À l’occasion de la sortie française, le mercredi 23 décembre 2015, de Au-delà des Montagnes, sublime fresque intimiste sur l’histoire récente (et future) de la Chine dans la continuité esthétique du chef-d’oeuvre A Touch Of Sin, nous sommes allés rencontrer son réalisateur Jia Zhang-ke. Une longue interview dans lequel le cinéaste revient sur la genèse du film, ses partis pris esthétiques, la censure en Chine ou, avec une pointe de nostalgie, sur son amour pour la musique de Sally Yeh. Go West !
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Quelle est la genèse de votre film Au-delà des montagnes ?
Ce projet est né au moment où je terminais A Touch of Sin, en 2013. Dans A Touch of Sin, je parlais déjà de l’influence que pouvaient avoir, sur l’individu, les transformations fulgurantes de la société chinoise. J’avais choisi le thème de la violence, qui est un thème très visible et palpable. J’avais structuré mon récit pour mettre cette violence en avant. A travers A Touch of Sin, je voulais montrer la crise existentielle ressentie par l’individu. Quand je me suis rendu compte des changements de la société, je me suis dit qu’il existait aussi des choses beaucoup moins visibles qui influencent aussi les sentiments et l’intériorité de l’individu. Et c’est ça que j’ai voulu explorer dans Au-delà des montagnes. J’ai donc voulu me pencher sur les bouleversements de la société, les nouvelles technologies et le changement de système de valeurs, et leur influence sur les sentiments de l’individu.
Pourquoi avoir choisi cette structure scénaristique en trois parties, chacune centrée sur un trio de personnages différents ?
Je me suis tout de suite demandé comment j’allais raconter l’histoire pour traiter ce sujet. Je n’avais pas envie de raconter une histoire d’amour sur une époque précise, à un moment donné et sur un personnage en particulier. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment les choses se transformaient dans le temps. Je me suis demandé comment un individu évoluait, à des époques différentes, et confronté à des situations différentes. J’ai donc décidé de commencer par le passé et je me suis situé en 1999 pour commencer le film. Au début, je n’avais pas pensé à traiter de trois périodes différentes. Je savais juste que je voulais commencer le film dans le passé puis traiter du temps présent. Quand j’ai commencé à travailler sur la période du temps présent, j’ai senti un besoin d’ajouter la période du futur, à cause du personnage de l’enfant, notamment.
Pour quelles raisons traitez-vous du futur de la Chine depuis un pays étranger ? Pour quelles raisons avez-vous choisi comme pays l’Australie ?
Je voulais explorer les sentiments ressentis face au temps mais aussi face aux déplacements des individus. Ces vingt dernières années, on a assisté à beaucoup de mouvements de personnes : des petites vers les grandes villes et puis, plus récemment, vers l’étranger. Les gens se déplacent pour trouver un endroit plus sécurisant, avec moins de pollution où les enfants auront droit à une meilleure éducation. Ces déplacements entraînent toujours des pertes et des ruptures. Il y a parfois des gens qu’on ne voit plus et qu’on ne verra peut-être plus jamais. Si j’ai décidé de situer la dernière partie en Australie, c’est pour une raison symbolique. Je voulais choisir le pays le plus éloigné qui soit pour mettre en exergue l’impact de la distance sur les individus.
On retrouve une certaine résonance dans le thème des personnages apatrides avec le film de Tsui Hark, La Bataille de la Montagne du tigre, par exemple. Craignez-vous que la culture chinoise finisse par se dissoudre dans la mondialisation ? Comment voyez-vous le futur de votre pays ?
C’est non seulement une inquiétude mais surtout, c’est déjà une réalité ! L’individu s’éloigne de plus en plus de lui-même. Même en Chine, on le voit. Par exemple, la qualité de la langue chinoise parlé par les gens est en train de baisser. Cela se ressent dans les écrits. Le mode de pensée est en train de se modifier.
Vous montrez justement la disparition de certains symboles dans votre film, notamment dans les scènes de Nouvel An où les images traditionnelles disparaissent peu à peu.
C’est une évolution de la promiscuité. Dans la première partie, le passé, les gens sont encore en groupe, se réunissent, font la fête. Plus les technologies avancent, plus les gens se séparent. Et au final, ils finissent seuls. C’est aussi lié à la venue et au développement d’internet qui amène à isoler les gens les uns des autres. Il faut aussi dire que maintenant, on n’encourage plus les gens à se retrouver alors qu’avant, la tradition exigeait qu’on se rassemble et qu’on fasse du bruit. C’était important car porteur de bonheur. La raison qu’on invoque pour éviter les rassemblements est la sécurité et la volonté d’éviter les dangers. Mais c’est surtout qu’on n’a pas envie que les gens se regroupent et qu’ils forment une force.
L’image suit les parties du film et change de cadre. Comment avez-vous abordé la mise en scène ?
J’avais tourné des plans à l’époque avec ma première caméra numérique 1.33. Quand je me suis rendu compte de la beauté de ces plans, j’ai décidé de les intégrer à la première partie du film. Pour la seconde partie, celle qui se déroule en 2014, j’avais aussi des plans, tournés notamment dans les mines de charbon. Je les avais tournés en 1.85. J’avais donc déjà deux formats que j’avais envie d’utiliser et qui correspondaient à deux époques différentes. Naturellement, je me suis dit que pour la période de 2025, j’utiliserai encore un format différent.
Dans A Touch Of Sin, vous confrontiez les héros chinois issus de la culture populaire à leurs équivalents dans la Chine contemporaine. Dans Au-delà des montagnes, vous semblez traiter, au travers de vos personnages, de l’ouverture de la Chine vers le monde, son basculement dans le capitalisme sauvage et la pertes de ses idéaux. Pourquoi de telles métaphores ?
La société engendre une nouvelle répartition des individus en classes sociales, avec les riches d’un côté et les pauvres de l’autre. Du fait de ces nouvelles classes, il y a une rupture de communication entre les individus. Concernant les métaphores que j’utilise, c’est assez simple. En tant que cinéaste, j’ai le désir de filmer des individus. Dans la réalité, ces individus sont séparés et ne communiquent pas. Mais le cinéma permet de les réunir et de créer un lien.
Vous évoquez mêmes des problèmes de corruption. A-t-il été facile de faire accepter le scénario par le comité de censure ?
J’ai entendu dire que les membres du comité ce censure avaient discuté entre eux. Le scénario posait problème à certains, à d’autres non. Mais finalement, j’ai obtenu le visa.
Pourquoi le choix de hymne gay Go West comme chanson qui fête l’ouverture de la Chine et son désir d’ouverture ? Et pourquoi le choix de la chanson de Sally Yeh ?
Ce qui caractérise la jeunesse chinoise à la fin des années 1990, c’est l’accès aux premières discothèques. La chanson la plus représentative de cette époque et la plus diffusée était Go West. Pour moi, c’était le souvenir le plus juste de cette époque. Concernant Take Care de Sally Yeh, c’est une chanson que j’écoute toujours et qui me plait. Je me suis demandé pourquoi j’aimais autant cette chanson et je pense que ce qui me plait, c’est ce qu’elle véhicule sur le plan des sentiments, notamment sur la notion de fidélité en amitié. Maintenant, quand on se dit « au revoir », on se dit juste « bye bye ». Avant, à l’époque de cette chanson, quand on se disait au revoir, on disait littéralement « porte-toi bien ». Cela marquait l’attention qu’on portait à l’autre mais cela semble avoir disparu.
Propos recueillis le 9/12/2015 à Paris par Martin Debat et retranscrits par Elvire Rémand.
Traduction : Pascale Wei Guinot.
Merci à Matilde Incerti et Jérémie Charrier.
Au-delà des montagnes de Jia Zhang-ke. Chine. 2015. En salles le 23/12/2015.