Deux amis, un artiste et un chef d’entreprise s’éprennent d’une secrétaire pour des raisons différentes. Cette passion envers cette femme visiblement blessée par la vie et au lourd passé rend jalouse la voisine du premier, amoureuse de lui depuis l’enfance.
Même si Ichikawa Kon est essentiellement connu pour deux films, ceux-ci permettent de saisir l’éclectisme de son cinéma et la versatilité de ses choix esthétiques : La Harpe de Birmanie et Feux dans la plaine, deux films de guerre diamétralement opposés mais parfaitement complémentaires. Deux arbres cachant la forêt d’une carrière riche et imprévisible qui alterne comédie familiale, documentaire, film d’animation, mélodrame, satire grinçante, chronique sociale, parti-pris théâtralisé, films de sabre…
Lors de la découverte d’un film inédit du cinéaste, bien malin celui qui pourra anticiper ce qui l’attend. Au sein d’une filmographie incontestablement inégale, la surprise est toujours de mise d’autant qu’il faut bien reconnaître que son œuvre demeure largement méconnue et peu visible, surtout son début de carrière.
Le cycle dédié au studio Shintoho à la MCJP permet de pallier un peu ce manquement grâce à la projection de Portrait d’humanité datant de 1949 et qui surprend immédiatement par sa réalisation déjà extrêmement mature.
L’assurance de ce jeune cinéaste est palpable dès les premières secondes où un travelling en intérieur dévoile plusieurs personnages assis tandis que les angles d’un tuyau de poêle redessinent, images après images, la perspective du lieu et l’intégration des comédiens. Ce décor et ce mouvement de caméra ont été clairement conçus pour fonctionner de concert, fusionnant un mélange entre le néo-réalisme et l’expressionnisme qui sera le cœur du traitement.
Ce premier plan rappelle aussi que Ichikawa Kon vient du dessin et était donc à même de maîtriser tous les éléments constituant le moindre plan. Il possède cette capacité très rare à composer des « plans monde », comme si tous véhiculaient la philosophie et la vision du cinéaste.
C’est véritablement cette faculté à exploiter l’ensemble des éléments à sa disposition qui rend admirable Portrait d’humanité. Qu’il s’agisse du cadrage, de la photographie, de la direction des comédiens, du décor, du mobilier ou encore du montage, chaque élément vient appuyer, surligner et mettre en valeur l’état d’âme de ses protagonistes par des détails a priori anecdotiques mais qui vibrent d’une poignante résonance.
Une femme regarde par la fenêtre tout en ayant du vague à l’âme ? En se retournant, son épaule frôle le rideau qui va ainsi devenir une parabole sur des émotions qu’elle tente de cacher à son interlocuteur, comme s’il s’agissait d’un voile balayant les traits de son visage.
Un couple se promène sur la plage ? Ichikawa parvient à chorégraphier le mouvement des vagues pour qu’il corresponde à l’évolution des rapports entre cette femme et cet homme (ce qui devait être un sacré défi logistique lors du tournage !).
Pour une œuvre de 1949, on est stupéfié par la modernité de sa réalisation qui expérimente beaucoup avec une vraie audace : des personnages tournant souvent le dos au public pour refuser un sentimentalisme trop facile, des mouvements d’appareils en caméra subjective dans une étonnante séquence se déroulant dans une boîte de nuit qui s’accompagne d’ailleurs d’un découpage nerveux, des travellings chancelants exprimant la déstabilisation psychologique des individus ou encore des regards caméra qui semblent questionner directement le public dans la salle. On y trouve également de fulgurantes accélérations de montage qui anticipent Fuller (et donc Godard) avec certains faux raccords volontaires, tel un personnage masculin se trouvant à différents endroits d’une chambre en dépit de la géographie du lieu ou l’héroïne sur le point de s’écrouler de fatigue sur une table et qui finit par tomber dans le plan suivant sur son lit comme si cette saute spatio-temporelle démultipliait le désarroi et la perte de repère de cette femme, lasse de son existence.
Mais l’exemple le plus moderne de Ichikawa Kon provient surtout des nombreux accessoires qui viennent enrichir pratiquement chaque séquence : une pile de parpaing, un couloir sous une mansarde, des statues dans un bureau, un balcon, des ombres portées sur un mur, le mouvement de branchages, une pièce dont le courant a été coupé ou le contraste entre une chambre vaste et vide confrontée à l’immensité de l’océan.
Cette manière de chercher perpétuellement un axe original pour construire la narration permet de renouveler et même d’évacuer une grande partie des clichés pour une histoire qui avait sur le papier tout pour décourager le plus fervents adeptes des mélodrames. Les scènes attendues (tel un ancien mari sur le retour) disparaissent ainsi rapidement au profit d’une simple et plus bien touchante étude de relations dans ce ménage à quatre. Jamais bavard ou théorique, Portrait d’humanité parvient à trouver la justesse permanente, aidé il est vrai par une troupe de comédiens investis et tout en introspection, bien qu’il faille admettre que le dernier tiers ne peut éviter quelques situations redondantes.
Sa principale figure de style dans l’exploitation de ses accessoires demeure à ce titre une habile et intelligente répétition d’objets laissés tombés par les personnages : chapeau, chaussures, lampe, sac à main, fleurs…
Ce leitmotiv est doublement intelligent. Tout d’abord, il rend les personnages plus maladroits, moins sûrs d’eux, plus imparfaits et donc attachants. Mais surtout, chaque chute est suivie d’un mouvement pour les ramasser, geste éminemment symbolique : on s’abaisse devant son interlocuteur pour y trouver une humilité et enfin on finit par se redresser pour y gagner une humanité.
Une économie de moyen qui met en valeur un talent pour l’écriture tant scénaristique que cinématographique. Portrait d’humanité n’est pas qu’une description juste et émouvante du Japon de l’après-guerre, c’est aussi un rappel presque euphorisant sur ce que les termes «réalisateur » et « mise en scène » veulent vraiment dire.
Par chance, le film est reprogrammé le samedi 16 juillet, toujours à La Maison de la Culture du Japon à Paris.
Anthony Plu.
Portrait d’humanité de Ichikawa Kon. Japon. 1949.
Projeté à la MCJP dans le cadre du cycle Shintoho : un vent nouveau – toutes les informations ici.