La petite perle, et le lauréat, de cette édition 2015 du Festival Kinotayo fut 100 Yen love. Le nouveau film de Take Masaharu est un conte initiatique baigné dans un peinture sociale des classes défavorisées du Japon contemporain. Comme dans tout bon film de boxe, le vrai combat se passe en dehors du ring, et la ténacité du personnage d’Ichiko a séduit le public parisien. Une performance physique à laquelle la formidable actrice Ando Sakura, découverte dans Love Exposure de Sion Sono, apporte force et sensibilité, sentiments transcendés par la subtilité de son jeu. Nous nous sommes entretenus en face à face avec l’auteur du film.
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Pouvez-vous vous présenter ? Je sais que vous avez travaillé comme assistant réalisateur pour des cinéastes tels que Sabu (Bunny Drop, Miss Zombie) et Nakashima Tetsuya (Memories of Mastuko, The World of Kanako) entre autres. En quoi ces collaborations ont été formatrices pour vous ? Quels sont les cinéastes qui vous ont le plus influencé ?
Je n’ai pas fait d’école d’audiovisuel. Ma formation, je l’ai faite sur les plateaux de cinéma. Sans mon expérience en tant qu’assistant, je ne serais pas devenu réalisateur. Parmi les cinéastes avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler, celui qui m’a le plus influencé fut Izutsu Kazuyuki. J’ai collaboré avec lui sur plus de 10 longs métrages.
J’ai lu au générique que le scénariste Adachi Shin a gagné un prix pour un scénario. Était-ce pour le film 100 Yen Love ? Comment s’est déroulée votre collaboration ? Comment est née l’histoire du film et quel fut le développement de l’histoire au cours de la production du film ?
Adachi a écrit seul le scénario du film. Nous avions discuté au préalable des films que nous avions vus et de nos expériences de vie, de nos pensées. Tout cela dans le but de concevoir nos personnages. Il s’est ensuite attelé à l’écriture d’un premier jet, puis d’un synopsis plus détaillé, et enfin du scénario. J’avais deux exigences. La première concernait le sexe du personnage principal. Dans tous mes films, ce sont des hommes, et pour celui-ci, je souhaitais changer et filmer une femme. L’autre point était que le personnage soit intéressant. C’est ainsi qu’est né le personnage d’Ichiko.
Il est peu courant de montrer au cinéma un personnage d’otaku féminin. Elle est vraiment très apathique dans la première partie du film. Comment avez-vous créé ce personnage ? Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
Nous avions beaucoup de temps de libre, Adachi et moi, à l’époque car nous n’avions pas de travail (rires). Nous nous voyions chaque semaine. Nous avons écrit 5 histoires avec 5 personnages féminins différents. Il y avait différentes situations comme par exemple une femme d’action, et une femme en cavale. Ensuite, je me suis dit que nous devrions écrire sur un personnage qui pouvait vivre dans notre entourage mais qui a une activité surprenante, et qui soit combative. Adachi avait rencontré, alors qu’il était au collège, une fille qui ressemblait un peu à Ichiko. Elle a servi de modèle à notre personnage.
Comment avez-vous recruté l’actrice Ando Sakura ? Comment s’est déroulée sa préparation physique ? Et comment l’avez-vous dirigée sur le plateau ?
J’ai choisi l’actrice Ando Sakura au cours d’une audition. Elle est pourtant une actrice confirmée, mais étant donné la complexité du personnage, j’ai préféré organiser des essais pour le rôle. Je ne la connaissais pas personnellement, en revanche j’avais déjà travaillé avec son mari Tasuku Emoto. Il avait tenu le rôle principal dans mon premier film. C’est ainsi que j’ai entendu parler d’elle. Nous étions très surpris d’apprendre qu’elle avait déjà pratiqué la boxe au collège. Elle souhaitait se fortifier. Pour le film, Ando Sakura s’est entraînée pendant 3 mois. Et un mois avant le début des prises de vues, nous avons mis au point les réglages de la scène de boxe. Elle a répété la chorégraphie avec l’actrice qui joue son adversaire, tout en poursuivant son entraînement physique. Elle souhaitait paraître plus grande physiquement. Elle a d’abord pris de la masse musculaire et ensuite de la graisse pour correspondre à l’aspect physique de son personnage au début du film. Durant les deux semaines de tournage et en incluant les quelques jours supplémentaires, elle s’est dépensée pour perdre toute la graisse tout en conservant les muscles qu’elle avait développés durant son entraînement. Pour y parvenir, elle a eu recours à l’aide d’un diététicien. Je ne me suis pas impliqué personnellement dans sa transformation physique, je lui ai juste décrit l’image que j’avais du personnage et j’ai laissé libre cours à Sakura pour lui donner forme avec l’aide de ses entraîneurs.
Le film baigne dans un contexte social très dur. Les personnages principaux sont pour la majorité des marginaux. Était-ce intentionnel de votre part de montrer un Japon en crise ?
Bien sûr, c’était intentionnel de notre part. Il y a 5 ans de cela, Adachi et moi faisions partie des classes défavorisées du Japon. Nous n’avions pas de travail. Nous souhaitions parler du quotidien de ces personnes qui sont en difficulté dont nous partagions les peines et qui faisaient partie de notre entourage à l’époque. Et depuis cette période, la situation ne s’est guère améliorée au Japon : il y a eu le tremblement de terre et la catastrophe de Fukushima. Notre pays va mal, c’est la raison pour laquelle j’ai créé un personnage positif, qui donne du baume au cœur et qui donne du courage aux gens. Un personnage auquel les spectateurs puissent s’identifier. Je voulais que ce soit quelqu’un de banal qui fait quelque chose de surprenant. On aurait pu choisir un destin d’assassin ou de super-héros, elle fait juste de la boxe. J’ai l’impression que cela a plu au public japonais.
La scène pivot du film est éprouvante, il s’agit d’un viol. Pourquoi un tel acte ? Comment avez-vous dirigé cette scène ?
Elle est en effet l’une des scènes clés du film, et apparaissait comme telle dans le scénario. Nous cherchions une situation qui mettrait le personnage d’Ichiko dans la souffrance. Elle ne pouvait pas se trouver en plus mauvaise posture. Nous avons réfléchi avec Adachi à comment nous allions décrire cette agression. Nous avons d’abord présenté le personnage d’Ichiko comme une jeune femme qui n’avait pas connu d’hommes. Elle sort avec le boxeur, personnage masculin pour lequel elle ressent une attirance, et elle est violée par celui qui les accompagne à leur rendez-vous. Ce basculement était très bien écrit dans le scénario et les acteurs Ando Sakura et Sakata Tadashi – qui joue l’agresseur- ont très bien reconstitué la scène à l’écran. Mais je ne voulais pas décrire la scène de manière trop sombre, je voulais mettre l’accent sur la révolte de la jeune femme. Sur le plateau, je n’ai pas donné tellement d’indications de jeu. Les acteurs ont répété hors caméra, et ensuite nous l’avons tourné. Je n’aime pas trop les tests, je préfère tourner directement. Par exemple, pour la scène qui suit la scène de viol, on voit Ando Sakura fumer devant l’hôtel et dire: «j’ai mal, j’ai mal !». Il s’agit d’une improvisation de l’actrice. Sa façon de se comporter et de s’exprimer sous-entend qu’elle est blessée physiquement, mais qu’elle ne s’est pas laissée abattre psychologiquement. Cette force qu’elle dégage nous a aidé, Adachi et moi. Le personnage d’Ichiko est un personnage qui a toujours fui les difficultés dans sa vie. Dans cette scène, elle a baissé sa garde, trop contente d’être invitée au match de boxe de Yuji. Et à cause de cette inattention, elle devient la victime d’un viol. Cela peut paraître dur mais elle est un peu responsable de cette situation. Jusqu’à présent, elle mettait de la distance avec les gens de son entourage, et d’un coup elle sort de son cocon et fréquente d’autres personnes. C’est un peu la société qui prend sa revanche sur elle.
Aviez-vous conscience en réalisant ce film qu’il aurait une telle portée féministe ? Tous les personnages féminins sont des survivantes, elles ne se laissent pas abattre au contraire des hommes, qui apparaissent comme lâches, résignés.
Je n’avais pas du tout envisagé cet aspect féministe. J’ai plutôt l’impression en général que les hommes sont sauvés par les femmes, j’en ai fait l’expérience. Actuellement, la vie est difficile au Japon, de même que dans l’industrie cinématographique nippone. Il y a de plus en plus de femmes au sein de ce secteur qui font un très bon travail et c’est assez symptomatique de la société japonaise. Je ne pense pas que les hommes soient supérieurs aux femmes et inversement, je les vois comme des êtres humains. Je voulais montrer un être humain combatif qui se confronte à ses problèmes. Je souhaitais marquer sa progression, en montrant un personnage inoffensif qui apprend à se défendre. Je constate qu’aujourd’hui les femmes sont plus fortes.
Propos recueillis le 03/12/2015 à Paris par Martin Debat.
Traduction : Megumi Kobayashi.
Merci à Karine Jean et à toute l’équipe de Kinotayo.
100 Yen Love de Take Masaharu. Japon. 2014, présenté au festival Kinotayo 2015.