À l’occasion du cinquantenaire de sa disparition, la salle Cinemavera, à Tôkyô, a consacré une rétrospective à Shimizu Hiroshi, un réalisateur encore trop peu connu en France et qui a pourtant joué aux côtés d’Ozu et Mizoguchi un rôle important dans le cinéma japonais. Saluons à cet égard la Maison de la Culture du Japon à Paris qui récemment a programmé quelques films du cinéaste lors de son cycle « Shintôhô : un vent nouveau ».
La génération des cinéastes japonais issus des années 20, dont Shimizu fait partie de même qu’Ozu et Mizoguchi, est intéressante dans la mesure où elle est la première à avoir pleinement reconnu les codes de découpage filmique mis au point aux États-Unis par David W. Griffith. En réalité, l’originalité des films produits au cours de cette époque tient moins à leur ressemblance avec le cinéma américain qu’à la façon dont ils en diffèrent. En s’accaparant des codes du cinéma hollywoodien, les réalisateurs paraissent, chacun selon sa sensibilité, avoir mis au point des systèmes originaux de représentation filmique en adéquation avec des conceptions esthétiques proprement japonaises.
De ses amis cinéastes, Shimizu se distingue avant tout par le nombre impressionnant de films tournés, plus de 160, mais pour la plupart perdus, et par la spontanéité de son style. Mizoguchi, à ce propos, aurait dit : « Ozu et moi sommes des travailleurs appliqués et laborieux. Shimizu, lui, a du génie ». Celui-ci est également l’un des premiers réalisateurs japonais à participer à un festival de cinéma européen puisque Des enfants dans le vent a été présenté à la Mostra de Venise en 1938.
S’exerçant d’abord au sein des studios Shôchiku et ce jusqu’à la fin de la guerre, Shimizu donne à son cinéma un nouveau souffle en entrant dans la société Shintôhô où le style réaliste qui est le sien atteint sa maturité. Comment, contrairement à Ozu et Mizoguchi, un cinéaste de si grande envergure a-t-il pu perdre de son aura au fil des ans ? C’est que la dernière partie de sa carrière semble avoir quelque peu terni son image. Quittant la Shintôhô pour les studios Daiei en 1955, le cinéaste semble s’être égaré dans des productions certes plus prestigieuses, mais en contradiction avec les principes fondamentaux de son style. La carrière de Shimizu est peut-être celle dans le fond d’un talent brisé par les méthodes de production des grands studios japonais de l’époque.
Ce dossier a été écrit suite à la rétrospective consacrée à Shimizu, qui a eu lieu du 23 avril au 20 mai 2016, au Cinemavera à Tôkyô. Les trente films qui y sont traités – une goutte d’eau dans la filmographie du cinéaste – correspondent aux œuvres programmées lors de l’événement. Ces films ayant été peu distribués en France, j’ai choisi d’indiquer leur titre en français quand ils ont déjà été traduits ou en anglais dans le cas échéant. La seule exception est Arigatô-san dont tout le monde comprendra aisément le sens.
Flâneries
Manifestement les films de Shimizu ne présentent rien de dramatique, du moins ils ne sont pas structurés comme tel. La plupart des films de la première période à la Shôchiku ne propose aucune intrigue digne de ce nom, mais s’apparente au contraire à une succession d’épisodes liés les uns avec les autres sans véritable structure d’ensemble. Qu’on prenne pour exemple les deux films se situant dans des sources thermales, les plus radicaux sur ce point, Les masseurs et la femme (Anma to onna, 1938) et Ornemental Hairpin (Kanzashi, 1941), pour constater que les personnages passent essentiellement leur temps à boire, à manger, à prendre des bains et à discuter ensemble, sans que le récit n’engage la moindre tension dramatique. Il est vrai qu’un drame se produit au cours des Masseurs et la femme, puisqu’un vol a été commis, mais l’accroche ne semble qu’un simple prétexte pour rapprocher les personnages les uns des autres. La fin du film ne prend même pas le temps de révéler l’identité du voleur.
Des personnages, donc, se rencontrent puis passent du temps ensemble et le film s’achève lorsque tout le monde décide de partir. Ce type de scénario est valable pour un bon nombre de films, comme Arigatô-san (1936), A Star Athlete (Hanagata senshu, 1937) ou Record of a woman doctor (Joï no kiroku, 1941), qui s’appuient avant tout sur des scènes de la vie quotidienne. Toutefois, il serait faux de réduire les récits à ce seul aspect. Tous les films de Shimizu ont bel et bien tendance à ne proposer qu’un récit minimaliste, mais l’essentiel de ses œuvres suit évidemment un véritable fil conducteur, même si certaines d’entre elles ne débouchent au final que sur le retour à la situation de départ. Un film comme Mole Alley (Mogura yokochô, 1953) présente la vie de bohème menée par un écrivain obscur obligé de vendre ses affaires pour se nourrir. Gardant la foi dans son talent, le personnage brave les difficultés jusqu’à ce qu’il reçoive un jour un prix littéraire. Accédant à la notoriété, l’écrivain continue malgré tout à mener la même vie qu’auparavant. Dans le film muet, Standing at a Crossroads (Kiro ni tachite, 1930), un jeune homme vivant à la campagne rêve de partir étudier à la capitale et ainsi devenir quelqu’un d’important. Une fois arrivé sur place, le personnage découvre la dure réalité de la vie urbaine et décide finalement de rentrer chez lui sans avoir gagné d’argent. Loin d’un récit proprement dit, ce genre de films propose un simple cheminement, une sorte de flânerie.
D’autres films, évidemment, élaborent des récits un peu plus étoffés. Mais ceux-ci, comme c’est le cas dans Four Seasons of Children (Kodomo no shiki, 1939) ou Sayon’s Bell (Sayon no kane, 1943), paraissent scindés en deux : certaines scènes se focalisent d’une part sur divers problèmes dans lesquels sont impliqués les personnages d’adultes, d’autres scènes se concentrent quant à elles sur les activités menées par des enfants. La différence entre les deux plans est telle que le récit mené par les adultes paraît quelque peu embrouillé et confus – comme on peut le voir en particulier dans le pesant Family Diary (Katei Nikki, 1938), tandis que les scènes d’enfants ont quelque chose de bien plus enjoué à offrir. Shimizu semble avoir peu d’intérêt à développer des histoires sérieuses et se montre bien plus enclin à travailler sur des récits légers à leur donner une certaine fraîcheur de ton.
La grande majorité des films de Shimizu a cette tendance plus ou moins forte à diluer le récit dans de petits épisodes tirés de la vie quotidienne et à le parsemer ici et là de touches d’humour. Les situations sont souvent cocasses, comme par exemple cette scène de Dawn Chorus (Akatsuki no gasshô, 1941) où une vieille dame refuse de payer son ticket de bus en prétendant vivre dans la misère avant de sortir une liasse de billets sous les yeux médusés du chauffeur. Les personnages sont forts en gueule et hauts en couleurs, comme c’est le cas du protagoniste de Ohara Shôsuke (Ohara Shôsuke-san, 1949) qui à cause de son goût pour la boisson finit par perdre toute sa fortune ou de cette patronne d’imprimerie qui tient son entreprise à la baguette dans Stupid with Kindness (Ninjô baka, 1956). D’autres personnages, comme les étudiants de A Star Athlete qui pendant la guerre suivent un entrainement militaire, ou le prêtre shintô de Record of a Woman Doctor qui prétend guérir les maladies en invoquant les divinités, sont quant à eux clairement tournés en ridicule. La scène de Stupid with Kindness au cours de laquelle la protagoniste fait remarquer à son interlocuteur, au cours d’une discussion des plus sérieuses, que sa braguette est ouverte donne une idée de la fraîcheur de ton qui traverse les films de Shimizu. Celle-ci dans certains cas peut également tourner au burlesque, comme on le voit dans Dawn Chorus où les passagers du bus sont contraints de pousser le véhicule tombé dans un fossé – ce qui débouche sur une confusion de mouvements et un brouhaha sonore dignes des films de Jacques Tati.
Dans la majorité des cas, c’est surtout la maladresse des personnages – celle des masseurs aveugles dans les sources thermales ou celles des enfants dans bon nombre de titres – qui constitue le principal ressort comique des films.
Si les films sont parsemés de touches humoristiques, il serait faux cependant de penser que Shimizu s’adonne exclusivement au genre comique. En réalité, l’aspect humoristique des récits ne constitue qu’une façade dans la mesure où leur arrière-plan donne à voir des situations bien plus affligeantes. Bien ancré dans son époque, chaque film de Shimizu découle d’une situation sociale liée à l’histoire du Japon. Arigatô-san, par exemple, présente un pays déchiré par la crise économique de 1929 et abonde de personnages sans emploi, dans la misère ou contraints de vendre leur fille à des maisons de prostitution. La période de guerre n’est pas en reste, Shimizu signe là des films qui, ayant étrangement échappé à la censure, ont tendance à présenter le Japon non dans ses réussites mais dans ses manquements. La maladresse des jeunes soldats de A Star Athlete, la désobéissance des enfants de Introspection Tower (Mikaheri no tô, 1941) ou les maladies qui sévissent dans le village de Record of a Woman Doctor sont sur ce point particulièrement éloquents. Directement après la guerre, Les enfants de la ruche (Hachi no su no kodomotachi, 1948) présente le pays à travers ses cicatrices : des enfants, orphelins et victimes de malnutrition traversent un pays en ruine et vont jusqu’à faire une halte à Hiroshima. Les derniers films à la Daiei quant à eux changent la donne et laissent voir un pays remis sur pieds mais dont la rapide occidentalisation fait perdre aux citadins leurs anciens repères.
Si le cinéaste ne se montre à aucun moment critique contre son époque, on peut sentir poindre dans ses films une forte compassion pour la détresse de ses protagonistes – sentiment qui atteint son apogée dans les films consacrés aux enfants. Les différents arrière-plans sociaux sur lesquels les films s’appuient se rapportent dans l’ensemble de la filmographie à un thème central, celui de la séparation. Qu’ils vivent avant ou après la guerre, les personnages sont tous victimes d’une situation qui les a séparés de leurs proches. C’est ainsi que le cheminement narratif dans tous les cas de figure concourt à rapprocher les personnages les uns des autres et à réparer le tissu social préalablement déchiré.
« Nous voilà liés »
La grande majorité des films de Shimizu, toutes périodes confondues, découle d’un principe qui consiste à reconstituer des groupes de personnages autour de valeurs positives, dans la joie et la bonne humeur. Arigatô-san, sur ce point, se montre d’une importance capitale. Une ligne d’autocar relie une ville en bord de mer à une autre située en montagne. Les passagers de la ligne, issus de la classe ouvrière, parcourent la région à la recherche d’un emploi. Parmi les passagers figure une femme qui, sous la pression économique, se rend à Tokyo pour y vendre sa fille. Le chauffeur, célèbre pour sa gentillesse – ce qui lui doit d’ailleurs son surnom – profite de sa position pour transmettre des messages entre les différents habitants de la région. L’espace d’un voyage, les passagers vont peu à peu oublier leur détresse et apprendre à s’ouvrir aux autres. On s’échange des friandises, on boit, on discute, on chante, le tout malgré les protestations du seul personnage petit-bourgeois qui se montre peu enclin à se mêler aux autres.
Ce film qui ne présente presque aucun récit et se contente de juxtaposer les épisodes au gré des rencontres effectuées sur le chemin a pour principe moteur de rassembler différents personnages au sein d’une même cellule, tout en les orientant dans une même direction. L’autocar constitue un espace dont le propre consiste à relier les personnages les uns avec les autres et à leur redonner une certaine énergie. Une expression japonaise, prononcée par l’une des femmes du film lorsque tous les passagers descendent du véhicule, résume tout à fait la situation : « en ga atta », « nous voilà liés ».
Tous les longs-métrages postérieurs à ce film reprennent peu ou prou le même principe. Des individus isolés par leur situation sociale ou familiale sont rassemblés par l’intervention d’un personnage généreux et énergique au sein d’une même cellule. La source thermale, l’école ou le village jouent dans les films suivants le même rôle que l’autocar d’Arigatô-san. Les œuvres de Shimizu se définissent comme des variations sur le même thème. Certains films, néanmoins, prennent ce dernier à contre-pied : Ohara Shôsuke retourne le principe dans la mesure où le personnage bienveillant et protecteur va perdre peu à peu ses relations et assister à la désagrégation de son domaine ; L’amour d’une mère (Bojô, 1950) présente quant à lui le personnage d’une mère qui cherche à se débarrasser de ses trois enfants afin d’entamer une nouvelle vie. Telle cellule se forme sous l’effet de la bienveillance, telle autre se désintègre sous l’effet de la négligence ou de l’égoïsme.
C’est sur cette base que Shimizu va progressivement se focaliser sur des récits d’enfants. Des enfants dans le vent (Kaze no naka no kodomo, 1937) est le premier film dont les rôles principaux sont tenus par de jeunes acteurs. Le principe de base est le même que dans Arigatô-san : deux enfants séparés de leur père, dans la mesure où celui-ci a été accusé de fraude et arrêté par la police, vont apprendre à se réconcilier l’un avec l’autre avant que le cadet ne soit envoyé par sa mère vivre chez son oncle. Une fois le père innocenté, les deux garçons retrouvent leur foyer et finissent par faire la paix avec les autres enfants du village dont ils avaient fait l’objet de moqueries. Four Seasons of Children reprend le même schéma en suivant le parcours de deux frères qui, suite au décès de leur père, vont se reconstruire grâce à l’influence des autres enfants de leur village.
Des enfants en manque de liens finissent par reconstituer une cellule dans laquelle ils pourront puiser leur énergie, c’est là la thématique mise en valeur dans la trilogie formée par Introspection Tower, Les enfants de la ruche et sa suite, Children of the Beehive: What Happened Next (Sono go no hachi no su no kodomotachi, 1951). La différence avec les deux précédents films tient à ce que la relation entre les enfants est médiatisée par des adultes. Tourné pendant la guerre, Introspection Tower dépeint les activités d’une école spécialisée dans la rééducation d’enfants difficiles – thème repris bien plus tard dans Why Did These Women Become Like This? (Naze kanojora ha sou natta ka, 1956) et son centre pour jeunes femmes désobéissantes. Le récit suit d’abord les scènes de vol, de bagarre et de fugue des trois enfants principaux avant d’obéir à un cheminement qui les conduit à recouvrer les valeurs morales qui leur faisaient défaut. Celles-ci sont acquises à ce moment où l’énergie des enfants est canalisée par l’organisation d’un travail en commun, en l’occurrence la construction d’une rigole d’irrigation permettant d’alimenter l’école en eau potable.
Le propos des Enfants de la ruche est relativement proche du précédent opus à l’exception près que le contexte social a radicalement changé entre les deux films. Les enfants dont il est question ici sont des orphelins travaillant en bande pour le compte d’un mutilé de guerre qui ne pense qu’à profiter d’eux. Grâce à l’influence d’un ancien soldat qu’ils rencontrent sur leur route, les orphelins vont découvrir les valeurs nécessaires à la reconstruction du pays et à la vie en société. On retrouve les mêmes personnages quelques années plus tard, dans Children of the Beehive: What Happened Next. Ceux-ci vivent désormais dans un centre tenu par l’ancien soldat dont les principes reposent sur la débrouillardise et l’autonomie. A ces trois films, on peut également ajouter L’école Shiinomi (Shiinomi gakuen, 1955) qui se déroule dans une école spécialisée pour enfants handicapés et Children Seeking a Mother (Haha wo motomeru kora, 1956) qui donne à voir la vie quotidienne d’un orphelinat.
On aura remarqué que les films jusqu’ici se déroulent essentiellement à la campagne ou dans de petites zones urbaines. De leur côté, les longs-métrages de la dernière période prennent pour cadre la capitale. Une différence essentielle s’instaure entre ces films : la campagne est souvent représentée comme le lieu de l’énergie retrouvée, la ville au contraire comme un endroit froid et cruel.
Les récits se déroulant en ville renversent, à quelques exceptions près, le principe donné dans Arigatô-san. Le cheminement des films conduit les personnages non pas à se constituer des cellules, mais à perdre leurs liens avec les autres, voire avec eux-mêmes. On a vu que le protagoniste de Standing at a Crossroads finissait par revenir de ses illusions de jeunesse. Il en va de même pour celui de The Golden Demon (Konjiki yasha, 1937), adaptation d’un célèbre roman japonais, qui amoureux d’une jeune femme épris d’un homme plus riche que lui finit par quitter sa famille et ses amis pour n’avoir pour seule passion que celle de l’argent. Ce genre de personnages urbains agit pour son propre compte et la ville se définit comme un monde individualiste. C’est pourquoi, en retournant vivre à la campagne, le couple mis en scène dans Dancing Girl (Odoriko, 1957) finit par retrouver goût à la vie et décide de fonder une école pour orphelins.
La dernière période du cinéaste se caractérise également par une tendance à agencer des structures dramatiques plus élaborées qu’auparavant. L’accent n’est plus mis sur des groupes, mais bien plus sur des individus et les relations qu’ils nouent avec leurs proches. Des personnages d’enfants, on passe, dans des films comme Under the Blossoming Peach (Momo no hana no saku shita de, 1951), Dancing Girl ou A Mother’s Journey (Haha no tabiji, 1958), à des protagonistes féminins en butte avec leur environnement. Rapprochant le monde de la ville à celui des hommes, les films s’appuient sur les efforts menés par les femmes qui cherchent à trouver leur place dans la société et à s’épanouir pour elles-mêmes. A contrario, un film comme Stupid with Kindness montre un personnage féminin, chanteuse dans un cabaret et habituée à vivre dans le luxe et le clinquant, se montrant incapable d’éprouver la moindre sympathie pour l’homme qui est amoureux d’elle.
Dans le rétroviseur
Dans les scènes d’intérieur, comme dans les films d’Ozu, les personnages de Shimizu sont souvent cadrés frontalement, assis sur un tatami en train de discuter. Autrement dit, le cinéaste a tendance à placer ses personnages les uns près des autres et à les rassembler ses personnages dans un même cadre. Il arrive d’ailleurs, dans les films d’avant-guerre, qu’un même cadre accueille successivement plusieurs personnages dont les conversations sont séparées par un léger fondu. Ceux-ci sont comme circonscrits à leur propre espace et représentés dans leur milieu – comme des parties de ce milieu, presque au même titre que les différents objets et ustensiles posés en avant ou en arrière-plan. La technique permet également de décharger la scène de toute tension dramatique par trop saillante.
D’autres scènes de discussion donnent toutefois lieu à un champ/contrechamp, les deux plans étant, comme chez Ozu, agencés par un raccord à 180° ou s’en rapprochant. Cela dit, là où Ozu privilégie les plans rapprochés, voire les gros plans, Shimizu tend à rester éloigné de ses acteurs. Le cinéaste opte en effet pour des plans moyens de sorte que la caméra semble toujours un peu trop éloigné de la scène filmée.
Le champ chez Shimizu révèle donc un groupe de personnages placés dans un espace donné. Suivant la même logique, le contrechamp renvoie à son tour à un autre groupe de personnages saisi dans un espace connecté au précédent. Les habitats en effet sont pour la plupart découpés en deux parties, l’une donnant sur le fond de la pièce, l’autre sur son entrée. Ainsi conçu, le contrechamp a la particularité de révéler une partie de l’espace qui avait échappé jusqu’ici à la caméra. Lorsqu’il reçoit des visiteurs, le personnage principal de Ohara Shôsuke est cadré de dos vers l’entrée de sa maison en compagnie de ses proches, le contrechamp correspondant, qui place cette fois les visiteurs de dos, révèle ainsi le fond de la pièce où se tient le protagoniste.
Ces deux parties de l’espace affichent un décor relativement distinct l’un de l’autre. Le champ et le contrechamp ne donnent jamais complètement à voir le même endroit. Le fond conduit à d’autres pièces de la maison, l’entrée donne quant à elle sur l’extérieur. Placé dans son environnement particulier, chaque personnage est ainsi saisi dans un espace qui lui correspond et qui d’une certaine façon émane de lui. Le dénommé Ohara Shôsuke est constamment associé à sa maison qui, de son côté, est connectée aux autres parties du village.
L’organisation spatiale des films de Shimizu découle par conséquent de la juxtaposition de zones habitées par plusieurs groupes de personnages. De là, deux tendances apparaissent : soit ces zones finissent par s’emboîter et l’ensemble de la scène est filmé en un seul plan, soit celles-ci se différencient et restent séparées par la limite du cadre. Le premier procédé est à l’œuvre dans Arigatô-san dans la mesure où l’espace de l’autocar est séparé en deux zones, l’une dévolue à l’espace du conducteur, l’autre, le fond du véhicule, associée aux personnages de la mère et de sa fille se rendant à Tokyo. Les deux zones sont d’abord connectées par le biais du rétroviseur à travers lequel le chauffeur regarde les deux voyageuses pour lesquelles il éprouve de la compassion. Lorsqu’à la fin du film, le protagoniste décide de les ramener chez elles, les deux zones fusionnent alors en un seul et même plan, sans qu’aucun autre personnage ne s’interpose dans l’intervalle.
L’exemple opposé apparaît dans Des enfants dans le vent au cours de la scène où le cadet arrive chez son oncle. L’enfant qui ne pense qu’à rentrer chez lui est invité à jouer avec ses cousins. Un champ nous présente la pièce des adultes – ceux-ci discutent des difficultés à garder leur neveu –, le contrechamp nous présente la chambre des enfants qui fait face à la précédente – le garçon entend la conversation des adultes et s’échappe du champ. Dans les séquences suivantes, l’enfant tentera à plusieurs reprises de fuguer, car il ne parvient pas à s’intégrer à son nouvel environnement.
Ce jeu d’emboîtement ou de séparation des espaces traverse également les films tournés dans les sources thermales, et notamment Ornemental Hairpin. On a vu que le cheminement narratif conduisait les différents personnages à créer des liens entre eux et à se regrouper dans une même cellule. L’organisation de l’espace souligne bien ce principe dans la mesure où les personnages, isolés dans un premier temps dans leur chambre respective, vont ouvrir les cloisons qui séparent les pièces et vivre à la fin du film dans le même espace. Les deux personnages rabat-joie du film ont tendance toutefois à rester dans leur propre champ.
Tout au long de sa carrière, Shimizu n’a de cesse de perfectionner son système. C’est ainsi que dans la dernière période de sa filmographie, il arrive qu’un même plan délimite en lui-même des zones distinctes. C’est le cas par exemple de son dernier long-métrage, Image of a Mother (Haha no omokage, 1959) dans lequel le personnage d’un veuf prend pour épouse une femme dont le fils ne parvient pas à tolérer la présence. Ces deux personnages quand ils sont cadrés ensemble apparaissent sur des fonds différents (un mur ou une cloison coulissante), de manière à souligner la distance qui s’instaure entre eux. Le fils s’échappe continuellement du champ comme s’il ne voulait pas partager son espace avec sa belle-mère. D’un autre côté, la fille de cette dernière, dans une scène tournée sur une navette fluviale conduite par son beau-père, quitte la zone dans laquelle elle est d’abord rattachée – le fond du bateau, traverse l’espace délimité par le cadre pour rejoindre l’avant de la navette – la zone associée à son nouveau père.
La position même des personnages dans le cadre est révélatrice de leurs rapports psychologiques. Dans un plan au début de A Mother’s Journey sont réunis les trois membres de la famille dépeinte par le film. Le père, qui désire s’installer à Tokyo, est placé au premier plan ; la mère, qui préfère continuer à travailler dans le cirque qu’elle dirige, est située en arrière-plan tout près des coulisses ; leur fille qui ne parvient pas à trancher est assise entre ses deux parents. Tout le cheminement du film est résumé en un seul plan dans la mesure où la jeune femme verra son cœur balancer par la suite entre ces deux zones.
On peut remarquer enfin, dans The Golden Demon ou L’école Shiinomi, qu’un personnage ayant perdu son lien avec les autres est parfois filmé à travers les barreaux d’une fenêtre, comme à travers ceux d’une prison.
Boule de neige
La mise en scène, découlant logiquement du récit, repose principalement sur la question du lien. Il est rare de voir des personnages seuls dans le champ, celui-ci met presque toujours en relation deux ou plusieurs personnages ensemble. Si un personnage se trouve isolé – comme dans la dernière séquence des Masseurs et la femme où, une fois tous ses amis rentrés chez eux, une jeune femme se promène sous la pluie autour de la source thermale – c’est bien parce que l’absence des autres lui pèse. Le plan chez Shimizu repose toujours sur le ressort d’un lien – que celui-ci perdure ou au contraire se casse.
Ce lien, la rencontre entre deux personnages ou leur discussion, est susceptible de déboucher sur diverses émotions. Si le champ a tendance à rassembler plusieurs personnages et à les placer les uns près des autres selon la nature de leurs relations psychologiques, il est nécessaire de souligner que les gros plans sont chose rare. Les personnages en effet n’expriment leurs émotions qu’à partir du moment où une autre personne est présente avec eux. La psychologie est collective et n’engage pas les individus en tant que tels. La règle vaut pour tous les longs-métrages produits à la Shôchiku comme à la Shintôhô. Les films Daiei, comme on le verra, renverseront ce principe.
Revenons, avant d’aller plus loin, à la composition du cadre dans les films de Shimizu. A l’instar d’Ozu encore une fois, Shimizu tend à décentrer ses images, le plus souvent vers le haut mais aussi vers le bas, et à laisser un espace vide autour de ses acteurs. Souvent percé de portes coulissantes ou de fenêtres ouvertes, cet espace conduit en réalité aux autres pièces des habitats en question. Écrasant la perspective à l’aide de courtes focales, le cinéaste travaille ses cadres de manière à détacher ses acteurs du fond neutre qui les entoure. Ramené aux dimensions d’une simple surface, l’espace vide qui se situe derrière les acteurs semble par conséquent se prolonger au-dessus d’eux. Ainsi, la profondeur de champ tel que Shimizu la conçoit dessine moins un espace creusé vers le fond qu’un étagement ou une succession vers le haut de différentes tranches spatiales, en général sur deux ou trois niveaux.
L’utilisation récurrente de la profondeur de champ a deux fonctions essentielles. La première – comme on l’a vu déjà – est purement descriptive, les personnages sont saisis dans l’environnement qui est le leur et figurent dans le champ au même titre que les objets qui les entourent. La seconde fonction, quant à elle, se montre bien plus subtile. Le film Histoire de Jirô (Jirô monogatari, 1955) abonde de plans de ce type. Le protagoniste est un petit garçon ayant été élevé par une nourrice. A l’âge de sept ans, l’heure est venue pour lui de retourner vivre dans sa famille qu’il connaît à peine. Le garçon peine à renouer les liens dans la mesure où sa mère se montre particulièrement dure avec lui. A ce moment où les adultes rassemblés dans une pièce sont affligés par l’état de santé préoccupant de la mère, un travelling arrière nous révèle la présence du garçon contre une porte en train d’écouter la discussion et contre toute attente lui-même finit par fondre en larmes. Un second exemple intervient un peu plus tard dans le film. Sur le point de mourir, la mère est allongée sur son lit et entourée par ses proches. La scène se détache d’un arrière-plan qui présente les différents enfants debout dans plusieurs pièces, le regard dirigé vers leur mère à l’agonie. A l’instant où celle-ci rend son dernier souffle, l’ensemble des personnages éparpillés dans le champ se met à vibrer sous la même émotion.
Cette émotion, autrement dit, est amplifiée par la présence – souvent muette – d’autres personnages dans le champ. Ceux-ci surplombent la scène principale comme pour en élargir l’impact. De très nombreux plans de ce type parcourent les films de Shimizu. Le procédé est le même par exemple dans Des enfants dans le vent quand la mère, en amorce au premier plan, voit son cadet partir chez son oncle et disparaître au coin de la rue. Le regard se définit en quelque sorte comme le vecteur de l’émotion. C’est la raison pour laquelle, dans le même film, les deux enfants se retrouvant seuls chez eux décident de fermer les fenêtres de leur maison et ainsi échapper aux regards de leurs camarades moqueurs. C’est aussi parce qu’elle ne se retourne pas sur son enfant qu’elle a laissé – en arrière-plan – chez son frère que la mère, dans L’amour d’une mère, celle-ci paraît dénuée du moindre sentiment maternel.
Tout le cinéma de Shimizu repose sur cette idée que la scène filmée est susceptible de s’étendre vers le fond ou vers l’avant en fonction du degré émotionnel qui en ressort. La scène, d’une certaine façon, se gonfle comme un ballon. Ce système de plus est complété par l’utilisation des travellings latéraux, véritable clé de voûte du style de Shimizu. Comme pour la profondeur de champ, ces mouvements de caméra tiennent deux fonctions. La première est également descriptive : le plan commence en un point quelconque de l’espace – une pièce ou un jardin occupés ou non par des personnages – avant que la caméra amorçant un mouvement vers la droite ou vers la gauche du cadre balaie plusieurs pièces contiguës de l’habitation à travers des portes ou des fenêtres ouvertes, et s’arrête devant la pièce où l’on retrouve les personnages principaux. Une variante de ce type de plans consiste à suivre un personnage à travers différentes pièces avant qu’il ne rencontre un interlocuteur. Le procédé de description reste le même : il s’agit de saisir un ou plusieurs personnages dans la zone qui leur est dévolue en étendant celle-ci par-delà les bords du cadre. La profondeur de champ se combine par conséquent à une sorte de profondeur latérale.
La deuxième fonction de ces travellings repose sur un ressort émotionnel. Citons cette scène de discussion dans Ohara Shôsuke qui met face à face le protagoniste ruiné et des villageois venus lui proposer la mise en vente de tous ses biens : la conversation est suivie par un mouvement d’appareil qui révèle la présence dans la pièce voisine de l’épouse du personnage, bouleversée par le sort qui l’attend. Un plan de L’école Shiinomi se montre également intéressant : l’enfant handicapé au centre du film est victime de quolibets de la part de ses camarades d’école et a été accusé injustement de vol. Le plan commence par l’arrivée à la porte de la maison d’un écolier venu annoncer que le coupable a été démasqué. La mère, présente non loin de là, entend la nouvelle et traverse la maison jusqu’au bureau de son mari à qui elle répète lesdits propos ; celui-ci en premier plan se met alors à sourire. A l’émotion du fils et de la mère succède celle du père qui en dernière instance achève de réparer la cellule familiale qui avait été fragilisée. L’émotion fait ici l’effet d’une boule de neige.
Les techniques de profondeur de champ et de profondeur latérale combinées en un seul tour de main confèrent aux films de Shimizu une forte sensibilité. Sans jamais chercher à souligner les sentiments mis en jeu, à les saisir en gros plans directement sur le visage de ses acteurs, le cinéaste propose un système de résonance qui lui permet de mettre l’accent sur les liens qui existent entre ses personnages et de les considérer émotionnellement comme une seule et même entité.
Tout en haut d’un arbre
Dès les premiers films, une tension se noue entre les scènes d’intérieur et les scènes d’extérieur – les unes et les autres ne reposant pas totalement sur les mêmes enjeux. On a vu que les scènes d’intérieur privilégiaient les personnages adultes. Ceux-ci en général prennent les décisions nécessaires au déroulement du récit. Le drame, en effet, aussi ténu soit-il, est toujours dû à l’intervention ou à la disparition d’un adulte, les enfants quant à eux sont souvent présentés comme les victimes de ce changement. Si les adultes sont circonscrits à des zones relativement souples mais fixes, les enfants ont tendance tout au contraire à circuler entre les espaces. C’est toujours en mouvement que sont saisis le personnage du cadet dans Des enfants dans le vent, les enfants de Four Seasons of Children, ceux des Enfants de la ruche ou encore Jirô dans le film précédemment cité. Les enfants en effet ont la capacité dans bon nombre de films de connecter les espaces, c’est-à-dire de lier les adultes – ou les autres enfants – les uns avec les autres et de les rassembler en une même cellule.
Les enfants évoluent essentiellement dans les scènes d’extérieur. Un enfant enfermé, comme celui des Masseurs et la femme, est par principe un enfant qui s’ennuie. Au contraire, un enfant en extérieur, quand bien même il se sent seul, trouve toujours de quoi s’occuper. Les films centrés sur les personnages d’enfants, y compris les films d’école, abondent de scènes de jeux ou d’escapade. La nature est le lieu vers lequel se tournent les enfants quand ils sont malheureux, d’où les nombreuses scènes de fugue dans des films comme Des enfants dans le vent ou Introspection Tower. Qu’ils courent dans la profondeur du champ, qu’ils le traversent sur les côtés ou même dans la hauteur en grimpant aux arbres, sans cesse les enfants repoussent les frontières délimitées par le cadre. On assiste là à une vive exploration de l’espace filmique.
Si l’émotion résonne dans les scènes d’intérieur, c’est l’énergie qui se voit redoublée en extérieur – et qui plus est quand la scène se situe en pleine nature, au bord d’une rivière ou au pied d’une montagne. On devine aisément le plaisir du cinéaste à filmer ces enfants courir dans tous les sens, au point qu’il accorde à ces séquences de plus en plus de place dans sa filmographie et en fait le sujet d’un court-métrage, Acorns (Donguri to shiinomi, 1941), sorte d’exercice de style qui annonce les productions d’après-guerre.
Certains films offrent quelques variations sur le thème : au lieu de se focaliser sur des enfants en bonne santé, le récit choisit de suivre un ou plusieurs personnages en manque de vitalité. C’est le cas par exemple de Under the Blossoming Peach ou de L’école Shiinomi, mais aussi de quelques passages de Four Seasons of Children et des Enfants de la ruche. Qu’ils soient malades, blessés ou handicapés, les enfants dans le besoin sont toujours soutenus – au sens propre comme au figuré – par leurs camarades. Ainsi, bien des séquences n’ont pour seul intérêt dramatique que la rééducation physique des personnages : tel enfant monte un escalier ou traverse le gué d’une rivière sous les encouragements de ses proches et le film souligne les différents progrès réalisés sur plusieurs journées. De même que l’émotion est toujours partagée par plusieurs individus, l’énergie dont font preuve les enfants est transmise entre les différents personnages. On trouve la plus éloquente image à ce sujet dans L’école Shiinomi et sa scène du petit train : les enfants handicapés sont liés les uns aux autres par une corde et s’efforcent mutuellement de marcher sans l’aide des adultes qui les regardent faire.
Les enfants, en déployant toute leur énergie dans la nature, s’éloignent du monde des adultes et prennent peu à peu leur indépendance. On peut voir ces scènes de jeux et d’escapade – qui n’ont souvent rien d’autre à offrir du strict point de vue narratif – comme des échappées hors du cadre du récit. Le point de vue y est flottant et l’esprit farceur. Shimizu semble en effet apprécier le fait de détacher de ses films des scènes à première vue insignifiantes ou contingentes. On remarque par exemple qu’une bonne partie d’Arigatô-san est entièrement consacrée aux vues descriptives des paysages traversés par l’autocar. Entièrement filmé en extérieur, Les enfants de la ruche souligne également les différents morceaux de nature dans lesquels évoluent les personnages. Ces derniers sont régulièrement filmés en plan d’ensemble comme de simples détails dans les paysages qui les entourent. Dans la même optique, les enfants de Four Seasons of Children sont cadrés à plusieurs reprises à proximité d’une montagne qui emplit l’ensemble du champ. Montant tout en haut d’un arbre, le garçon d’Acorns est saisi quant à lui par un plan lointain dans lequel il se réduit à une vague forme humaine.
En explorant la nature, les personnages semblent participer à des ensembles qui les dépassent et se prolongent indéfiniment autour d’eux. Ces paysages constituent dans l’espace filmique des sortes d’appels d’air ou de grandes trouées réalistes vers lesquels sont aspirés tout ce qui se rapporte au récit proprement dit. Les films paraissent faire des pauses comme si le cinéaste prenait le temps de révéler le cadre dans lequel il tourne. Lorsque dans Les enfants de la ruche, un garçon gravit une montagne en portant sur son dos un ami qui, gravement malade, désire voir la mer une dernière fois dans sa vie, la caméra, placée très loin des personnages, se focalise pendant quelques minutes sur le paysage aux alentours, avant que le drame qu’on devine déjà ne suive son cours.
Bien des films en réalité contiennent des plans plus ou moins déconnectés de leur cadre narratif. Lors d’une scène de halte en pleine campagne, le personnage d’Arigatô-san lève les yeux au ciel, ce qui donne lieu à un plan de quelques secondes traversé par quelques nuages. Le même découpage est repris dans Dawn of Chorus. On peut relever également le plan rapproché d’une rivière que regarde le garçon des Enfants dans le vent, ou encore l’image d’un arbre effeuillé que regarde la femme de Record of a Woman Doctor. Enfin, L’amour d’une mère propose un curieux travelling latéral qui saisit frontalement les personnages de la mère et de son aîné en train de monter un chemin de montagne, avant de s’attarder un court instant sur le talus qui le longe. Ces plans auraient très bien pu être coupés au montage tant leur rapport avec la progression narrative paraît floue ou ambiguë. Il semble probablement que Shimizu ait cherché par là non à cerner quelque chose de ses personnages, mais à les laisser s’échapper l’espace d’un instant de leur propre rôle, comme si ces moments flottants laissaient voir le réel au revers du récit.
Un château de cartes
En creusant cette idée, on peut affirmer que les enfants dès lors qu’ils s’échappent de leur maison et jouent à l’extérieur sont comme dépossédés de leur rôle et se contentent d’être ce qu’ils sont en réalité, des enfants qui s’amusent. Shimizu aurait prétendu, à l’en croire Satô Tadao qui rapporte ces propos dans son livre Le cinéma japonais, qu’il préfère travailler avec des enfants dans la mesure où contrairement aux adultes ils ne cherchent pas à interpréter de rôle et restent devant la caméra ce qu’ils sont dans la vie. Les films d’enfants de Shimizu ont en effet quelque chose du documentaire : tout paraît fonctionner comme si le cinéaste orientait à peine ses acteurs pour les laisser librement dépenser leur énergie. Des Enfants dans le vent aux films d’après-guerre, on voit bien que l’intérêt du cinéaste se porte de plus en plus sur le comportement naturel des enfants et leur façon, souvent maladroite, d’évoluer dans l’espace. Les jeunes acteurs des Enfants de la ruche et de sa suite notamment donnent l’impression d’être livrés à eux-mêmes et de réagir les uns avec les autres sans avoir reçu de véritable indication de jeu. Les enfants paraissent aussi vrais que nature jusque dans leur façon de prononcer les dialogues. C’est justement là tout ce qui définit le style de Shimizu, la recherche non du beau, mais celle du vrai.
De tels partis-pris esthétiques, dont on trouve déjà les traces dans les plus anciens films, conduisent le cinéaste à adopter après la guerre des techniques proches du néoréalisme italien. Depuis les années 30, on l’a vu, Shimizu privilégie les situations sociales aux compositions dramatiques, les paysages naturels aux décors de studio et de jeunes acteurs non professionnels aux adultes chevronnés. Tourné à Taïwan pendant l’occupation japonaise, un film comme Sayon’s Bell semble déjà tourner le dos aux conventions dramatiques portées par les personnages des soldats japonais pour se concentrer principalement sur un aspect quasi ethnologique en enchaînant de futiles épisodes tirés de la vie quotidienne des autochtones. C’est au cours de sa période à la Shintôhô – du moins dans ses débuts – que le cinéaste trouve l’opportunité d’approfondir son style. L’arrière-plan social et historique est moins illustré par le récit, celui-ci est réduit à une simple feuille de route, qu’il n’est mis en valeur par toutes sortes d’éléments en phase avec le réel. Qui de mieux placés que de véritables orphelins pour porter à l’écran une histoire d’orphelins ? Quoi de plus frappant que les ruines de Hiroshima pour évoquer tout le désarroi de l’après-guerre ?
Le documentaire Ancient Buddhas of Nara (Nara ni ha furuki hotoke-tachi, 1953) répond exactement au même principe : aux nombreuses vues de statues et de monuments célèbres de la première capitale nippone s’intercalent des plans d’enfants jouant dans les rues voisines. L’évocation de l’Histoire trouve un certain relief dès lors qu’elle se conjugue à l’éphémère, à la vie telle qu’elle a cours ici et maintenant.
Ajoutons pour finir que l’influence du cinéma italien n’est pas seulement d’ordre théorique mais transparaît de fait dans deux longs-métrages de Shimizu : la scène de chasse au tanuki mené par les garçons de Children of the Beehive: What Happened Next peut être vue comme une version enfantine de la pêche au thon que Rossellini filme dans Stromboli. De même, la fin de Mole Alley semble calquée sur celle de Voyage en Italie à ceci près que l’impact émotionnel en est bien plus atténué et que le film de Shimizu est sorti un an avant celui de Rossellini !
C’est à partir de là malheureusement que les choses se gâtent pour Shimizu. Quittant la Shintôhô pour les studios Daiei, sous l’influence de Mizoguchi, le cinéaste se lance dans des productions bien plus ouvertement commerciales qui, pour certaines d’entre elles, vont à l’encontre des principes qui étaient les siens. Shimizu, qui tout au long de sa carrière s’est efforcé d’échapper à la logique du récit et d’inscrire son cinéma dans la spontanéité et le naturel, subitement se met à réaliser des mélodrames. Est-ce là une exigence de la part des studios ou un désintérêt de la part du cinéaste ? Une chose est sûre, le réalisateur dès son entrée à la Daiei ne retrouvera jamais ce qui faisait l’originalité de son cinéma. Même s’il signe quelques belles réussites, comme Stupid with Kindness, Children Seeking a Mother et Dancing girl, qui prolongent plus ou moins le système qu’il avait établi jusqu’ici, Shimizu semble avoir perdu de vue les fondements de son approche réaliste.
Différentes raisons illustrent ce radical changement de style. Les films désormais racontent bel et bien une histoire et sont structurés selon un développement précis et univoque. Le dernier film à la Shintôhô, Histoire de Jirô, proposait encore une structure en épisodes dans laquelle les enjeux dramatiques se succédaient les uns aux autres. Un film comme A Mother’s Journey, au contraire, place le récit dans un cadre linéaire où les événements s’enchaînent vers une même orientation. Les protagonistes sont porteurs de véritables motivations – le récit conduisant à la réalisation ou à l’échec de leurs desseins – et leurs agissements n’ont pour seul effet que de faire progresser le récit. Si la mère bohème de A Mother’s Journey décide de quitter sa famille, c’est que son caractère ne lui permet pas de vivre dans le milieu bourgeois de son mari. Le récit qui s’ensuit ne trouve d’autre ressource que dans l’opposition de profils psychologiques définis une fois pour toutes au préalable.
Un deuxième point important tient au fait que les personnages d’enfants, quand ils sont présents, sont définis sur le même plan que les adultes selon des critères psychologiques précis. Les enfants, autrement dit, jouent des rôles d’enfants. Ainsi, le personnage du garçon dans Image of a Mother n’a pour seule préoccupation que de s’opposer à la présence de sa belle-mère dans son foyer. Son comportement de plus en plus farouche et agressif est calculé encore une fois en fonction de la progression dramatique du récit.
Les films de la période Daiei se déroulent pour la plupart dans des cadres urbains, ce qui est le cas également de certains films tournés pour la Shôchiku. Le pays entre-temps ayant accéléré son occidentalisation, les derniers films de Shimizu supplantent l’intérieur traditionnel japonais par des habitats modernes, à l’architecture différente. A l’exception notable de son travail sur Dancing Girl, le cinéaste semble éprouver quelques difficultés à adapter son style dans ce nouveau type de décor. A partir du moment où le cadre s’occidentalise, il semble que le système de Shimizu perde de son efficacité : le déplacement des personnages en travelling latéraux ou leur positionnement dans la profondeur de champ n’ont plus qu’une seule fonction descriptive. N’ayant plus d’espaces à connecter dans la mesure où tout est donné dans un même ensemble et une même continuité, le travail de la caméra se contente de rapprocher les personnages les uns des autres et d’observer les réactions qui s’ensuivent.
Le film certainement le plus éloigné des principes de Shimizu, Sound in the Mist (Kiri no oto, 1956) se déroule dans un refuge en pleine montagne où un homme se rend régulièrement dans l’espoir d’y retrouver un ancien amour. Ce refuge, qui ressemble à un chalet alpin, se compose d’une grande pièce principale dans laquelle les personnages évoluent, animés par leurs motivations sentimentales. La scène de retrouvailles entre le protagoniste et la femme qu’il aime donne lieu à une série de gros plans dans lesquels afflue l’émotion qui s’est emparée d’eux. Tout le travail de la caméra consiste à préparer ces moments où l’émotion est à son comble et surgit en gros plans. Contrairement aux précédents films où l’émotion résonnait dans l’espace et rassemblait les individus, les sentiments ici pointés tendent à isoler les personnages dans leurs cadres respectifs. Les agissement des protagonistes obéissent à la stricte logique des rôles qu’ils interprètent et celle-ci n’a pour objectif que l’effusion de leurs sentiments. Les gros plans de visages, souriant ou en larmes, de mains qui se serrent ou de quelconque objet à valeur sentimentale, les scènes de séparation, de retrouvailles ou de déchirement, tout dans le film concourt à créer un effet sentimental. La musique elle-même – qui dans les autres films ressemblait à une simple ritournelle – souligne à grands traits les épanchements des personnages. Une même logique est à l’œuvre dans Why Did These Women Become Like This? avec en particulier une scène d’accouchement difficile qui, entièrement focalisée sur les visages crispés des personnages, ne vise rien d’autre qu’à soutenir la tension dramatique jusqu’à sa délivrance.
Les films tournés pour la Daiei montrent à quel point le réalisme de Shimizu peut être fragile. Comme un château de cartes, il suffit qu’un élément ne soit plus à sa place pour que l’ensemble s’effondre. La différence essentielle entre ces derniers films et les précédents tient probablement au fait qu’ils soient presque entièrement tournés en studio. Réduite à une simple toile de fond dans Sound in the Mist ou A Mother’s Journey, la nature n’y joue plus aucune place prépondérante. Le monde de la résonance où les choses sont données ici et maintenant est supplanté par un univers logique où tout est structuré en fonction de l’effet à produire. L’énergie qui circulait dans les premiers films s’est dissoute dans le sentiment. Ainsi, d’un monde quasi documentaire, directement puisé dans le réel, Shimizu est passé à un monde de cinéma, où chaque chose occupe un rôle, cachée derrière un masque.
Conclusion
Quelles influences Shimizu a-t-il eu sur le cinéma japonais ? Ses dernières œuvres sont révélatrices de l’état dans lequel s’enlisent les productions au cours des années 50 avec l’émergence du mélodrame. Grand succès populaire de l’époque, Quel est ton nom ? (Kimi no na wa, 1953) d’Ôba Hideo a donné le la à un bon nombre de films accordant la primauté aux relations sentimentales au détriment de la vraisemblance, ce à quoi Shimizu a fini par succomber.
C’est précisément contre cette tendance au mélodrame que, dès la fin des années 50, les cinéastes de la Nouvelle Vague à la Shôchiku se sont élevés. Ôshima Nagisa et Yoshida Kijû se sont opposés à ce cinéma de pure fiction dans le but de se réorienter vers le réel et de démonter les mécanismes sociaux et politiques qui y sont à l’œuvre. La coïncidence est troublante : Shimizu réalise en 1959 son dernier long-métrage, Image of a Mother, qui met en scène le personnage d’un enfant ayant pour seul compagnon un pigeon voyageur. La même année, Ôshima signe son premier long-métrage, Une ville d’amour et d’espoir (Aï to kibô no machi), dans lequel apparaît le personnage d’un adolescent qui gagne sa vie en vendant aux passants ces mêmes volatiles. Si dans le film de Shimizu le pigeon se définit comme un lien affectif entre le garçon et sa mère défunte qui le lui avait offert, ceux du second film, qui une fois vendus sont habitués à revenir chez eux, offrent au jeune homme un moyen de se venger contre l’injuste sociale. Du sentiment à la révolte, la double image du pigeon résume le bouleversement qui survient dans le cinéma japonais des années 60. Dans la même optique, La source thermale d’Akitsu (Akitsu onsen, 1962) de Yoshida évoque certains traits de Sound in the Mist. Les deux films traitent d’une relation d’amour impossible mais qui se perpétue dans le temps. La différence tient à ce que le film de Yoshida instaure une distance critique dans la conception de ses personnages – ceux-ci sont les témoins de leur époque et leur échec renvoie au désenchantement social de l’après-guerre.
Toutefois, si l’on devait chercher un héritier direct de Shimizu, ce serait certainement en la personne de Hani Susumu qu’on trouverait la plus proche filiation. Ce dernier réalise au milieu des années 50 des documentaires principalement axés sur les méthodes d’éducation et le comportement des enfants à l’école avant de se tourner, au début des années 60, vers des longs-métrages de fiction aux préoccupations sociales, et dont le style semble reprendre les choses là où Shimizu les avait laissées avant d’entrer à la Daiei.
Nicolas Debarle.