Depuis sa création en 1999, le festival Tokyo Filmex se donne pour objectif de découvrir les jeunes talents du cinéma asiatique. Retour sur l’édition 2015 !
La compétition de cette seizième édition, qui s’est tenue du 21 au 29 novembre 2015, a en partie mis à l’honneur l’est du continent. Comme c’est le cas à chaque édition, plusieurs cinéastes de renommée internationale sont également venus présenter leurs dernières œuvres. Étaient en effet présents cette année Tsai Ming-liang – à qui une rétrospective était aussi consacrée – avec Afternoon, Jia Zhang-ke et son Au-delà des montagnes, Sono Sion avec The Whispering Star, Jafar Panahi et son film Taxi Téhéran ou encore Hou Hsiao-hsien dont trois films étaient au programme.
Les films en compétition
Le cru 2015, en ce qui concerne la compétition officielle, montre dans l’ensemble une légère baisse de régime. Une partie des films sélectionnés semble en effet souffrir d’un scénario insuffisamment nourri ou d’une mise en scène relativement plate. C’est le cas par exemple du seul film japonais présenté en compétition, The Dork, The Girl And The Douchebag d’Okuda Yosuke qui a l’inconvénient de réunir les deux défauts en question. Le scénario, un chassé-croisé de personnages confrontés à une bande de yakuzas dans les bas quartiers de Tokyo, donne cette fâcheuse impression d’avoir déjà été traité maintes et maintes fois. Malgré des premières séquences prometteuses dues à une habile utilisation du format scope, le film se met à tourner en rond pour s’achever sur des scènes de violence invraisemblables et gratuites.
Le film taïwanais Thanatos, Drunk de Chang Tso-chi a quant à lui le mérite de soigner son ambiance. On pense parfois au Wong Kar-wai des Anges déchus ou de Happy Together, à la différence près que le cinéaste ici ne parvient pas à soutenir le rythme de bout en bout et semble ne pas savoir exactement où il va. Comme dans le long-métrage japonais, le film se propose de suivre les déambulations de plusieurs personnages marginaux, sans que toutefois se dégage de ces relations un véritable thème moteur.
Présenté cette année à Cannes lors de la Semaine de la Critique, le film coréen Coin Locker Girl de Han Jun-hee, est un film de gangsters saupoudré de scènes d’action dont l’originalité consiste à confier les rôles principaux à des personnages féminins. Si le film paraît maitrisé sur le plan technique et fait preuve d’une ambiance soignée, le scénario se montre bien trop prévisible et se contente de confronter des personnages sans grande épaisseur psychologique et dont le comportement ne sert strictement qu’à faire évoluer l’intrigue.
Sur un tout autre registre, le long-métrage thaïlandais Vanishing Point de Jakrawal Nilthamrong obéit à des conceptions assez proches des films d’Apichatpong Weerasethakul, au sens où il s’évertue à brouiller les frontières entre les catégories logiques de la représentation. Moins féru de mythologie que son célèbre confrère, le cinéaste entremêle différents personnages et leurs récits correspondants autour du thème des accidentés de la route et celui de la transmigration des âmes. Le résultat s’avère mystérieux, onirique et parfois oppressant, bien que l’absence d’éclaircissements logiques nuise dans la plupart des scènes à la compréhension des situations décrites. Le film aurait certainement gagné en profondeur ce qu’il a sacrifié en bizarrerie.
Production philippine, Swap de Remton Siega Zuasola suit le récit d’un kidnapping ayant lieu juste avant l’éclatement de la révolution survenue au cours des années 80. Doté vraisemblablement d’un petit budget et servi par une interprétation relativement peu convaincante, le cinéaste parvient malgré tout à développer un principe original de mise en scène qui lui permet d’inscrire son projet dans une véritable perspective critique. Composé d’une quinzaine de longs plans-séquences raccordés les uns aux autres dans un ordre non chronologique, le film pointe les contradictions sociales selon lesquelles des policiers censés servir la population sont devenus les principaux acteurs de la répression.
Rappelant fortement Leçons d’Harmonie d’Emir Baigazin, récompensé par le Prix spécial du Jury lors du Festival Tokyo Filmex 2013, le film Bopem de la cinéaste kazakhe Zhanna Issabayeva présente le récit d’un adolescent psychologiquement perturbé. Celui-ci habite une région située au bord de la mer Aral, dont les infrastructures datant de l’époque soviétique sont aujourd’hui en pleine décomposition. Atteint d’une maladie rare depuis sa naissance, le jeune homme, ayant conscience de sa disparition imminente, décide de venger la mort accidentelle de sa mère en assassinant froidement les individus qu’il tient pour responsables et dont fait partie son propre père. Film glacial, traversé de bout en bout d’un puissant désespoir, le film se montre percutant, direct et efficace, même si sa démarche quelque peu systématique manque parfois à se renouveler.
Le film sri-lankais Dark In The White Light du réalisateur Vimukhti Jayasundara, récompensé par le Prix Spécial du Jury, est conçu sous les traits d’une allégorie. Le récit propose de suivre en parallèle les pérégrinations de deux médecins, l’un ayant choisi la voie de l’illumination après avoir abandonné sa profession pour revêtir l’habit d’un moine bouddhiste, l’autre ayant opté au contraire pour le mal en mettant sur pied un trafic d’organes. Si ce dernier personnage, particulièrement abject et sur ce point des plus réussis, occupe une place prépondérante dans le long-métrage, le fait que le personnage du moine soit à peine esquissé déséquilibre à regret la confrontation.
Trois coups de cœur
Fort heureusement, par leur maîtrise des moyens d’expression, leur prise de risque ou la subtilité de leur propos, trois films se sont distingués du reste de la sélection.
Le premier d’entre eux, Behemoth, du cinéaste chinois Zhao Liang, est un documentaire coproduit par Arte et distribué en France sous le titre Béhémoth – Le dragon noir. Le film s’ouvre par l’explosion d’un amas rocheux filmé au ralenti, à la façon d’Antonioni à la fin de Zabriskie Point. Le réalisateur nous invite par là à entrer dans un monde mystérieux et pourtant bien ancré dans le réel. Behemoth se développe en effet selon deux axes, l’un documentaire, l’autre poétique, sans que les frontières entre ces approches ne soient clairement distinctes.
Contrée sauvage et reculée, la région autonome chinoise de la Mongolie intérieure capte depuis quelques années l’intérêt des industriels pour l’abondance de ses ressources naturelles. Venu constater dans quelles conditions ces richesses sont extraites, le cinéaste livre un tableau particulièrement effrayant. Le film est principalement tourné dans trois lieux précis : une gigantesque mine, en partie à ciel ouvert, une fonderie et une ville ultra moderne fraîchement fondée. L’essentiel de l’approche documentaire se focalise sur la mine et son impact sur l’environnement. Le mot catastrophe est probablement trop faible pour décrire la situation : ce que le cinéaste filme n’a plus rien de terrestre. Toute trace de vie ayant été anéantie, les paysages évoquent des photos prises sur la Lune ou sur Mars. La terre est éventrée, les collines rasées, des hordes de camions et de pelleteuses transforment ce qui auparavant était une terre verdoyante en un désert de roches aux proportions inimaginables.
L’une des particularités du film tient à ce qu’il ne propose aucune explication et ne fournit que très peu de renseignements quant aux motivations économiques d’une telle dévastation. Le film se contente en effet de constater la réalité des choses, comme si aux yeux du cinéaste, les images valaient bien mieux qu’un long discours. De séquence en séquence, l’attention se porte exclusivement aux gestes des ouvriers, aux va-et-vient des véhicules, à l’extrême pénibilité du travail et à ses conséquences sanitaires. Quelques scènes tournées dans les logements ouvriers ou à l’hôpital nous renseignent spécialement sur ce point. Tout n’est que misère et maladie. Les travailleurs ne prononcent pas un seul mot de tout le film comme si leur quotidien leur avait ôté de plus tout désir de communiquer.
Désamorçant la voix off et les cartons de leurs fins explicatives, le film confère aux images seules le soin de témoigner de l’effroyable réalité. Le cinéaste privilégie les techniques de caméra subjective ou semi-subjective afin de se placer à la même hauteur de regard que les ouvriers et de s’approcher au plus près de leur vécu. Ne cherchant en aucun cas à commenter ce qu’il a sous les yeux, le cinéaste s’attache à plonger le spectateur dans un monde difficilement concevable comme pour mettre à l’épreuve son sens des réalités.
Ce pouvoir d’immersion est renforcé, et c’est là le deuxième axe autour duquel pivote le film, par de multiples références à La Divine Comédie de Dante. Tout fonctionne comme si la caméra, la voix off et les cartons dépendaient d’une présence qui, tel Virgile accompagnant le poète florentin, nous invitaient à un voyage mystique et à pénétrer dans un univers insoupçonné, situé au revers de la civilisation. La mine se voit donc associée au Purgatoire, la fonderie à l’Enfer et la ville au Paradis. Dans la seconde partie du film, chacun de ces lieux est introduit par un fond de couleur qui lui est propre, le traverse et le compose : le gris pour la mine, le rouge pour la fonderie et le blanc pour la ville. Le réel apparaît sous ses composantes symboliques, comme si œuvraient en lui des forces mystérieuses dont l’origine se situe au-dehors de notre monde et qui peu à peu, à l’image d’un ver logé dans un fruit, en désintègrent la matière. La présence, dans la plupart des séquences, d’un corps nu, silencieux et prostré en position fœtale, dans ce qu’il reste de nature, souligne la décomposition des paysages auxquels il fait face et la perte en eux de tout repère humain.
On le voit, le propos de Behemoth dépasse le simple statut du film engagé ou militant. La critique dont le film est porteur apparaît d’autant plus forte qu’elle se veut allégorique, qu’elle porte tout à la fois sur les terrains réaliste et imaginaire. Associant l’extrême pénibilité du travail aux exigences du Purgatoire et le désastre écologique au déferlement du feu de l’Enfer, le film transpose des réalités concrètes en un langage symbolique qui en renforce la portée. Une telle approche permet au cinéaste de dénoncer une réalité tout en jouant sur les cordes de notre sensibilité dans l’idée de s’adresser le plus directement possible à notre imaginaire collectif.
Dans cette optique, l’association, à la fin du film, de la ville ultra moderne à l’image du Paradis souligne l’absurdité finale de principes économiques appliqués sans aucun souci humain ni écologique. La Chine nécessitant d’énormes quantités de ressources naturelles afin de construire par prévision des cités où la population se fait encore attendre, le Paradis dont il est question s’apparente ironiquement à une ville fantôme, un territoire dans lequel l’être humain a finalement disparu, victime de la raison froide et mathématique d’un système ayant redéfini le monde à son image.
Construit sur le principe d’un récit initiatique, The Black Hen (sorti en France le 30 décembre 2015 sous le titre Kalo Pothi, un village au Népal) suit un parcours, avec ses étapes et ses embuches, qui conduit un enfant à prendre conscience de lui-même. Nous sommes au Népal en 2001, quelques années après le début de la guerre civile qui oppose le régime monarchique au pouvoir aux rebelles maoïstes qui revendiquent l’instauration d’une république populaire. Le film se déroule dans un petit village sans histoire dont les habitants, pour accueillir le Roi en visite dans la région, reçoivent l’ordre de rassembler toutes leurs volailles afin de préparer un festin en l’honneur du monarque. Quelque peu sentimental, le petit garçon, orphelin de mère, cache chez lui avec la complicité de sa sœur une poule à laquelle il va rapidement s’attacher. Sa sœur ayant décidé de rejoindre les rangs de l’armée maoïste, l’enfant se retrouve seul avec son père qui, un jour, à l’insu de son fils, vend la précieuse poule à un vieil homme résidant dans un village voisin. Accompagné par son ami, le personnage va tenter par tous les moyens de retrouver son bien.
La thématique du film tourne autour de la difficulté pour un enfant de se construire une identité dans un contexte difficile. Pour cela, le cinéaste imagine un enfant issu de la caste des intouchables. Tout au long du film, le petit garçon est victime de la discrimination des autres villageois sans qu’il n’en saisisse exactement le sens. De même, la lutte qui fait rage entre les monarchistes et les maoïstes, et surtout sa séparation d’avec sa sœur, reste pour lui incompréhensible. Le cinéaste choisit de se reposer sur le seul point de vue de l’enfant. En conséquence de quoi, les événements socio-historiques brassés par le film ne sont jamais soulignés pour eux-mêmes et sont comme confinés à la marge. Seul compte pour l’enfant sa quête éperdue de sa poule adorée.
Il faut dire que le rôle joué par la poule dans le développement du récit change à mesure que celui-ci progresse. La protection de l’animal répond dans un premier temps à un sentiment de dépossession. Sa famille étant pauvre, l’enfant ne comprend pas la raison pour laquelle son père doit se priver des quelques biens dont il dispose. L’annonce de l’arrivée d’un cinéma ambulant dans le village constitue alors une nouvelle étape à franchir. Afin de rassembler la somme qui lui permettra de se payer un billet de cinéma, le petit garçon envisage en effet de vendre les œufs que sa poule daignera lui donner. Plus tard, une fois celle-ci vendue au vieil homme, l’enfant se donne pour objectif de trouver suffisamment d’argent pour racheter la volaille à son acquéreur. N’y parvenant pas, l’enfant décide de la voler puis de la teindre en noir afin qu’on ne puisse la reconnaître, même si évidemment le subterfuge ne tient pas. Ainsi, au fil du film, la poule permet à l’enfant d’apprendre à se débrouiller seul et à corriger ses propres erreurs. Lorsqu’il apprend finalement que le vieil homme a offert l’animal à sa fille qui habite dans une autre contrée, le petit garçon part à sa recherche sans se rendre compte qu’il lui faudra passer à travers le territoire contrôlé par les maoïstes. A ce stade du récit, la poule cristallise toutes les frustrations de l’enfant désireux de retrouver une vie de famille normale.
Cette quête d’une identité perdue s’accompagne d’une ouverture progressive de l’espace filmique. Les premières scènes dans le village font l’objet de cadrages particulièrement serrés et étouffants dans lesquels les personnages semblent prisonniers de leur cadre quotidien. Dès lors que l’enfant commence ses allers-retours vers le village voisin, le cadre gagne en profondeur et révèle les paysages qui jusque là échappaient au regard. Au cours de la dernière partie du film, le décor prend de nouvelles formes jusqu’à ce que, dans le dernier plan tourné au bord d’un lac, le point de fuite crée une nette impression de profondeur.
L’enfant part, autrement dit, à la découverte du monde et les cadrages soulignent avec subtilité sa liberté progressivement gagnée. En cela, le protagoniste s’oppose clairement au monde des adultes tel que le film le représente. L’enfant va de l’avant et se montre capable de franchir les frontières et de dépasser les discriminations comme les antagonismes, tandis que les adultes, de leur côté, semblent confinés dans des systèmes et ne cessent d’obéir à des façons partisanes de voir le monde. Les scènes de rêve dont le film est parsemé sont révélatrices : le petit garçon se voit entouré de représentants du pouvoir d’ordre militaire ou religieux qui, engoncés dans l’habit qui leur correspond, le surplombent de toute leur grandeur comme pour l’inviter à rejoindre leur rang. Finalement, ce que l’enfant acquiert au terme de sa quête, et ce dont les adultes semblent le plus dépourvus, n’est rien d’autre qu’un peu de compassion.
Tourné dans la région autonome du Tibet, Tharlo de Pema Tseden est de loin le film le plus abouti de toute la compétition du festival. Ce n’est donc pas un hasard si le long-métrage a remporté le Grand Prix, ce qui fait du cinéaste tibétain le seul réalisateur à avoir gagné deux fois cette distinction, son précédent opus Old Dog ayant su attirer les faveurs du jury lors de l’édition 2011. On ne peut que regretter le fait qu’un tel cinéaste, connu au Tibet en outre pour ses talents de poète, reste encore ignoré, à l’exception notable du Festival de La Rochelle, des écrans français.
Privilégiant l’anecdotique au spectaculaire, le film se contente de mettre en scène un simple fait divers. Depuis qu’une nouvelle loi oblige les habitants du Tibet à se doter de papiers d’identité, un berger surnommé « Queue de cheval », en référence à sa coiffure, est invité par le chef de la police locale à se rendre dans la ville voisine, qu’il connaît très peu, pour se procurer les photos nécessaires à la constitution de son dossier. L’employée du studio photographique l’envoyant à son tour se faire laver les cheveux, le berger fait la rencontre d’une jeune femme dont il tombe sous le charme. Une fois les photos en sa possession, l’homme accepte de passer la soirée en compagnie de la coiffeuse.
Le récit du film a cette double qualité d’être particulièrement limpide et étonnamment riche en symboles. Le berger représente évidemment la vieille société tibétaine rurale, pétrie de coutumes ancestrales, alors que la jeune femme symbolise quant à elle le nouveau monde urbain, empreint de modernité et sur lequel le passé semble ne plus se refléter. Dans un premier temps, le berger ne cesse en effet de s’étonner des changements ayant eu lieu depuis sa dernière incursion en ville. La jeune femme ne s’habille pas à ses yeux comme le veut la tradition et le karaoké dans lequel il passe sa soirée échappe quelque peu à son entendement. Ne connaissant que les vieilles romances de son époque, le personnage s’avère incapable de chanter micro à la main les chansons à la mode.
Qu’importe, le protagoniste, toujours souriant et ouvert, se montre prêt à vivre dans son époque. L’intérêt qu’il porte à la jeune femme lui permet de surmonter sa gêne et le personnage va jusqu’à envisager, une fois le contact établi, d’abandonner sa vie de berger pour mener un long voyage en sa compagnie. L’homme va entrer sans le savoir dans un cercle vicieux qui peu à peu lui ôtera toute sa raison de vivre. Ironiquement, alors qu’il est censé se faire remettre des papiers d’identité, le berger subit, à partir de sa venue en ville, une série de transformations tant sur le plan physique que sur le plan mental qui l’amènera à perdre sa propre personnalité.
Le personnage se voit tout d’abord déposséder de son surnom, son nom de berger, dans la mesure où, à compter de la première séquence, tout le monde se met à l’appeler par son nom d’état civil, Tharlo. Plus tard, après avoir connu l’ivresse des divertissements urbains, celui-ci de retour chez lui se prend à éprouver probablement pour la première fois de sa vie un sentiment d’ennui et de solitude – ce qui le conduit à boire plus que d’accoutumée. N’étant plus en mesure de surveiller correctement ses moutons, Tharlo découvre un funeste matin que son troupeau a été décimé par un loup. C’est alors que, profitant de l’occasion pour vendre les bêtes qu’il lui reste, le personnage retourne en ville pour retrouver la jeune femme dont il s’est épris. Celle-ci le contraint à se faire couper sa queue de cheval, pour en venir finalement à trahir sa confiance et lui dérober l’importante somme d’argent avec laquelle il comptait entamer une nouvelle vie. Ainsi, lorsque le personnage s’en retourne, le crâne rasé et l’œil hagard, au poste de police – où au cours de la première séquence il avait fait les louanges du représentant de l’ordre pour sa capacité à réciter sans faillir les longs préceptes maoïstes tels qu’on les enseignait des décennies plus tôt à l’école – l’ancien berger peine à se souvenir des sentences qui faisaient sa fierté. Dès lors, ayant tout perdu jusqu’à son sourire, Tharlo semble devenu l’ombre de lui-même. A travers le personnage, c’est l’ensemble du monde rural tibétain qui, face aux coups de buttoir de la modernité, oublie les valeurs qui étaient les siennes.
Si les thèmes abordés dans Tharlo rappellent par certains égards les films de Jia Zhang-ke, le style de Pema Tseden semble puiser dans une toute autre source. Le film se contente de peu de décors, n’introduit qu’une poignée de personnages, est tourné dans un noir et blanc particulièrement épuré et se passe de musique d’accompagnement. Optant ainsi pour le minimalisme, le cinéaste réduit à l’essentiel les moyens expressifs de sorte que chaque élément du film donne l’impression d’être exactement à la place qui convient et d’entrer en résonance avec les autres.
Par ces choix de mise en scène, le cinéaste s’évertue à concentrer l’attention sur l’expression du vécu intérieur de son protagoniste. L’acteur incarnant ce dernier, une célébrité au Tibet, fait preuve de remarquables qualités de jeu qui, au-delà de la seule interprétation, confère au personnage une aura particulièrement prégnante. Celle-ci est d’autant plus sensible que le cinéaste, assez proche sur ce point de l’esthétique de Béla Tarr, étire le temps narratif à l’aide de plans fixes relativement longs, de façon à souligner le caractère inéluctable de la chute du personnage graduellement saisi entre l’innocence et le désarroi. Tharlo en fin de compte fait preuve d’une certaine alchimie : cherchant à témoigner d’une condition sociale et culturelle en voie de disparition, le film magnifie les dernières traces encore visibles de l’ancien Tibet séculaire. Un film d’une richesse, d’une ampleur et d’une précision qui lui vaut sûrement le titre de chef-d’œuvre.
Nicolas Debarle.
Palmarès de l’édition 2015 du Festival Tokyo Filmex :
Grand Prix : Tharlo
Prix Spécial du Jury : Behemoth
Mentions spéciales du Jury : au film Dark in the White Light et au réalisateur Okuda Yosuke (The Dork, The Girl And The Douchebag)
Prix du Public : Dearest (Peter Chan)
Prix du Jury Étudiant : Tharlo
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