I Don’t Want To Sleep (2006) du génial Tsai Ming-liang est à redécouvrir sur grand écran au Black Movie 2018 dans la sélection « Mauvais genre rétroqueer 18+ » à côté d’autres œuvres essentielles venant interroger les minorités sexuelles et le genre au cinéma (le sublime Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul, l’excellent Serbis de Brillante Mendoza, ou, pour sortir de l’Asie, O Fantasma de João Pedro Rodrigues, qui participera à la table ronde « Y a-t-il une esthétique queer ? » – découvrez toute la sélection ici). C’est l’occasion pour nous de revenir sur un cinéaste singulier, en replongeant sur les obsessions, thématiques et visuelles, qui jonchent chacun de ses films.
La tragédie de la solitude.
Excepté peut-être Visage, qui est de toute manière son film le moins narratif, les longs-métrages de Tsai Ming-Liang ont tous pour point commun de s’attarder sur des personnages en marge de la société, souffrant de leurs conditions, et principalement de la solitude dans laquelle ils sont enfermés.
Tsai Ming-Liang a un acteur fétiche qui revient à chaque fois : Lee Kang-Sheng. Il fut vendeur à la sauvette (Et là-bas, quelle heure est-il ?), acteur porno (La saveur de la pastèque), SDF (I Don’t Want to Sleep Alone), ou tout simplement sans emploi déterminé (The Hole). Une situation jamais stable ou gratifiante. Mais la véritable tragédie qui en résulte est le manque d’attaches dans sa vie. Thème central de ses films, explicite jusqu’au choix de plusieurs de leurs titres (de Vive l’amour à I Don’t Want to Sleep Alone), les héros de Tsai Ming-Liang sont en perpétuelle quête d’amour, mais ne sont jamais capables d’exprimer ce besoin. Cela se traduit souvent par l’arrivée d’une femme, elle aussi handicapée sentimentale. Un paradoxe s’opère alors : ils sont fait l’un pour l’autre, mais en même temps, ils ne peuvent mettre ce constat à profit.
C’est ainsi qu’avec The Hole, son quatrième long-métrage, Tsai Ming-Liang a l’idée d’inclure des séquences musicales, grands moments de fantaisie, aux antipodes du reste du film. Ces bouffées d’air frais permettent aux personnages de sortir de leur léthargie, et d’enfin clamer en chantant ce qu’ils ressentent et ce qu’ils veulent. Mais ce ne sont que des scènes fantasmées, hors narration, et le retour à la réalité à la fin de chacune d’entre elles n’en devient que plus douloureux. Ce procédé, Tsai Ming-Liang le réutilisera dans La saveur de la pastèque et Visage.
La seule différence entre tous ces films est que cette quête d’amour finit parfois par être comblée, et parfois non. A l’image d’un Aki Kaurismaki, si les thèmes et le style de Tsai Ming-Liang sont reconnaissables d’un coup d’œil, la balance entre optimisme et pessimisme varie une fois sur deux de l’un à l’autre.
Dans Les chiens errants, on retrouve Lee Kang-Sheng, qui cumule cette fois métier insupportable et statut de sans domicile fixe. Cependant, il y a une différence notable avec tous les exemples cités : son personnage a pour la première fois une vraie attache dès le début, et pas n’importe laquelle. En effet, il est père de deux enfants, et en véritable chef de meute, il doit s’en occuper constamment.
Cela n’empêche en rien de retrouver toutes les thématiques chères au cinéaste. La dureté de sa condition et de sa marginalisation, ainsi que la solitude qui en découle, sont bien présents ici. Dans cette famille, il manque un personnage clé : la mère. Elle est remplacée par défaut par une femme à tête de chou (au sens littéral). Cela nous amène alors jusqu’à une scène incroyable, qu’on ne révélera pas en ces lignes, le film venant tout juste de sortir (nom de code : « la scène du chou »). Mais on peut d’ores et déjà dire que cette séquence est l’un des plus grands moments de bravoure du cinéma de Tsai Ming-Liang, où toute la détresse et le manque affectif de ses personnages sont synthétisés en une idée forte, aussi belle que terriblement déprimante.
« I want your love ». Quand les chansons de Grace Chang expriment les sentiments des personnages à leur place….
La dilatation du temps.
Le premier élément marquant quand on découvre un Tsai Ming-Liang pour la première fois est son rapport si particulier à la temporalité. Comme Tarkovski, Antonioni, et bien d’autres réalisateurs de cette trempe, Tsai Ming-Liang utilise la lenteur comme une arme, le temps ressenti supplantant le temps réel. Peu à peu, le spectateur perd tous ses repères spatio-temporels, pour se retrouver immergé dans un univers inhabituel, avec ses propres codes et son propre rythme. Il y a bien parfois les parenthèses chantées et enchantées, décrites plus tôt dans ce texte, où les séquences sont plus découpées, mais le contraste avec le reste n’en devient que plus saisissant.
Fond et forme étant irrémédiablement liés, ce procédé radical permet de mettre en scène la solitude qui caractérise les personnages. En mettant ainsi à l’épreuve la passivité du spectateur de cinéma, on lui impose de voir de face la détresse dépeinte, sans artifices ou superflus. C’est sur ce point que les films de Tsai Ming-Liang restent narratifs, et donc des œuvres d’un cinéaste, et non pas d’un vidéaste. Cependant, jusqu’à il y a peu, on était en droit de se demander si la frontière n’avait pas été atteinte. Tsai Ming-Liang a récemment réalisé plusieurs courts projetés dans des musées, et non plus dans des salles de cinéma. Surtout, son précédent long-métrage, Visage, bien que tout aussi digne d’intérêt que les autres, est une commande du musée du Louvre, ce qui a donné une œuvre hybride…
Arrive alors Les chiens errants. Deux remarques s’imposent : il s’agit de l’un de ses films les plus radicaux sur la dilatation du temps, et pourtant, il est pour le coup incontestablement à sa place dans une salle de cinéma ! Dans Les chiens errants, les scènes sont à 95% des plans-séquences, souvent fixes, et à la durée difficilement déterminable. De cela, il en ressort deux choses. La première est évidemment un travail plastique incroyable, où chaque plan est un tableau vivant dont on scrute les moindres recoins, où rien n’est laissé au hasard. La seconde est que le film en devient totalement sensoriel. On ressent littéralement ce que ressent le personnage.
Prenons les moments où Lee Kang-Sheng est en train de travailler. Dans la rue, il tient une pancarte publicitaire, imperturbable malgré la violence du vent. Le premier plan-séquence est large, et doit durer bien 5 minutes. Même chose pour le second plan-séquence, mais on s’est rapproché, en plan moyen. Quant au troisième, on est désormais en gros plan sur son visage, et on le voit pleurer. Sans la répétition de cette action (ou de cette non action), on n’aurait jamais pu réellement ressentir la vraie atrocité qu’est ce boulot. On souffre avec lui, et on entre de plus en plus en empathie avec lui. C’est à cela que sert ce rapprochement, séquence après séquence. Quand on finit en gros plan sur son visage, c’est que le contexte s’y prête enfin.
Et puis il y a cette dernière scène, avec un avant-dernier plan frôlant les 15 minutes. Ironiquement, ce n’est pas un plan-séquence, puisqu’on aura le droit au contre-champ. Sans le décrire, pour garder la surprise, il fait énormément penser au fameux plan-séquence final (qui lui aussi n’en est pas vraiment un) de Profession : Reporter d’Antonioni. Dans les deux cas, on en arrive à un point où l’absence de découpage, empêchant normalement toute ellipse, amène une relativité du temps telle qu’il a très autant pu se passer quinze minutes que trois heures.
Délabrement et disparition.
Le choix des décors est aussi au cœur du cinéma de Tsai Ming-Liang. Tout au long de sa filmographie, il a cultivé un amour certain pour les lieux en délabrement, voués à disparaître. Encore une fois, le lien direct avec les personnages qui y vivent paraît évident. Ce délabrement va de pair avec leurs sentiments, et parfois, il permet même de les révéler. Comme ce trou, dans The Hole, qui s’agrandit au fur et à mesure que l’homme habitant au dessus et la femme logeant en dessous ont besoin l’un de l’autre.
Dans Good Bye, Dragon Inn, Tsai Ming-Liang filme une salle de cinéma en déperdition, passant des vieux films que plus personne ne regarde. Le lieu est le véritable personnage central. Il y a un « twist » au milieu du film : il est possible que l’ensemble des spectateurs traînant dans ce cinéma soit en réalité des fantômes. Si cet événement est traité avec pas mal de légèreté (il s’agit de l’un des films les plus drôles du réalisateur), le mot est lâché : fantôme ! Si l’humain n’est pas éternel, ainsi que tout ce qui est matériel comme cette salle, les fantômes, eux, le sont ! Et c’est aussi le cas du Cinéma. Les films de Tsai Ming-Liang sont en réalité peuplés de fantômes, car le Cinéma est là pour rendre éternel ce qui était condamné à disparaître sans laisser de trace. On retrouve bien sûr ces décors dans Les chiens errants. La famille vit dans des immeubles abandonnés, laissés à leur sort, comme eux-mêmes le sont tout autant.
Il y a à la fin du film un très beau dialogue, où un adulte explique à la petite fille que si les murs se fissurent, c’est parce que les maisons vivent, et par conséquent meurent aussi. La parole est rarement présente chez Tsai Ming-Liang, mais à chaque fois qu’elle intervient, elle rejoint le niveau de la beauté plastique de ses films. C’est en tout cas la première fois que le cinéaste met des mots sur ce sujet qui le fascine depuis toujours. C’est aussi le moment où le mot « fantôme » est de nouveau prononcé…
L’eau.
Parmi les mille autres possibles obsessions de Tsai Ming-Liang qui auraient leur place dans cet article, l’omniprésence de l’eau est peut-être l’élément le plus essentiel. Il n’y a pas un seul de ses films où l’eau n’a pas à un moment donné un rôle primordial à jouer. On peut penser aux séquences de pluie torrentielle dans The Hole ou Good Bye, Dragon Inn, ou aux inondations d’appartements, dans La Rivière ou Visage. Pour comprendre cette idée fixe, il faut revenir à ce qui a été dit précédemment. C’est souvent l’eau qui est responsable du délabrement des lieux de vie des personnages, et par ricochet, c’est l’eau qui met en exergue leurs sentiments refoulés.
Le film où cela est le plus explicite est paradoxalement celui où l’élément manque à l’appel. La saveur de la pastèque met en scène un monde en sécheresse, et où le jus de pastèque a dû remplacer l’eau. Or, c’est aussi l’histoire d’un homme qui est désormais incapable d’aimer depuis qu’il a fait du sexe son métier. Un parallèle s’opère alors : l’eau représente l’amour, là où la pastèque représente le sexe. L’absence d’eau est donc la symbolique de l’absence d’amour, ou du moins la conséquence de son refoulement. Même si c’est loin d’être la seule interprétation possible, l’analogie est applicable pour tous les autres films. Quand l’eau pénètre les pores des habitations des personnages, ce n’est pas juste un coup du sort, mais un violent retour du refoulé…
C’est d’ailleurs l’eau qui fait pleurer les murs mourants dans Les chiens errants. Elle est aussi présente dans une scène clé. La nuit, il pleut à verse, le héros n’en peut plus, et amène ses enfants jusqu’à une barque le long de la rivière. Arrive alors l’élément déclencheur de la dernière partie du film, qu’encore une fois nous ne révélerons pas, mais qui souscrit totalement à l’utilisation de l’eau dans les précédents métrages de Tsai Ming-Liang.
En bref, toutes ces obsessions qui caractérisent le cinéma de Tsai Ming-Liang peuvent être regroupées autour d’un seul mot : la mélancolie. Qui n’est autre que le plus beau sujet qui soit.
Frédéric Rosset.
I Don’t Want To Sleep Alone, de Tsai Ming-Liang. Taïwan. 2006.
Projeté au BLACK MOVIE (Festival International de Films indépendants) de Genève.