Blaq Out sort pour la première fois en France un film de Khavn de la Cruz, réalisateur stakhanoviste tout droit venu des Philippines et habitué des festivals internationaux. Pour son film Ruined Heart, Khavn s’est entouré du chef-opérateur australien Christopher Doyle, connu pour son travail pour Wong Kar-wai. Un choix artistique qui découle sur un film plus lumineux qu’à l’accoutumée, sans que Khavn délaisse ses méthodes de travail très économes et do it yourself.
On connaît le Khavn trash et provocateur des films Mondomanila ou Squatterpunk. La méthode et simple : filmer les bas-fonds des faubourgs de Manille avec des acteurs non professionnels, en un temps et avec les moyens (limités) du bord. Avec sa caméra DV, il tourne tout ce qui bouge, selon les envies du moment. Pas besoin de scénario strict. La première prise est (presque) toujours la bonne. Car il y en a rarement une deuxième. Avec ses thèmes (pègre, violence, drogue, contre-culture) et ses méthodes, l’oeuvre de Khavn se rapproche de celle du mouvement underground new-yorkais des années 80 : on peut citer Amos Poe, Nick Zedd ou Richard Kern. Khavn est également un grand touche à tout : il est aussi poète et musicien. Sa dernière extravagance : jouer du piano non-stop pendant 13 heures au Festival de Rotterdam pour accompagner son dernier film : Simulacrum Tremendum.
Ruined Heart reprend les thèmes chers à Khavn : une histoire d’amour entre un tueur à gages et une prostituée, poursuivis par un parrain local. Rien de bien original (le titre complet du film n’est-il pas : Ruined Heart: Another Lovestory Between A Criminal & A Whore ?) mais Khavn tire son épingle du jeu des idées de mise en scène audacieuses : un générique de film tatoué sur le corps d’un homme, une succession de scènes d’errances urbaines, d’orgies et de bagarres. Le spectateur assiste à la création en direct du film de Khavn. Les scènes se suivent avec une cohérence aléatoire, au bon vouloir du cut-up ou de l’instant, comme dans les écrits fous de Stanislas Rodanski ou les textes oniriques de Michel Leiris. Il n’y a plus qu’à se laisser porté par le courant, bercés par des rives tantôt limoneuses tantôt lumineuses. Au milieu de ce léger chaos évoluent des corps flottants : un tueur à gages, son meilleur ami, une prostituée, un parrain de la mafia et un musicien énigmatique, qu’on soupçonne être le chef d’orchestre de l’ombre. Ce musicien est d’ailleurs interprété par Khavn de la Cruz lui-même. Que le spectateur ne se laisse pas abuser : ce film de 70 minutes, presque sans parole mais toujours accompagné de musique, n’est pas pour tous les yeux. Cela reste très expérimental et on peut s’étonner que ce soit le premier à sortir officiellement en France. Son aspect international n’est pas étranger à ce mystère.
Ruined Heart est à plus d’un titre un film international : les deux acteurs principaux sont le Japonais Tadanobu Asano (le tueur à gages) – déjà vu dans Ichi the Killer (Takashi Miike), Café Lumière (Hou Hsiao-Hsien) ou Vers l’autre rive (Kiyoshi Kurosawa) – et la délicieuse Nathalia Acevedo (la prostituée) – déjà vue dans Post Tenebras Lux (Carlos Reygadas). Khavn a également fait appel au chef-opérateur australien Christopher Doyle, célèbre pour ses prises de vue et ses couleurs vives. Il a œuvré dans pas moins de sept longs-métrages de Wong Kar-wai et c’est donc logique que le traitement esthétique de Ruined Heart ressemble à celui de Chungking Express et des Anges déchus. Une similarité renforcée par l’absence de linéarité scénaristique. Enfin, la musique du film est en grande partie jouée par le duo franco-allemand Stereo Total, un groupe injustement méconnu qui rend hommage et détourne les codes de la pop des années 60. Le morceau principal du film (“Coeur brisé”) est d’ailleurs chanté en français. Dans la bande-son du film, on trouve également “Pachelbel Canon in D Major on Steel Guitar” de Buddy Emmons pour un plan-séquence dans lequel la belle Nathalia Acevedo court autour d’un parc accompagné de jeunes enfants. Moment aérien du film.
L’édition DVD de Ruined Heart s’accompagne de plusieurs bonus : le court-métrage à l’origine du film, la bande-annonce, trois clips musicaux, un making-of et un court reportage sur l’avant-première du film. Rien qui n’égale l’éclat du film. Pour complétistes et curieux. On ne peut que se réjouir de la sortie de ce DVD, en espérant que cela contribue à faire connaître l’oeuvre (pléthorique) de Khavn en France.
Ruined Heart de Khavn de la Cruz, disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 7 juin 2016.
Spécificités techniques :
Format image 1.85/Version originale en Dolby stéréo 2.0 et Dolby digital 51/Sous-titres français
Marc L’Helgoualc’h.
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