EN SALLES – Invasion de Shahram Mokri : cavale sans fin (24/10/2018)

Posté le 24 octobre 2018 par

Cinéaste peu connu sous nos latitudes, Shahram Mokri est un cinéaste iranien, qui, à l’occasion, porte aussi la casquette de scénariste. Ainsi, de manière regrettable, le public occidental passe à côté du travail d’un réalisateur exigeant et monstrueusement doué derrière une caméra, qui grâce aux focus qui lui sont consacrés dans divers festivals, comme ce fut le cas cette année à L’Étrange Festival, est en train de se faire une place de choix dans le cœur des cinéphiles. L’occasion parfaite pour découvrir Invasion, qui sort en salles !

En 2013, Mokri réalise Fish and Cat, un thriller champêtre dont l’action prend place autour d’un lac où des étudiants se retrouvent pour participer à un concours de cerfs-volants. Mais l’ambiance est vite plombée par des querelles entre les participants et par la présence de deux individus patibulaires qui traînent à proximité du lac. Pourquoi mentionner ce film ? Tout simplement parce qu’il est déjà une flamboyante démonstration de savoir-faire et de maîtrise, tant sur le fond que sur la forme. Le scénario sait faire monter la tension et la pression, multipliant les fausses pistes et les retournements de situation, sans oublier de rendre crédibles ses personnages. Mais là où le talent de Mokri explose, c’est dans sa mise en scène. Il va utiliser la technique du plan-séquence du début à la fin, et réaliser un film qui ne sera composé que d’un seul plan de 2h15. Si déjà on peut saluer la maîtrise totale du procédé (à aucun moment on est tenté de remarquer qu’il y a ici ou là un plan de ciel bien trop suspect et gratuit pour ne pas être un plan de coupe, par exemple), Mokri va complètement retourner ce choix de mise en scène habituellement utilisé pour prolonger une séquence afin d’en augmenter, sans interruption, l’intensité (comme chez Alfonso Cuarón), et y intégrer le principe de la boucle temporelle. Si cela peut paraître audacieux sur le papier, à l’écran le résultat est hallucinant et déstabilisant, les scènes se répétant à l’envi au gré des déambulations des protagonistes, créant une sorte de distorsion temporelle et chronologique. Ne perdant jamais son spectateur au gré des allers et retours dans l’espace et le temps, Fish and Cat est une réelle expérience cinématographique. Fort de ce succès et du début de reconnaissance qui en découle, Mokri revient quatre ans plus tard avec un film, Invasion, sans doute moins tendu mais tout aussi passionnant.

Le pitch est simple comme bonjour. Des tueurs commettent un crime dans un stade. La police arrive et décide de procéder à une reconstitution in situ. Nos criminels vont tenter au même moment de commettre un autre forfait, au même endroit. Mais tout ce petit monde va vite se retrouver coincé dans une boucle temporelle.

Loin de l’ambiance bucolique et champêtre dans laquelle baignait son précédent film, Mokri se dirige cette fois-ci vers une sorte de post-apo futuriste, qui voit l’humanité victime d’un fléau pandémique. Sans trop spoiler les tenants et aboutissants du récit, Mokri fait même quelques détours du côté du fantastique pur et dur à travers un des personnages, aussi menaçant qu’ambigu. On retrouve donc ici le style de Mokri, optant pour le plan-séquence. Moins vertigineux que Fish and Cat, Invasion est beaucoup plus linéaire (toutes proportions gardées) que son précédent film, et plus orienté vers le thriller mâtiné de fantastique, et avec une forme plus classique, Invasion se dotant ici d’une voix off et d’une bande originale, là où Fish and Cat laissait la nature environnante rythmer les errances de ses personnages.

Dans un décor unique baigné d’une brume de fin du monde, Mokri va à nouveau jouer avec le temps, le tordre et le manipuler pour faire jouer et rejouer la même scène par différents personnages, au sein d’une enquête policière qui va flirter dangereusement avec le surnaturel. Il faut reconnaître que si d’un point de vue technique le film est maîtrisé du début à la fin et arrive à créer une ambiance à la fois mortifère et claustrophobe, en exploitant comme il faut les couloirs sans fin de ce stade désert, l’histoire se montre beaucoup plus compliquée à suivre et moins trépidante que ce que son pitch pouvait laisser espérer. La première « boucle » n’arrive qu’après quarante-cinq bonnes minutes de film, et on se demande clairement vers quoi Mokri veut nous attirer, le rythme très lent et parfois décousu de l’ensemble n’aidant clairement pas à la bonne compréhension du métrage. Autre point noir du film, l’interprétation qui dessert assez gravement Invasion. Loin des jeunes adultes de Fish and Cat, on a affaire ici à des jeunes gens assez peu charismatiques, qui semblent anesthésiés par l’ambiance plombante du monde dans lequel ils évoluent, et qui se traînent assez mollement d’un point A à un point B (et du coup retournent au point A). On retiendra donc le personnage de la sœur du défunt, qui arrive à inspirer un sentiment de menace sourde et malfaisante, et qui s’avère être à l’origine des déboires de tout ce petit monde. Ajoutez à cela une voix off qui intervient (trop) régulièrement pour essayer de donner une profondeur psychologique à un héros aux émotions finalement peu communicatives. Heureusement pour le spectateur, le film raccroche assez intelligemment les wagons de son intrigue en faisant fusionner toutes ses lignes temporelles dans un climax qui fascine autant qu’il frustre, le script de Mokri laissant planer une part de mystère quant aux réelles motivations des personnages.

Moins abouti, d’un point de vue narratif, que Fish and Cat, Invasion demeure cependant une remarquable démonstration du talent de Shahram Mokri derrière une caméra, mais son script flou et le ton très noir et dépressif peuvent finir par ennuyer un spectateur moins réceptif au propos du réalisateur.

Romain Leclercq.

Invasion de Shahram Mokri. Iran. 2017. En salles le 24/10/2018.

 

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