Hani Susumu : du Japon au coeur du monde – Partie 3 : Les films sur la jeunesse

Posté le 31 octobre 2015 par

Entre désarroi et empathie, Hani Susumu retrouve la génération d’enfants qu’il avait filmée à l’école une décennie plus tôt pour constater la fin des idéaux sur lesquels s’appuyaient ses documentaires. Comme au pied du mur, le réalisateur réoriente son cinéma vers de nouveaux horizons.

Dans la seconde moitié des années 60, les films de Hani prennent un nouveau tournant. Les relations entre la société et l’individu se trouvent renversées. La question consistait dans les premiers films à comprendre de quelle manière intègre-t-on la société, alors qu’il s’agit désormais de dresser des plans pour tâcher d’en sortir. Les longs-métrages qui suivent ont ceci en commun qu’ils s’appuient sur le comportement d’individus désireux de retrouver la part humaine qui leur a été spoliée, dans un monde de plus en plus froid, morne et apathique.

La société depuis les années 50 a changé : si le pays affiche une excellente santé économique, il semble que certains des idéaux de la période d’après-guerre ont été bafoués. Tenue une première fois en échec lors des manifestations contre le traité de sécurité nippo-américain en 1960, la nouvelle génération semble laissée sur le banc de touche d’où il leur est difficile de faire entendre leur voix. En consacrant une nouvelle période de sa filmographie à la jeunesse, Hani semble chercher à retrouver, en cette fin des années 60, ce qu’ont pu devenir les enfants qu’il filmait une décennie plus tôt. Coécrit par Terayama Shûji, qui commence à cette époque à émerger en tant que chef de file d’une nouvelle génération d’artistes, le premier film du genre s’intitule Premier amour : version infernale (Hatsukoi : jigokuhen, 1968).

Premier amour : version infernale

Premier amour : version infernale

Le film s’ouvre sur l’entrée d’un jeune homme dans une maison de prostitution où celui-ci fait la rencontre d’une dénommée Nanami. N’ayant aucune expérience en la matière, et d’un tempérament effacé, le jeune homme passe son temps à discuter avec elle. La rencontre est déterminante dans la mesure où les deux protagonistes en se mettant à nu, physiquement comme moralement, vont raconter à tour de rôle leur histoire personnelle et trouver l’un dans l’autre un écho à leur propre identité. Le lieu clos qui, jusqu’au film Mauvais garçons, permettait aux individus d’apprendre à s’intégrer dans la société, se transforme ici en un espace de libération par lequel on s’efforce de fuir, une issue de secours en plein cœur de la ville.

C’est que, dans les séquences suivantes, Hani décrit le paysage urbain dans lequel se déroule son film sous les traits d’un univers carcéral. La ville est dépeinte comme un espace dangereux dans lequel on est surveillé, voire battu en pleine rue sans que personne ne réagisse, un endroit où l’on ne côtoie plus personne, où chacun mène sa propre existence dans la plus complète indifférence. Prenons deux exemples. Une scène montre une femme vendre dans le hall d’une gare des disques censés compenser la solitude des individus. Il s’agit de se parler à soi-même pour qu’une voix enregistrée vienne acquiescer à différents intervalles pour donner l’impression qu’une personne est à l’écoute. Une telle solitude conduit également, on le voit dans d’autres scènes, à une redéfinition de la sexualité. La ville moderne voit en effet l’émergence de clubs privés et autres peep-shows dans lesquels les clients sont autorisés à prendre des photos du spectacle proposé. Les relations humaines dans ce type d’exemples s’avèrent dénuées de tout contenu. De telles solutions visant à réparer l’isolement des individus ne font au contraire que l’accroître : acheter des enregistrements sonores ou prendre des photos de la sorte ne revient dans le fond qu’à se payer l’illusion d’une relation.

Premier amour : version infernale

Premier amour : version infernale

Les deux jeunes gens, en se rencontrant dans la chambre, vont réapprendre le sens de la relation amoureuse. Il s’agit pour eux de réinventer la sexualité sous le signe d’une sublimation et de lui rendre sa substance pour la reconsidérer dans l’optique d’un lien profond et authentique entre deux êtres.

On voit, à partir de ce film, que le cinéma de Hani explore de nouveaux horizons. S’il s’agit toujours de suivre, comme dans Une vie bien remplie et Elle et lui, le cheminement d’une libération, en s’appuyant sur une succession de micro-récits, l’aspect documentaire se trouve englobé dans une conception plus vaste de l’écriture filmique. Le film développe les mêmes techniques de captage grâce auxquelles Hani a su forger son style : le réalisateur place ses acteurs dans la rue et filme, en employant de longues focales, les réactions qui s’ensuivent, comme en caméra cachée. Le soin avec lequel le traitement du son est mené atteint ici son apogée. Chaque scène s’accompagne d’un flot de bruits d’ambiance (postes de radio et de télévision en marche, divers bruits provenant de magasins, d’ateliers et de temples) comme pour signifier, par le biais du hors-champ, la vaste étendue du territoire urbain, son absence de limites et par là la difficulté à s’en échapper.

Premier amour : version infernale

Premier amour : version infernale

L’innovation qu’apporte le long-métrage dans la filmographie de Hani tient à ce qu’il étoffe considérablement la part psychologique dévolue aux personnages. Non seulement, le vécu des deux protagonistes principaux fait l’objet de courts flashbacks (précisons toutefois que Les mauvais garçons était déjà construit sur ce principe en ce sens que la réacquisition des liens sociaux allait de pair avec une introspection), mais le film présente également deux séquences fantasmatiques au cours desquelles il est permis de voir ce qui se trame à l’intérieur de la conscience du personnage principal. La première scène se déroule chez un psychiatre : le personnage, sous hypnose, révèle le mal qui le ronge – le fait d’être abusé sexuellement par son père adoptif depuis son enfance –, secret qu’il est incapable d’avouer à qui que ce soit au nom des convenances, du respect qu’il se doit de porter à son tuteur. La seconde séquence intervient à ce moment où, au cours d’une scène de masturbation, le personnage, porté par son désir pour Nanami, finit par se libérer des diverses contraintes qui pèsent sur lui, redécouvrir le corps qui est le sien et se laisser guider par ses propres fantasmes. Chacune de ces séquences repose sur un déferlement d’images bizarres et oniriques, conçues de façon à refléter la part réaliste du film dans ses assises imaginaires et sous-jacentes. Le réel ici ne s’oppose pas tant à l’imaginaire qu’il ne se complète à lui. La réaffirmation de l’individu, sa libération sociale et sexuelle, dont il est question dans le film, commence donc par la réappropriation concomitante du corps et de l’esprit.

Premier amour : version infernale

Premier amour : version infernale

Après avoir été sélectionné à quatre reprises au festival de Berlin avec Une vie bien remplie, Elle et lui, Premier amour : version infernale et Aido, Hani se voit contacté par le grand studio de production qu’est la Tôhô pour réaliser ce qui restera son unique essai dans le domaine du cinéma commercial. La grande aventure de l’amour (Koi no daibôken, 1970) est une comédie qui, certes se situe aux antipodes de ses précédents films, mais a néanmoins le mérite de présenter quelques éléments caractéristiques quant à l’évolution du style du cinéaste.

Le film présente le personnage d’une jeune ingénue qui, de sa province natale, décide de se rendre à Tôkyô pour y trouver un travail. Embauchée tout d’abord dans une usine de nouilles qu’elle quitte après avoir découvert les pratiques douteuses de son patron, elle finit par devenir doubleuse de films d’animation grâce à l’intervention du vétérinaire d’un zoo qu’elle rencontre par hasard et dont elle est tombée amoureuse.

Comme dans toute l’œuvre de Hani, le personnage principal est présenté dans un premier temps dans sa solitude avant de se doter au fil de ses rencontres (avec ses collègues, des enfants, son fiancé et même un hippopotame) d’une identité personnelle. Symbolisant la dépravation du système social, le personnage du patron, qu’on voit par moment revêtu d’un costume de vampire, est défini a contrario comme une personne malveillante dans la mesure où, manipulant ses employés à l’aide de messages subliminaux, il abuse de ses liens avec les autres.

Affiche de La grande aventure de l'amour

Affiche de La grande aventure de l’amour

Film farfelu, au ton léger, créé comme un double hommage aux comédies musicales du type Chantons sous la pluie et au cinéma burlesque américain (le film est parsemé de plans muets, le décor de l’usine rappelle celle des Temps Modernes, la démarche du personnage principal évoque par ailleurs celle de Chaplin, la bande son quant à elle donne dans le ragtime), le film mélange les genres jusqu’à présenter quelques séquences d’animation, ou à intégrer des personnages animés dans les prises de vues réelles. L’idée de mêler plusieurs formes filmiques entre elles fera son chemin, comme on le voit dans L’emploi du temps d’une matinée (Gozenchû no jikanwari, 1972).

Les personnages de Hani sont souvent perçus dans les premiers plans de ses films comme des ombres ou des reflets. On trouve un tel procédé dans Une vie bien remplie ou Premier amour : version infernale. L’emploi du temps d’une matinée s’inscrit dans la même logique. De la lycéenne dont il est question, on ne voit dans un premier temps que son ombre sur un quai de gare, puis son reflet sur les vitres d’un train. Le cheminement du film consiste à lui rendre symboliquement toute la substance de son corps. C’est bien ce qui se produit quand, après s’être libérée des diverses pressions qui pèsent sur elle, la jeune femme embrasse pour la première fois son fiancé.

L'emploi du temps d'une matinée

L’emploi du temps d’une matinée

L’originalité de L’emploi du temps d’une matinée tient au fait qu’il présente en réalité deux films distincts. Une série de séquences, en 35 mm et en noir et blanc alterne successivement avec une autre série, celle-ci en 8 mm et en couleurs. Deux lycéennes partent en weekend au bord de la mer, dans une région sauvage du Japon. Les images 8 mm correspondent au film de vacances qu’elles tournent pendant leur voyage. On les voit s’amuser, se disputer aussi, et faire la rencontre d’un homme, qui vient de déserter l’armée et avec qui elles se lient rapidement d’amitié. Le voyage se conclut tragiquement par le suicide d’une des deux lycéennes. Le film s’ouvre sur le retour de la seconde jeune femme à Tokyo. Commence à partir de là la partie en noir et blanc. La lycéenne retrouve un ami, lui-même cinéaste amateur, qui se trouve être amoureux d’elle. Les deux personnages visionnent le film de vacances après leurs heures de lycée. Le jeune homme s’interroge sur le suicide de sa camarade de classe, tandis que la jeune femme retrouve l’homme de la plage dont on découvre les véritables motivations quant à ses intentions avec les deux lycéennes.

L'emploi du temps d'une matinée

L’emploi du temps d’une matinée

Deux temps donc s’entremêlent : le film en noir et blanc se déroule au présent tandis que le film en couleurs correspond au passé. Celui-ci semble paradoxalement plus enjoué, libre et spontané que le présent qui, dans des tons ternes et gris, se caractérise par une certaine pesanteur mélancolique. L’opposition renvoie en outre au contraste entre la ville et la nature. Si le film en couleurs donne à voir un espace de jeu et d’épanouissement, la ville se définit au contraire comme un endroit où les jeunes ne disposent plus d’aucun espace de liberté. Sans cesse sous le joug des adultes qui leur imposent leur vision conservatrice de la société, les lycéens n’ont d’autre choix que d’obéir aux règles de conduite édictées par leurs aînés. La rupture entre les générations semble définitivement consommée : les jeunes ne trouvent plus aucun intérêt à communiquer avec les adultes, et ceux-ci de leur côté, que ce soient les professeurs, les parents ou les divers employés rencontrés ici et là au cours du film, semblent avoir renoncé à écouter la nouvelle génération. Rappelant un passage des Enfants en classe, la première scène de lycée du film présente un professeur, en champ, en train de discourir d’un ton sentencieux devant des élèves, en contrechamp, totalement distraits, portant leur regard ailleurs. La différence avec le documentaire des années 50 tient à ce que la situation n’évolue pas d’un fil, le professeur étant incapable ici de capter l’attention de ses élèves.

Dans un tel contexte, le film en 8 mm se donne comme le film d’une escapade, d’une fuite et d’une découverte de soi qui s’achève toutefois sur un échec. Le suicide de la jeune femme, portant un secret dont on ne saura presque rien, apparaît probablement à ses yeux comme la seule façon de fuir la pesanteur du réel ici et maintenant. D’un caractère fort et passionné, celle-ci semble incapable de renouer avec la vie urbaine, contrairement à son amie qui, de retour en ville, finit par y trouver l’amour.

L'emploi du temps d'une matinée

L’emploi du temps d’une matinée

Malgré l’heureuse conclusion de son film, Hani dresse avec L’emploi du temps d’une matinée l’amer constat d’un échec. Le projet pédagogique exposé dans les premiers films semble en effet avoir échoué. L’école ne propose plus aux élèves de s’exprimer individuellement, mais se donne pour objet de former les jeunes gens selon un même modèle. La scène du test de personnalité conçu sous la forme d’un QCM est révélatrice : les élèves n’ont littéralement plus aucune place pour s’exprimer et doivent se conformer à des cases, s’en tenir à des réponses toutes faites. Dans le prolongement de Premier amour : version infernale, le monde dépeint dans ce film renvoie à une société sans plus aucun ressenti, régi sur de seuls automatismes. Vidés de leur contenu, les liens sociaux se manifestent par leur aberration et leur manque d’empathie. Citons à titre d’exemple cette scène d’un lycéen qui, assis en pleine rue, mendie, par provocation, de quoi payer ses frais de scolarité pour se voir reprocher d’empiéter sur une propriété privée ; cette scène également où le professeur paraît bien plus affligé par le fait que ses élèves ne respectent pas le règlement de l’école que par le suicide de la lycéenne. Désormais, le seul champ libre laissé aux protagonistes consiste à réaliser des films amateurs, et par là à s’interroger, dans leur coin, sans rien demander à qui que ce soit, sur leurs liens avec le monde.

L'emploi du temps d'une matinée

L’emploi du temps d’une matinée

On constate que les images tournées en 8 mm s’inscrivent dans le cours du film au même titre que les dessins d’enfants dans les documentaires précédents. Ces images en effet sont pour la plupart réalisées par les acteurs eux-mêmes. L’espace de liberté et d’expression concédé aux jeunes est effectif : Hani offre la possibilité à ses acteurs de s’exprimer véritablement, comme il avait laissé le soin aux enfants de dessiner ce qu’ils avaient sur le cœur. Le cinéma de Hani prend là une tournure intimiste, sa recherche d’une expression spontanée, sincère et non jouée lui vaut de saisir le monde dans le regard même de la jeunesse. Les images sont souvent floues, les mouvements saccadés : qu’importe, l’essentiel de la démarche consiste à retrouver la beauté, au loin, en pleine nature, que la ville et ses automatismes ont occultée. Ces quelques plans parmi tant d’autres d’une ampoule électrique, d’un escalier détrempé par la pluie ou d’un chien errant dans un terrain vague donnent à voir tout ce qui se trame sous la lourde écorce des mécanismes urbains.

Si Hani, avec ses films consacrés à la jeunesse, invite la nouvelle génération à réinvestir des espaces de liberté, le cinéaste semble porter un regard pessimiste sur les résultats de tels projets. Ces derniers films en effet ont pour point commun de se solder par des échecs. Premier amour : version infernale s’achève sur une fin tragique, la jeune héroïne de La grande aventure de l’amour quitte ses nouveaux amis et finit par retourner chez elle, L’emploi du temps d’une matinée est hanté par le souvenir du suicide d’une des deux lycéennes. Tous ces personnages sont rattrapés à un moment ou un autre par leur passé, voire leurs démons, par quelques puissances contre lesquels l’individu ne peut rien. La seule solution consiste peut-être à partir le plus loin possible.

Nicolas Debarle.

(à suivre)

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