Un film fondateur du style singulier de Imamura Shohei qui, en observateur neutre, bouscule l’ordre moral. Elephant Films poursuit ses passionnantes sorties DVD consacrées au réalisateur.
Après avoir accompagné son mari à la gare et envoyé son fils chez sa belle-mère, Sadako est suivie jusque chez elle par un jeune homme. Celui-ci force la porte de sa maison et la viole. La jeune femme, humiliée, en garde le secret. Quelques jours plus tard, Hiraoka revient et lui explique que, malade du cœur, il ne lui reste que peu de temps à vivre. Une passion déchaînée va lier ces deux amants et Sadako ne voit qu’une seule issue: la mort.
Désir meurtrier est une œuvre qui participe à la construction du style et des thématiques de Imamura Shohei. Le réalisateur envisage cette adaptation du roman de Fujiwara Shinji après Cochons et cuirassés (1961), mais le scandale provoqué par le film le met au banc de la Nikkatsu, le laissant deux ans sans réaliser. C’est grâce au succès de La Femme insecte (1963) qu’il va pouvoir enfin lancer la production. Désir meurtrier assume de manière plus affirmée les partis pris entrevus dans les deux films précédents. Le style heurté et documentaire de Cochons et cuirassés se mêle aux élans plus oniriques de La Femme insecte, et l’on retrouve cette approche entomologiste bousculant les barrières morales ainsi que ce questionnement sur le désir féminin.
La Femme insecte dépeignait l’ascension et la chute d’une Japonaise ayant décidé de s’émanciper par l’usage de son corps mais par là-même endossant une inhumanité ne la différenciant plus de l’oppresseur masculin ordinaire. Désir meurtrier suit le destin de Sadako (Harukawa Masumi), épouse (mais plus vraisemblablement concubine) soumise, infantilisée et rabaissée par son époux (Nishimura Kô) et sa belle-mère. Son quotidien monotone est bouleversé lorsque, rentrant seule après avoir accompagné son mari à la gare, un inconnu (Tsuyuguchi Shigeru) s’introduit chez elle et la viole. La séquence sème un malaise certain où Imamura montre la brutalité avec laquelle s’impose ce désir masculin mais surtout où l’héroïne in fine semble prendre du plaisir à l’acte après avoir vainement tenté de se défendre.
Le schéma de la femme découvrant le plaisir physique via une agression sera largement utilisé dans le Pinku Eiga et le Roman Porno (genre lancé quelques années plus tard par la Nikkatsu, productrice du film) et de façon plus large dans le cinéma érotique japonais. Imamura sera à son corps défendant un précurseur de cette vague alors que pour lui cette scène n’a aucune valeur d’excitation du spectateur, mais traduit plutôt la psychologie de Sadako. Les flashbacks évoquent ainsi le passif de soumission qui pèse sur Sadako, petite-fille de concubine et fille d’enfant illégitime dont la vie perpétue finalement une malédiction familiale – objet sexuel, ménagère et infirmière pour l’époux tout-puissant. Dès lors, la bascule morale de ce viol n’est pas surprenante.
Imamura donne dans une approche psychologique scrutant le déni puis la culpabilité de Sadako, tentant de reprendre sa vie comme si de rien n’était avant de tenter de se suicider. C’est la surprenante étape intermédiaire qui aura cours, Sadako se rapprochant de plus en plus de Hiraoka, son agresseur amoureux qui ne cesse de revenir la tourmenter. La narration lente laisse progressivement se développer les contradictions de l’héroïne à travers les séquences oniriques, les flashbacks fragmentés et/ou revisités (Sadako, proie puis aguicheuse potentielle d’un prétendant selon l’interprétation) et l’ambiguïté de plus en plus marquée des scènes de sexe. Tous ces éléments perturbateurs tourmentent notre héroïne tout en rendant paradoxalement sa réalité plus palpitante que la tonalité morne initiale.
Cela tient à la dimension sensorielle qu’exprime Imamura à travers son actrice Harukawa Masumi. Loin des canons de beauté classiques, elle arbore un physique charnu, un bon sens et un plaisir aux choses de la vie (plaisir sexuel, goût de la bonne chère) qui en font une figure lumineuse à laquelle on ne peut totalement faire endosser ce rôle de victime. Il suffit de la comparer avec l’amante (Kusunoki Yûko) de son époux, son inverse en tout point par son allure svelte, son milieu intellectuel (quand Sadako reste une provinciale sans éducation) et un caractère plus soumis dans le sexe, où il s’agit plus de satisfaire/récupérer l’homme que de prendre soi-même du plaisir.
En mettant en parallèle « l’amant » et l’amante (tous deux harcelant l’être aimé chez lui et dans la rue), Imamura renverse ainsi le pouvoir. Sadako est la fois prisonnière et maîtresse de son désir sans pour autant dépendre d’un homme. Le cheminement est méticuleux et passe par la mise en scène. Une nouvelle scène d’agression dans un train – là aussi futur gimmick glauque du cinéma érotique japonais – est renversée par la narration (Hiraoka affaibli par une crise cardiaque et qui se révélera mourant) et la mise en scène où Sadako domine Hiraoka par un cadrage en plongée. A la fin du film, le seul fait que sa femme ait pu être capable de le tromper bouleverse également le rapport de force entre le mari de Sadako et celle-ci. Tout en semblant garder une attitude dominatrice, son mari se soumet aux exigences de Sadako notamment dans la légitimation de leur union.
Imamura se montre si fin que l’ambiguïté est constante jusqu’au bout : pour les rapports sexuels consentis/subis, pour l’allure soumise de Sadako qui reprend pourtant le pouvoir et surtout la longue errance finale enneigée où se disputent le suicide amoureux et la tentative de meurtre. La réponse tient finalement dans cette répétition en début et fin de film où, brimée, Sadako écrase un ver à soie qu’elle tenait dans sa main, alors que parvenue à ses fins elle laisse l’insecte remonter sur sa jambe lors de la dernière scène. Pas l’Imamura le plus facile d’accès, mais certainement un des plus passionnants.
Justin Kwedi.
Désir meurtrier de Imamura Shohei. Japon. 1964. Disponible en DVD depuis le 15/11/2017, édité par Elephant Films.