Proposition a été faite à quatre réalisateurs thaïlandais d’imaginer leur pays dans 10 ans. Y ont contribué Aditya Assarat, Chulayarnnon Siriphol deux jeunes pousses de la région et Wisit Sasanatieng, connu en France surtout pour son film Les Larmes du Tigre noir western totalement allumé et Citizen Dog. Mais c’est surtout la présence impressionnante d’Apichatpong Weerasethakul qui a attiré les quelques festivaliers dans la salle du Soixantième pour assister à ce film à sketchs. Si le ton de l’ensemble n’invite pas à l’espoir, c’est que la Thaïlande traverse depuis 2013 des temps agités.
Après la volonté à la fin des années 2000 de Thaksin Shinawatra (Premier ministre, qui tient le rôle de chef de l’Etat) d’instaurer une politique en faveur des classes populaires, l’armée décide de profiter d’un voyage diplomatique de celui-ci pour le renverser. Pour légitimer ce coup d’État, l’Etat-major l’accuse de corruption. De nouvelles élections sont organisées en 2011 et c’est la sœur Shinawatra qui est amenée au pouvoir par les électeurs. Pour la première fois, une femme est à la tête de la Thaïlande. Mais en 2013, un projet de loi d’amnistie met le feu aux poudres, Yingluck Shinawatra est accusée par des milliers de manifestants de vouloir blanchir son frère vivant en exil. C’est à ce moment-là que va naître le conflit entre « les chemises jaunes » qui veulent le départ de Shinawatra et les « chemises rouges » qui la soutiennent. Jusqu’en mai 2014, un chaos institutionnel s’installe, des élections se tiennent puis sont invalidées. Les manifs se transforment en émeutes mortelles et « poussent » l’armée à perpétrer un coup d’État. Le 22 mai, la Constitution est suspendue, les rassemblements interdits, deux jours après, la junte militaire dissout le Sénat et impose comme mot d’ordre « tout le monde doit rester calme, et les fonctionnaires doivent se remettre à travailler ». La loi martiale est déclarée. Le zbeul est plus ou moins contenu grâce à la fascination générale des Thaïlandais pour leur roi : Bhumibol Adulyadej qui rentre easy dans le Guinness Book pour la longévité de son règne : 70 ans pile-poil. Son fils, Rama X, qui l’a remplacé depuis, ne bénéficie pas, loin de là, de la même popularité. Ancien militaire, il se fait connaître à l’international depuis son intronisation par son extravagance : une version monarchiste du président de Groland lorsque Christophe Salengro sortait de soirée. Difficile dans ces conditions d’imaginer l’idéal anarchiste en Thaïlande.
L’exposition
Le premier segment de 10 Years Thailand, sans titre ni générique, est l’histoire très simple d’une galerie mettant en valeur des photos anodines, en noir et blanc. La police arrive et demande à accéder à l’exposition. Tourné dans un très beau monochrome, quasiment sans parole, le film évoque fortement le style d’Apichatpong Weerasethakul. Perdu, il s’agit d’Aditaya Assarat, cinéaste de 46 ans encore inconnu dans nos contrées. En quelques plans, la séquence arrive à faire ressentir l’essence même de la junte au pouvoir. Glaçant.
Catopia
Le second segment a été réalisé par le déglingo des Larmes du Tigre noir (on vous conseille). C’est d’ailleurs, largement, celui qui se détache du lot par son originalité et la solidité de son exécution technique. Wisit Sasanatieng remplit le contrat qu’on lui impose : parler de la Thaïlande, chercher à imaginer un futur plausible et divertir le spectateur. Sasanatieng imagine une Thaïlande où les chats auraient pris le pouvoir et les hommes devraient se pulvériser de phéromones félines pour se fondre dans la masse. Si les chats ont une bonne vision nocturne, ils préfèrent se fier à l’odeur la journée. C’est comme ça que les rares humains encore vivants arrivent à survivre : la nuit ils se cachent, le jour ils se parfument. La surprise est d’avoir représenté les chats comme Bastet, la déesse égyptienne. On pense à une version tropicale d’Enki Bilal, mais surtout à la BD de Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido, Blacksad. Certes, on n’est pas face à une production hollywoodienne, la capture motion n’est pas absolument parfaite. Mais l’ensemble tient très bien. C’est efficace, politique et rafraîchissant : que demande le peuple ? Pour Sasanatieng, le pulvérisateur à phéromones pourrait être un très bon moyen de continuer à vivre dans une société de plus en plus polarisé et tendue.
Planétarium
On aurait pu croire que Wisit Sasanatieng avait aussi réalisé le troisième segment tellement celui-ci est baroque est fluo. Chulayarnnon Siriphol est, de tous les cinéastes de ce film à sketchs, celui qui se met le plus en danger. Planétarium est l’attaque la plus frontale contre la junte militaire au pouvoir. On est clairement dans un univers totalitaire fascisant où la pop culture est tout autant manipulée par le pouvoir à coup d’iPod et d’électro pop, qu’un moyen de dénoncer ce même système totalitaire. À deux doigts de se transformer en clip, Planétarium a au moins le mérite de réveiller et de donner envie de danser.
Sans titre
Dernier segment, le tant attendu court métrage d’Apichatpong Weerasethakul. Peut-être l’a-t-on un peu trop attendu, toujours est-il que le résultat déçoit pas mal. On n’est pas là devant une de ses installations vidéo, mais plutôt une tentation de très court documentaire. La bonne moitié est un seul plan séquence unique sur une statue, celle d’un empereur thaïlandais. Le documentaire se termine sur des ouvriers qui discutent entre eux. Le cinéaste dit lui-même que son essai est avant tout destiné aux Thaïlandais et qu’il ne sait pas du tout comment le spectateur cannois pourrait le recevoir. On est assez d’accord avec lui.
Gaël Martin.
10 Years Thailand d’Aditya Assarat, Apichatpong Weerasethakul, Chulayarnnon Siriphol et Wisit Sasanatieng. Hong Kong. 2018. Cannes 2018. Séance spéciale.