsi éclairer la vie de ses amies, qui avaient jusqu’alors perdu de vue qu’elles subissaient elles aussi les restrictions de ce système. Cela s’avère particulièrement marquant dans le cas de Sakurako, femme au foyer docile, qui a hérité de sa belle-mère la responsabilité de prendre soin des hommes dans sa vie. Absorbée par ses devoirs familiaux, elle s’est oubliée, admet ne s’être pas même interrogée sur ses sentiments envers son mari qui, lui, la contrôle à l’excès. Fumi, si elle apparaît plus indépendante, doit faire face à la difficulté d’équilibrer vie personnelle et vie professionnelle. Quant à Akari, qui semble revendiquer le célibat, elle semble avant tout chercher à se protéger d’une dépendance qu’elle éprouve malgré tout vis-à-vis de la gent masculine, tandis que sa carrière lui cause amertume et déception.
Jusqu’alors, les retrouvailles des quatre amies représentaient un exutoire, mais la révélation de Jun en démontre la fragilité : la peur d’être jugée pour ses choix restait malgré tout plus pesante, semant secrets et malentendus. Cette réalisation entraîne des répercussions discrètes mais profondes, qui rappellent Tokyo Sonata de Kurosawa Kiyoshi, dans lequel la décision incomprise d’un fils affecte intimement les membres de sa famille, les incitant à suivre leurs instincts et à s’affranchir momentanément de leurs rôles bien définis. De la même manière, dans la rupture salvatrice de leur équilibre, les héroïnes de Happy Hour vont prendre conscience d’elles-mêmes pour graduellement accepter leurs désirs et clamer leur individualité, même si cela implique la confrontation avec les figures masculines qui les intimidaient jusqu’alors.
Hapy Hour réussit ainsi, avec douceur et nuance, à dresser le portrait de femmes qui se redécouvrent dans un univers où il leur est pourtant si ardu de s’auto-définir – même la jeune écrivaine Nose, supposée trouver dans l’art un moyen d’expression, voit la véracité des sentiments qu’elle dépeint mise en doute par un homme. Au cours des cinq épisodes qui composent le métrage, on a le loisir de les accompagner, de se familiariser avec elles, et de percevoir avec d’autant plus d’injustice les vies trop étroites dans lesquelles elles sont enfermées, gardées par des maris ou des prétendants qui ne voient en elles qu’un soutien pour leur carrière ou une mère pour leurs enfants. Alors, en entreprenant de reconquérir, avec force et dignité, le droit de faire leurs propres choix, elles esquissent une fable sur la liberté dans un quotidien dangereusement réaliste.
Lila Gleizes.
Happy Hour de Hamaguchi Ryusuke. Japon. 2015. Projeté à la Maison de la culture du Japon à Paris.
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