Si ce nouveau film est fidèle à sa méthode, Asghar Farhadi atteint ici les sommets de son art. Celui de la confection infaillible du scénario.
Retour au bercail, pour l’auteur d’Une Séparation, Ours d’Or à Berlin en 2011 et succès mondial inattendu (plus d’un million d’entrées en France, notamment). Son film suivant, Le Passé (2013), qui réunissait Bérénice Bejo (récompensée pour ce rôle d’un Prix d’interprétation féminine à Cannes), Tahar Rahim et l’acteur iranien Ali Mosaffa, fut lui accueilli plus tièdement. L’écriture de Farhadi s’y faisait, disait-on, trop lisible, sa mécanique dramaturgique désormais trop transparente pour que l’on puisse se laisser prendre encore comme des nouveaux nés. Mais quoi que l’on pense de ce film, voire du cinéma d’Asghar Farhadi, peut-être faut-il se réjouir, justement, de ce fait précis : nous avons avec lui affaire à un véritable auteur, un cinéaste pour qui l’écriture d’une histoire, un récit, une intrigue est primordiale.
Rien d’étonnant ni d’injuste, alors, à ce que ce soit à ce niveau précis, l’écriture, que le jury de Georges Miller ait décidé de distinguer Le Client, sixième opus du cinéaste, lors du dernier festival de Cannes. Ayant vu la plupart des films de la compétition officielle, je peux dire en effet que si Farhadi n’est pas le cinéaste le plus novateur et audacieux du moment, en termes de pure mise en scène (même si la sienne est assez implacable, on y reviendra), il est peut-être celui qui réfléchit le plus et le mieux son scénario. Toute la force d’Une Séparation, on s’en souvient, tenait dans la manière dont il parvenait à faire nôtres les questionnements de ses personnages, confortant ou non chacun, à l’écran comme devant, dans ses insinuations sur une évidente culpabilité. L’un des agréments du cinéma est aussi de savoir cultiver la part de préjugés du spectateur.
Le Client s’ouvre sur le déménagement d’un jeune couple plutôt heureux, Emad (Shahab Hosseini*) et Rana (Taraneh Alidoosti). Parallèlement à leurs emplois, ils appartiennent à une troupe de théâtre s’apprêtant à jouer sur scène l’illustre Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller. La première demi-heure du film jouera sur le chevauchement de deux niveaux. Celui d’un quotidien d’amoureux comme les autres, entre horaires de boulot et retrouvailles à la maison et celui des répétitions d’une pièce teintant leur vie d’un peu d’exception, une occasion de se projeter dans autre chose qu’une certaine routine. Emad et Rana sont alors loin d’imaginer que la vie peut prendre d’elle-même, suite à un manque de vigilance, des tournures plus exceptionnelles que le théâtre, plus dramatiques surtout.
Rana, ayant oublié de fermer la porte de l’appartement, est un soir agressée sexuellement par un homme s’y étant introduit alors qu’elle se trouvait dans la salle de bain. Lorsqu’il l’apprend, son compagnon est évidemment fou de rage et n’a plus qu’une obsession, trouver le coupable, n’ayant pour élément concret que quelques traces de sang dans les escaliers et une camionnette abandonnée dans la précipitation. Comme dans La Fille inconnue, le dernier film des frères Dardenne, c’est sur un fond naturaliste que se détache peu à peu un début de film de genre, une esquisse d’intrigue policière. Emad devient de plus en plus suspicieux quant à son entourage, à commencer par ses élèves, dont l’un aura eu le malheur de l’avoir filmé à son insu avec son portable.
La dernière ligne droite du film lui fait prendre toute sa dimension. Après moult va-et-vient, accrochages du couple et autres fausses pistes, Emad parvient à retrouver le propriétaire du fameux camion et agresseur présumé. Il décide alors de lui tendre un piège qui les amènera à se retrouver seul à seul, face à face. Son moteur est celui d’une vengeance aveugle : non seulement le faire avouer, mais en plus le confronter au regard de sa propre famille sur ses actions. Sa soif d’honneur l’embarque dans un acharnement que l’on peut croire légitime au départ, avant de le deviner plus sournois, presque délirant. Appelant Rana pour les rejoindre et lui montrer le visage du coupable, il bute sur la réserve de cette dernière, décidée, au vu de la tournure catastrophique que prend son initiative, à passer l’éponge pour ce qui n’était peut-être qu’une méprise.
Comment le réel, la réalité opaque d’une situation spécifique, finit-il par accoucher d’un aveu, d’un éclaircissement ? Comment, surtout, cet éclaircissement finit-il par obscurcir plus encore la situation ? Telle est la grande question du cinéma de Farhadi et de ce dernier film plus encore. Ce que les critiques et spectateurs lassés par sa méthode peuvent lui reprocher à juste titre, soit le systématisme d’un procédé narratif, une manipulation incontestable de notre regard sur les apparences, est la sève même de la réussite du Client. Il n’y a rien de plus dangereux dans nos sociétés que la quête d’une transparence absolue, la soif de justice cherchant à dévoiler au grand jour tous les coupables du monde. D’homme amoureux cherchant à laver l’honneur de sa femme, Emad s’avère au final plus monstrueux que la victime de sa loi du talion. C’est ce que dit le regard de Rana, lorsqu’elle assiste médusée à son action punitive.
Quel avenir pour ce cinéma ? Si à titre personnel je veux aujourd’hui défendre Le Client pour l’intelligence rare de son scénario, la vigueur de sa mise en scène, l’excellence de son casting, je n’en suis pas moins soucieux du risque pour Asghar Farhadi, à l’instar des Dardenne dont on parlait plus haut, de reproduire un schéma à l’infini. Il faut pourtant savoir que ce film a été réalisé en attendant la mise en route d’un nouveau projet européen, espagnol précisément. Après Le Passé, Farhadi semble bien motivé à adapter à nouveau son écriture infaillible à une nouvelle langue, d’autres corps. C’est peut être ce qu’il lui faut, en définitive, pour redonner du mystère à son art presque trop mature : du voyage, du dépaysement, l’apprivoisement de nouveaux rythmes. On sera de toute manière au rendez-vous.
*Prix d’interprétation masculine à Cannes, ce qui est également compréhensible au vu de la dimension que prend son jeu à mesure que le personnage approche de la « vérité ».
Sidy Sakho
Le Client, d’Asghar Farhadi. Iran. 2016. En salles le 09/11/2016.