Tomita Katsuya revient après nous avoir emportés dans son mélancolique Saudade il y a quelques années. Le cinéaste indépendant japonais continue son geste poétique, mais cette fois en Thaïlande, dans son Bangkok Nites.
Bangkok Nites est un film sur la prostitution en Thaïlande, le tourisme sexuel nippon, la ville de Nong Khai, l’errance, les fantômes et l’amour. Dit comme cela, on pourrait croire que le film suit un programme copieux qui montrerait schématiquement les différentes facettes de la Thaïlande à travers des thèmes attendus, mais que nenni. Tomita Katsuya a vécu quelques temps en Thaïlande pour pouvoir mener à bien ce projet et capter l’esprit de ce qu’il filme. Ainsi, il nous offre une balade étrange à partir du monde obscur de la prostitution thaïlandaise. Le film suit une jeune femme du nom de Luck (Subenja Pongkorn) dans le monde de la prostitution des nuits de Bangkok. Elle tombe un jour sur un ancien client, Ozawa (Murata Shinji), qui se révèle être également un ancien amour. Ils entreprennent un voyage sentimental à travers Bangkok puis le nord de la Thaïlande où réside la famille de Luck. Le film propose une galerie de personnages, de situations, d’instants dans la vie singulière des amoureux et s’attarde sur ces moments pour nous plonger dans l’aventure.
Tomita Katsuya adapte son dispositif de Saudade aux différentes facettes de la Thaïlande. On divague dans les rues étroites de Bangkok autant que dans ses quartiers huppés à travers la vie paradoxale des jeunes prostituées. Elles vivent dans la misère et une constante économie alors qu’elles côtoient de riches clients dans des palaces. Les plans séquences de Tomita et son goût pour l’onirisme laissent le spectateur s’approprier les espaces, les rêver. La composition des plans et les choix qui mettent les lumières en valeur laissent aux spectateurs le confort de promener son regard dans l’image à l’instar des personnages qui flânent au gré de leur émotions et/ou leurs objectifs. Le film est bercé par une envie de liberté, d’ailleurs portée par les personnages. Il y a une sorte d’errance que certaines scènes expriment avec beaucoup de poésie, et de lyrisme, comme celles qui se déroulent dans le nord de la Thaïlande où Ozawa va rencontrer des rappeurs venus des Philippines ou bien encore celles où les amies de Luck racontent des ragots dans une chambre d’hôtel. Tomita se permet des digressions pour nous offrir une vision vaste et palpable de ce pays comme il l’a ressenti, ou comme il voudrait qu’on le ressente. Il ne tient pas un fil narratif qu’il étofferait par des considérations sociales ou historiques et il laisse exister des possibilités qui s’évanouiront la scène d’après. C’est un film généreux qui ne cesse de se réinventer. On est presque dans le cinéma expérimental. Nous sommes un peu dans le même état que les personnages dans une mélancolie, un doute, une quête constante qui n’a de concret que les émotions.
Le film est une ode au vagabondage et se sert de l’aura inhérente à la Thaïlande et à sa représentation pour le montrer. On pense fortement à l’œuvre de Apichatpong Weerasethakul ou Pen-ek Ratanaruang dans les séquences oniriques à Nong Khai ou dans le rapport du cinéaste avec l’eau et la nuit. Tout semble possible au « paradis ». Cependant, le film est aussi porteur d’une grande tristesse. Le cinéaste fait part de son expérience mais ne glorifie pas le pays et n’idéalise pas les jeunes femmes qui se prostituent. La violence est présente, dans les dialogues où les filles se jalousent, se disputent, manigancent et on évoque la maladie, la mort. Elle est également présente dans le fossé des générations que mettent en évidence les différents portraits de femmes. Cette violence résonne avec le contraste entre la ville (et son onirisme venimeux) et la campagne (avec l’héritage de la guerre, sa pauvreté, son désenchantement au quotidien). On pense à ces sons de bombardements qui accompagnent les paysages marqués par la guerre ou aux coulisses du monde la prostitution thaïlandais. Le film est dense, mais pas lourd. Le sens est suggéré, Tomita n’impose pas son dispositif ou une lecture du dit dispositif. A l’image de son histoire d’amour, on ne sait pas où on va, on aime, on pense, on respire.
On suit la saudade de Bangkok, à la recherche de la beauté du présent, elle est peut-être dans la lune qui surplombe les amants sur la plage dans un plan magnifique ou dans les reflets des néons dans le Chao Praya. Après ces heures passées dans la Thaïlande de Tomita, malgré la triste ivresse, on se dit tout de même que les nuits de Bangkok semblent plus belles que nos jours.
Kephren Montoute
Bangkok Nites de Tomita Katsuya. Japon. 2017.
Présenté au 11ème Festival du Cinéma Japonais Contemporain Kinotayo.