Le Black Movie de Genève a présenté lors de sa 17è édition le premier long métrage d’Anucha Boonyawatana, The Blue Hour, dans la section 80% hallucinogène. Un film défiant la perception, se jouant de vous et de vos repères, une descente aux enfers incandescente aux reflets bleutés relatée par Art Pas Net pour East Asia.
Tam et Phum, deux adolescents que tout oppose, se sont connus sur un site ou une app de rencontres. Ils se donnent rendez-vous dans une piscine abandonnée, décor et témoin de leurs premiers ébats. Leur aventure trouble naît dans les limbes de cet endroit autant sinistre que parenthèse enchantée à leurs rêveries, désirs et confidences. Cette idylle prend alors une tournure inattendue lorsque ce lieu, comme ces adolescents, se révèlent un peu plus, enfonçant l’intrigue dans une aventure aux teintes fantastiques de thriller vénéneux.
Ne vous fiez pas à ces petites gueules d’amour : sous l’apparence d’éphèbes angéliques, ce sont des démons, chacun à leur façon. Phum en démon charmeur, dont le pouvoir d’attraction et l’assurance décontenancent et subjuguent Tam, tandis que ce dernier n’est pas la victime que l’on croit, comme le laisse à penser ce premier plan où on le voit gisant sur un terrain de jeu, la bouche en sang, après avoir été battu par des lycéens réclamant l’argent qui lui avait été prêté.
Ce qui a inspiré ce film à Anucha Boonyawatana est une série de faits divers sordides où des parents furent assassinés ou agressés par leurs enfants, adolescents. Plusieurs cas furent médiatisés en Thaïlande, et le réalisateur, travaillant souvent avec des jeunes, entreprend quelques recherches sur le sujet, qui lui donnent envie de filmer une de ces histoires, avec en toile de fond une romance homosexuelle.
Il ne cherche à juger personne, mais il lui semble essentiel de conter une version où l’on essaierait de comprendre ce qui se passe lors d’un point de rupture irréversible, de démêler le vrai du faux, tout en saisissant la beauté d’instants fugaces et l’innocence de sentiments enivrants.
Il émane de ce film un effluve entêtant, donnant le tournis. On sombre littéralement dans la noirceur de l’âme des adolescents et de cette piscine hantée. Et cela n’est pas surprenant lorsque l’on sait qu’Anucha Boonyawatana est collectionneur de parfums vintage et qu’il fut séduit par la fragrance de L’Heure Bleue de Guerlain, donnant ainsi au film son nom et sa magie ensorcelante.
Le réalisateur cherche à capter dans son film cet entre-deux, lorsque le soleil n’est pas tout à fait levé le matin ou pas tout à fait couché le soir. Le ciel est alors d’un bleu des plus profonds, où l’on discerne mal les choses, « un chien et loup » judicieux pour ces adolescents aux multiples facettes, où l’on distingue à peine la frontière entre le rêve et le réel, ce qui donne également tout son sens au titre original Onthakan signifiant sombre, nocturne ou fou en thaïlandais.
Grâce au travail de Chaiyapreuk Chalermpornpanit et Kamolpan Ngiwtong, chefs opérateurs du film, Anucha Boonyawatana trouve toute une palette de nuances et de tons pour rendre cette atmosphère aqueuse troublante sur la toile. Un camaïeu de noirs, de bleus et de gris dans le ciel, l’eau, les reflets enveloppent Tam et Phum, saisissant leurs humeur, sentiments et désirs. Le soin également apporté par Buangoen Ngamcharoenputtasri et Phairot Siriwath au choix des couleurs des vêtements et aux lieux de tournage (de ce bâtiment abandonné à la salle de douches vétuste, à la piscine émaillée laissant suggérer des silhouettes fantomatiques crasseuses, ou à cette décharge aux allures de Styx infernal) renforce cette heure bleue intrigante et ambivalente.
Rien n’a été laissé au hasard. Tout a été conçu pour vous plonger dans l’eau de cette piscine angoissante. Et cela fut un tour de force logistique pour ce film à petit budget, tourné en 7 jours, ce qui implique une organisation flexible pour tourner à des moments stratégiques où la lumière était favorable, capturer des ombres évanescentes, utiliser des filtres polarisants afin de restituer toute cette ambiance vaporeuse. Tout devait être préparé minutieusement pour une première prise réussie, surtout les scènes de la décharge, où Anucha Boonyawatana devait coacher ses acteurs pour qu’ils n’aient ni peur, le lieu étant en lui-même inquiétant, ni les mettre en danger réel en sécurisant les parcours pour les faire courir sans se blesser. Il doit ainsi beaucoup les encourager, car à certains moments les jeunes acteurs frôlent l’évanouissement à cause de l’odeur pestilentielle de la décharge. Des éléments qui contraignent le réalisateur à être aussi patient que rapide sur le tournage.
Par ailleurs, la musique de Chapavich Temnitikul influe beaucoup sur le rendu du film, renforçant les instants tendres et complices de Tam et Phum, comme les scènes où le fantastique et l’horreur surgissent, faisant monter l’effroi avec des grésillements, des cris. C’est ce pourquoi The Blue Hour est aussi surprenant par son esthétique très chiadée, que par son contenu. Un mélange de genres très inattendu structure la narration. Cela commence par une histoire de désir et d’amour entre deux jeunes hommes, on les suit dans leur flirt juvénile, alors que cette amourette solaire glisse dans les méandres soudaines du thriller. Un gang de malfrats sans foi ni loi s’est accaparé le terrain de Phum pour le transformer en décharge, et y ensevelit des cadavres. Le film aborde d’autres genres : le fantastique, à travers les esprits souvent évoqués dans les légendes urbaines sur la piscine abandonnée que Phum aime à raconter à Tam pour lui faire peur, lesdits esprits prenant forme de façon fantomatique sur l’émail de la piscine, ou se dévoilant dans les toilettes insalubres, ou bien même l’horreur lors des exécutions sommaires dans la famille de Tam ou encore ce chien abattu dans sa chambre, reprenant subitement vie dans le sac où il avait été enfermé pour être jeté dans la décharge. Ces revirements scénaristiques permettent alors de gérer tout la tension et l’attention dans le récit.
Cet entre-deux se vérifie aussi quand on passe sans cesse du fantasme à la réalité crue et cruelle, où peuvent se nicher des vérités parallèles. Les protagonistes se perdent eux-mêmes entre ce à quoi ils aspirent quand ils rêvent leur vie sous une bâche, comme seuls au monde dans la décharge, et ce qu’ils font pour surmonter leurs peurs et les pressions.
Une dimension psychanalytique et/ou mystique s’empare du récit à chaque instant : Tam (se) ment-il ? Manipule-t-il Phum pour être aimé ? Un effet de miroir permanent est en place comme dispositif narratif : Tam voit le ciel du haut du toit de sa chambre, tandis que Phum se réfugie au fond de la piscine pour voir ce même ciel ; Tam se fait passer pour une victime discriminée auprès de sa famille alors qu’il la vole à plusieurs reprises, alors que Phum se fait passer pour un dur en voulant récupérer son terrain mais n’y parvient pas ; Tam se fait consoler par sa mère résignée par l’orientation sexuelle de son fils, et Phum le plus autonome des deux se fait pourtant cajoler par Tam lors de leurs tête-à-têtes, notamment sur le toit perché de sa chambre.
Tout n’est que faux semblants où l’imagination des adolescents, comme celle du spectateur prend le pas sur l’intrigue : on y projette ses propres attentes, son imaginaire, sa sensibilité au fantastique. Croit-on vraiment aux fantômes ? Ces silhouettes incrustées dans la piscine sont-elles réellement des formes humaines ? Le réalisateur nous a-t il à ce point conditionnés pour qu’on les voit ? Ou se convainc-t-on soi-même que ces esprits farceurs vous enlèvent, faisant disparaître votre corps, ce dernier ne réapparaissant que lorsque vous êtes mort ?
En Thaïlande, les esprits font partie du quotidien et des croyances, on les prie et sollicite. Le public thaïlandais a été très réceptif par cet aspect à la sortie du film en août 2015. Anucha Boonyawatana en a plaisanté lors de sa venue au Black Movie car il n’avait pas senti d’esprits pendant son séjour à Genève. Il a beaucoup échangé avec le public sur ces questions de fantasmagorie et d’onirisme. Selon lui, de multiples interprétations de son film et des genres qu’il recèle sont possibles : tout dépend de l’état d’esprit dans lequel le spectateur se trouve en regardant le film. Est-il ouvert à une expérience brouillant les codes du genre, les repères cartésiens ?
Ce qui est certain, c’est que l’on sent le plaisir du réalisateur à se jouer de ces codes, des spectateurs, et à l’emmener là où on ne s’y attend pas.
Autre surprise, lorsque l’on connaît la carrière et la filmographie d’Anucha Boonyawatana, c’est qu’il ne s’agit pas d’un film militant et larmoyant sur le sort des homosexuels en Thaïlande, comme beaucoup auraient pu le supposer. Tous les films du réalisateur ont un/des protagonistes homosexuel(s). Certes le père de Tam le bat, mais parce qu’il le vole, même si l’on peut se demander si c’est du fait de son orientation sexuelle que ses parents ne lui donnent pas d’argent. Les lycéens le molestent car Tam a emprunté de l’argent qu’il n’a pas rendu. En revanche, ce qui est très clair, c’est Phum comme Tam doivent prouver qu’ils sont aussi bien que les « autres » – comprendre hétérosexuels – alors qu’ils ont les rêves et les désirs de tout jeune de leur âge : s’amuser, aimer, désirer, faire l’amour… Et bien qu’ils doivent se retrouver dans la piscine abandonnée car ils n’ont pas d’argent pour aller au motel, ils sont libres face à leur sexualité.
L’autre beauté de ce film est cet amour naissant évident, la simplicité fluide entre les deux adolescents. Ils se livrent facilement, acceptent leur homosexualité, ne sont pas traumatisés par leur orientation sexuelle. Ils veulent la vivre pleinement tous les deux, même si Tam est plus réservé et gauche que Phum, plus entreprenant. On est saisi par la tendresse de leur étreinte : Phum s’étonne que Tam aime cela, ce dernier se lovant un peu plus dans les bras de son amant. Quelle que soit l’orientation sexuelle des personnages, c’est le dynamisme, l’énergie de la jeunesse qui éclabousse l’écran et cet appétit à vivre l’instant que le réalisateur cristallise. Dans la bouche de ces adolescents ou de celle d’Anucha Boonyawatana, c’est d’équité à laquelle on aspire pour les homosexuels dont ils parlent.
En Thaïlande, la communauté LGBTQ (Lesbiennes Gays Bis Trans Queers) est acceptée et souffre moins d’ostracisme et de persécutions que dans d’autres pays, surtout en Asie. Mais elle n’a pas les mêmes droits, par exemple celui du mariage.
Filmer des protagonistes homosexuels ne permet pas à Anucha Boonyawatana de toucher le plus large des publics. Mais ce sont surtout les jeunes, allant au cinéma, qui ont permis une certaine visibilité de son film en salles. Pour le cinéaste, il est d’autant plus difficile de produire des longs métrages dans son pays, à cause de réalisateurs déjà installés, et contre qui il faut être en compétition pour exister. La seule alternative salutaire est le circuit des festivals et la nomination comme l’attribution de prix pour ses courts métrages.
Il a façonné au fil de ses courts métrages sa « marque de fabrique » en mixant plusieurs genres. Grâce à ses succès dans son pays et son parcours dans l’industrie de production de vidéo, il réussit à obtenir des soutiens financiers de la TV pour une version courte de 44mn de The Blue Hour, et ce sont ses producteurs qui l’ont incité à en faire une version longue de 96mn. Il s’est trouvé extrêmement chanceux pour son premier long métrage d’avoir pu se permettre cet exercice.
Lors de castings, facilités par son bon réseau d’agences, il fut aussi très chanceux de trouver ces deux adolescents pour les personnages de Tam (Attapun Poonswawad, devant incarner toute l’ambiguïté de ce jeune homme tourmenté) et Phum (Oabnithi Wiwattanawarang, star de « lakorns » séries TV thaïlandaises, grands succès auprès des jeunes), ayant pu s’exercer ainsi à toute la complexité de jeu recherchée par Anucha Boonyawatana.
The Blue Hour est un subtil cocktail, raffiné et élégant, à l’image de son réalisateur, augurant d’autres superbes traitements de l’âme humaine et de ses désirs.
Ce que l’on sait à date c’est qu’il finalise un nouveau long métrage Malila sur l’histoire de deux homosexuels et de moines, inspiré de sa propre expérience de la pratique ascétique comme moine. Il y aura donc de la philosophie bouddhiste, de la méditation et avec encore de l’amour… et toujours cette envie d’explorer des territoires aux courbes accidentées.
Un réalisateur que l’on aura à cœur de suivre et que l’on espère vous aurez envie de découvrir…
Art Pas Net
The Blue Hour de Boonyawatana Anucha. Thaïlande. 2015. Présenté au festival Black Movie 2016.
Remerciements chaleureux à l’équipe presse du Black Movie & Pascal Knoerr & à Reel Suspects pour le matériel.