VIDEO – Senses de Hamaguchi Ryusuke : CRITIQUE ET ENTRETIEN

Posté le 14 novembre 2018 par

C’est sous forme d’épisodes que Senses, inspirant film-fleuve de Hamaguchi Ryusuke, est sorti en salles au printemps. Et c’est en coffret DVD et Blu-Ray que les plus malchanceux qui ont raté la sortie cinéma pourront se rattraper et ce, dès aujourd’hui grâce à Arte !

Jun, Sakurako, Akari et Fumi sont quatre amies partageant une solide complicité. Celle-ci est pourtant fragilisée lorsque Jun confesse avoir entamé une procédure de divorce, longtemps gardée secrète. Dans le sillage de cette annonce, les autres femmes vont elles aussi être amenées à interroger leurs vies et leurs aspirations.

C’est avec une infinie délicatesse que Senses met en scène le destin de ses quatre héroïnes, et on peine à croire que les actrices qui les incarnent (et qui se sont partagées le prix de la meilleure interprétation féminine au Festival de Locarno) n’avaient pas d’expérience préalable au cinéma. Peut-être est-ce justement cette absence de familiarité avec le métier qui leur permet d’échapper à tout formatage et de s’exprimer avec une apparente spontanéité, mais l’étendue de la palette d’émotions qu’elles parviennent à transmettre n’en est que plus captivante. Sans jamais se départir d’une attachante pudeur, aidées de la caméra qui se saisit du moindre plissement des yeux ou pincement de lèvres, elles laissent entrevoir des sentiments complexes et des personnalités subtilement caractérisées que l’on brûle d’explorer.

Le spectateur a tout le loisir de les observer au cours de scènes longues et épurées, dont la durée semble coïncider avec l’expérience des personnages, laissant le temps aux conversations de se dérouler pleinement, avec tout ce que cela implique de variations d’humeur et de dynamique. Le recours à ces séquences, qui s’étendent parfois sur plusieurs dizaines de minutes, sont ainsi garantes de l’impression d’authenticité qu’elles véhiculent, qui rappelle notamment le récent Autumn Autumn de Jang Woo-jin. Plus globalement, cette façon d’offrir l’écran à ces figures féminines à travers des dialogues modestes dans leur mise en scène mais riches en expressivité évoque également l’approche d’Eric Rohmer, notamment dans Le Rayon vert. On accorde ainsi d’autant plus d’attention à leur parole que la réalisation offre peu de distractions.

En effet, l’image accuse peu de mouvements, et la musique extra-diégétique est utilisée avec parcimonie. L’action s’inscrit dans des décors simples, avec lesquels l’interaction est minimale, mais sur lesquels les plans s’attarderont parfois, rappelant qu’ils préexistent aux scènes qui s’y déroulent et qu’ils demeurent après elles. Ils semblent ainsi accueillir les personnages avec une indifférence qui laisse toute sa place à la maladresse des corps. Le dynamisme sera plutôt à mettre sur le compte des changements parfois brusques de point de vue, venant interrompre des séquences fixes pour placer les interlocuteurs face caméra à la manière d’Ozu. Si ce procédé a comme principale qualité de décupler l’intensité des échanges, il se teinte parfois habilement de l’indiscrétion d’une irruption soudaine ou du mystère d’un échange de regards à la complicité inattendue.

A travers la simplicité de la mise en scène, ce sont pourtant des thématiques d’envergure qui sont traitées, en tête desquelles on retrouve la place de la femme dans la société nippone. Si la volonté de divorce de Jun crée une telle secousse autour d’elle, c’est avant tout parce qu’elle soulève un tabou, celui de son indépendance. En demandant à être libérée de son rôle d’épouse, elle remet en cause la fonction qui lui était assignée et qui lui revenait comme un devoir. Son mari est l’incarnation parfaite de ce poids patriarcal : conscient que l’amour ne reviendra pas dans son couple, il s’obstine à refuser la séparation simplement parce qu’il estime que Jun ne suit pas l’ensemble des règles et obligations définies par l’institution du mariage, réduisant leur union à un enjeu purement administratif vis-à-vis duquel la position dominante lui est assurée.

L’exemple de Jun va ainsi éclairer la vie de ses amies, qui avaient jusqu’alors perdu de vue qu’elles subissaient elles aussi les restrictions de ce système. Cela s’avère particulièrement marquant dans le cas de Sakurako, femme au foyer docile, qui a hérité de sa belle-mère la responsabilité de prendre soin des hommes dans sa vie. Absorbée par ses devoirs familiaux, elle s’est oubliée, admet ne s’être pas même interrogée sur ses sentiments envers son mari qui, lui, la contrôle à l’excès. Fumi, si elle apparaît plus indépendante, doit faire face à la difficulté d’équilibrer vie personnelle et vie professionnelle. Quant à Akari, qui semble revendiquer le célibat, elle semble avant tout chercher à se protéger d’une dépendance qu’elle éprouve malgré tout vis-à-vis de la gent masculine, tandis que sa carrière lui cause amertume et déception.

Jusqu’alors, les retrouvailles des quatre amies représentaient un exutoire, mais la révélation de Jun en démontre la fragilité : la peur d’être jugée pour ses choix restait malgré tout plus pesante, semant secrets et malentendus. Cette réalisation entraîne des répercussions discrètes mais profondes, qui rappellent Tokyo Sonata de Kurosawa Kiyoshi, dans lequel la décision incomprise d’un fils affecte intimement les membres de sa famille, les incitant à suivre leurs instincts et à s’affranchir momentanément de leurs rôles bien définis. De la même manière, dans la rupture salvatrice de leur équilibre, les héroïnes de Senses vont prendre conscience d’elles-mêmes pour graduellement accepter leurs désirs et clamer leur individualité, même si cela implique la confrontation avec les figures masculines qui les intimidaient jusqu’alors.

Senses réussit ainsi, avec douceur et nuance, à dresser le portrait de femmes qui se redécouvrent dans un univers où il leur est pourtant si ardu de s’auto-définir – même la jeune écrivaine Nose, supposée trouver dans l’art un moyen d’expression, voit la véracité des sentiments qu’elle dépeint mise en doute par un homme. Au cours des cinq épisodes qui composent le métrage, on a le loisir de les accompagner, de se familiariser avec elles, et de percevoir avec d’autant plus d’injustice les vies trop étroites dans lesquelles elles sont enfermées, gardées par des maris ou des prétendants qui ne voient en elles qu’un soutien pour leur carrière ou une mère pour leurs enfants. Alors, en entreprenant de reconquérir, avec force et dignité, le droit de faire leurs propres choix, elles esquissent une fable sur la liberté dans un quotidien dangereusement réaliste.

Le coffret comprend un livret de 28 pages ainsi qu’un making-of de 36min, intitulé Beyond Happy Hour.

Lila Gleizes.

 

ENTRETIEN AVEC TAKATA SATOSHI, CO-PRODUCTEUR

Takata Satochi, co-producteur de Senses de Hamaguchi Ryusuke, était présent au 11ème Festival du Cinéma Japonais Contemporain Kinotayo pour présenter ce film fleuve de plus 5 heures. Retour sur cette belle rencontre, alors que le film sort en salles en 3 parties sous le titre de Senses.

Hamaguchi Ryusuke n’est pas un inconnu du Festival Kinotayo. Son précédent film, un moyen métrage de 54 minutes, Touching the Skin of Eeriness, y avait été présenté en 2014. Une durée qui tranche avec celle de Senses : 5h17. Le film est précédé d’une solide réputation, après des projections dans une trentaine de festivals et avoir remporté deux prix au Festival de Locarno (prix d’interprétation féminine pour les 4 actrices et mention spéciale pour le scénario). Le magazine Kinema Junpo l’a même classé en troisième position de son classement des meilleurs films en 2015. Pour ce film, Hamaguchi a fait appel à des acteurs non professionnels entraînés lors d’ateliers théâtraux. Après un tournage de 8 mois, il en résulte une oeuvre limpide sur les relations hommes-femmes et les couples au Japon. Un film qui fera date et qui est matière à réflexion sur la nature même du cinéma, de l’écriture et de la mise en scène.

Son co-producteur, Takata Satochi était présent au Festival Kinotayo pour répondre à nos questions.

Senses est le premier film que vous produisez. Comment êtes-vous devenu producteur ?

Hamaguchi Ryusuke et moi sommes amis depuis nos années étudiantes. À l’époque, nous faisions partie d’un club de cinéma à l’université et nous tournions des films en 8 mm. Je n’ai pas participé à la production des précédents films de Hamaguchi mais, bien sûr, je les avais vus. J’ai un autre métier, je suis programmeur informatique. Comme c’est mon ami, j’ai sans doute un parti pris, mais je trouvais que les films de Hamaguchi proposaient quelque chose de différent et je me disais que si l’occasion se présentait, je participerais bien à la création d’un de ses films. En 2012, Hamaguchi a tourné trois documentaires dans la région du Tohoku [frappée par le séisme de 2011 et la catastrophe nucléaire de Fukushima]. Après cela, nous nous sommes rencontrés pour parler de son nouveau projet : un film tourné dans la région du Kansai. J’ai décidé d’y participer.

En quoi consistait votre participation au film ? Etait-ce uniquement d’un point de vue financier pour trouver des fonds ou avez-vous participé à l’écriture du script et au choix des acteurs ?

Je n’ai rien fait ! Le film a eu un petit budget. On a presque autofinancé le film. Ma société a participé au financement, Hamaguchi également, ainsi qu’un autre producteur, Okamoto Hideyuki, qui avait produit Touching the Skin of Eeriness (2014). Nous avons aussi eu recours au financement participatif. Il n’y a eu aucun financement extérieur. Je n’ai pas du tout participé à l’écriture du script ni au casting. Je ne faisais qu’attendre.

Avant de tourner le film, vous avez organisé des ateliers avec les acteurs. Cette démarche fait penser à celle de John Cassavetes.

Oui, nous avons beaucoup pensé à la méthode Cassavetes. Si on demande à Hamaguchi de citer les réalisateurs qui l’ont influencé, il répondra toujours Cassavetes. Lors de la lecture du scénario avec les acteurs, on a mis en place une méthode qui ressemble à celle de Robert Bresson : les acteurs ne prenaient aucune intonation particulière, ils lisaient le script à vitesse régulière. Au cours de ces ateliers, nous avons eu beaucoup de temps pour nous préparer.

En parlant de Robert Bresson, on a le sentiment que les acteurs récitent un texte. Cela veut dire qu’il y a eu peu de place pour l’improvisation ?

En effet, les acteurs ont plutôt respecté les dialogues écrits. Pour aider les acteurs sans expérience professionnelle, on utilisait un autre texte que celui du script. Ce texte parlait de l’histoire des personnages du film. Une histoire qu’on ne retrouve pas du tout dans le film. Ce texte secondaire sur l’histoire des personnages avait presque autant de pages que le script lui-même.

Le tournage de Senses s’est étalé sur 8 mois mais seulement les weekends. Pourquoi cela ?

La plupart des acteurs et de l’équipe de tournage travaillaient pendant la semaine donc nous tournions uniquement le weekend. Par exemple, le caméraman travaillait à Tokyo en semaine et venait le weekend à Kobe, là où a été tourné le film.

La durée du film a-t-elle posé problème pour la distribution du film en salles ?

On a eu beaucoup de chance, tout s’est bien passé pour la distribution du film au Japon. Nous avions proposé le film à Image Forum à Tokyo. Le programmeur nous a immédiatement donné une réponse positive. Puis, le film a reçu le prix d’interprétation féminine et la mention spéciale du jury au Festival de Locarno en août 2015. Cela a attiré l’attention des médias.

À Kinotayo, en raison de sa durée, Senses était interrompu par deux pauses d’une dizaine de minutes. Les deux pauses intervenaient abruptement en plein milieu d’un plan ou d’un dialogue. Pourquoi cela ?

C’est le réalisateur qui a décidé de couper le film de cette façon. Bien sûr, ces trois parties n’ont pas été conçues comme une série. C’est vraiment un film unique. D’où ces coupures un peu brutales.

Senses parle de l’implosion familiale et des problèmes de communication au sein des couples. On retrouve ces thématiques dans les films de Sono Sion ou dans Harmonium de Fukada Koji. Est-ce une thématique à la mode dans le cinéma japonais ?

Je ne pense pas que cela soit vraiment à la mode. Mais quand on veut faire un film dramatique avec un petit budget, on a tendance à choisir ce thème.

La mentalité japonaise évolue-t-elle sur la place de la femme, souvent réduite à s’occuper du foyer tandis que l’homme travaille ?

Cela dépend de là où on vit. Dans les grandes villes, les mentalités évoluent. Bien sûr, l’idée que la femme doit rester au foyer et que l’homme doit travailler perdure.

Que vous a apporté la production de Senses ?

Cela m’a donné envie de continuer à produire des films. Je suis sûr de continuer à travailler avec Hamaguchi. Pour l’instant, il n’y a pas de projet concret entre nous, mais nous en discutons.

En tant que producteur, quel est votre vision du cinéma japonais ? Est-il en bonne santé ? Est-il facile de réaliser des films ?

Le cinéma japonais n’est pas en bonne santé. Je ne dis pas que c’est facile de tourner des films mais j’ai l’impression que c’est de plus en plus accessible. Il y a beaucoup de matériel numérique à faible coût, tout le monde peut tourner des films.

La plupart des films sont des adaptations de roman ou de manga. Senses est un scénario original. Préférez-vous travailler sur des adaptations ou des scripts originaux ?

Je pense plutôt produire des films à scénario original mais je n’y ai pas trop réfléchi. Cela me semble normal de vouloir adapter des œuvres existantes si elles sont intéressantes. Le cinéma est aussi un business. Mais cette situation fait qu’il y a maintenant peu de scénaristes intéressants au Japon.

Quels films ou réalisateurs japonais vous ont marqué récemment ?

J’aime bien les films et les réalisateurs qui participent cette année au Festival Kinotayo. J’ai été très occupé l’an dernier, j’ai eu peu de temps pour voir des films. J’ai bien aimé Ken & Kaze de Shoji Hiroshi [notamment primé au Festival international du film de Tokyo en 2015].

Pouvez-vous nous citer un film ou une scène de film qui a vous a marqué ?

[après une longue réflexion] C’est très difficile. L’Éternité et un jour de Theo Angelopoulos (Palme d’Or au Festival de Cannes en 1998). Je l’ai vu sans connaître le réalisateur et j’ai été très surpris.

Propos recueillis par Marc L’Helgoualc’h à Paris le 15/01/2017.

Traduction : Megumi Kobayashi.

Remerciement : Bertrand Cannamela.